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Intervention de Florence Rochefort

Réunion du 27 septembre 2011 à 16h00
Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Florence Rochefort :

Je vous remercie de me donner la parole et de m'offrir ainsi l'opportunité d'éclaircir les termes du débat. Je suis ici en tant que chercheuse au CNRS, spécialiste d'études de genre, et en tant que présidente de l'Institut Émilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur les femmes, le genre et le sexe, créé en 2006 sous l'impulsion de la région Île-de-France. Il s'agit d'une fédération de recherche autonome, qui réunit dix-sept partenaires, des universités et de grands établissements.

Le genre est un concept scientifique – et non une théorie – qui s'est peu à peu imposé dans le monde des sciences humaines et des sciences du vivant. Il est utilisé désormais dans de très nombreux travaux de renommée internationale, dans le titre de nombreux ouvrages et chapitres d'ouvrages ainsi que dans le titre d'instituts comme l'Institut Émilie du Châtelet ou de programmes de recherche ou encore de revues sociologiques.

Le terme de « genre » – gender en anglais – a mis un certain temps à être adopté par la communauté scientifique. La France est en train d'y procéder de façon beaucoup plus apaisée. Paradoxalement, au niveau politique, il est d'un usage relativement usuel dans les commissions onusiennes ou européennes.

Un tel concept renvoie à la notion de différence des sexes entendue comme une construction sociale, historique, culturelle et politique. Il permet de comprendre comment la catégorisation femme-homme, les notions de féminin et de masculin, de féminité et de masculinité se sont élaborées et organisées. Il s'inscrit en continuité avec les études sur les femmes, les women studies, qui sont apparues à partir des années soixante-dix dans le mouvement féministe puis dans le monde universitaire. Aujourd'hui, les études sur les femmes et sur leurs droits sont désormais englobées dans le champ plus large d'« études de genre » qui comprend notamment les masculinités et les sexualités.

Un concept scientifique peut donner lieu à différentes théories dans tout le monde scientifique, d'où plusieurs usages de ce concept, et des résultats scientifiques différents. En l'occurrence, la proposition commune est d'expliquer une construction sociale : comment les sociétés, dont certaines peuvent être très différentes des nôtres d'un point de vue anthropologique, ont organisé, pensé, catégorisé le féminin et le masculin et la différence des sexes. Les women studies travaillaient déjà sur cette proposition, sans utiliser le terme de genre. C'est en ce sens qu'on peut relever une continuité.

Une des premières tâches conceptuelles a été de remplacer la notion de « la femme » qui apparaît par exemple déjà dans nombre de textes historiques par « les femmes ». Ce fut presque une révolution scientifique que de s'interroger sur un groupe, une catégorie, politique, diversifiée et non pas une représentation unique. Cette interrogation s'est vite accompagnée d'une autre réflexion sur les « rapports sociaux de sexe », expression qui permet de montrer qu'il s'agit bien de l'étude d'une relation, et notamment d'une relation de pouvoir, et de souligner que c'est à l'intérieur de cette relation que s'établissent les définitions, les statuts, les rôles attribués aux femmes et aux hommes. C'était aussi une façon de refuser le terme de « condition » qui pouvait sembler fixiste, immuable ou prédestiné.

Les études de genre ont pour objectif de faire apparaître ce qui est souvent invisible et de poser des questions que l'on ne posait pas auparavant, afin de comprendre comment s'est instituée historiquement cette naturalisation qui trame la pensée et l'organisation de la différence des sexes à travers des relations sociales multiples. Elles s'interrogent aussi sur les inégalités puisque dans toutes les sociétés, les rapports sociaux sont hiérarchisés, notamment sur une valence différentielle fémininmasculin. Il fallait essayer de comprendre les différentes formes et modalités de ces rapports et d'analyser comment ils ont pu éventuellement changer.

La distinction entre la femme et l'homme renvoie, dans le sens commun, à la nature, ou ce qui est supposé être la nature. L'utilisation du concept de genre permet de prendre une distance à l'égard de ce puissant préjugé et procède de la volonté de dénaturaliser ces catégories pour mieux les questionner. Quand on dit « dénaturaliser », cela ne signifie pas que l'on nie des aspects biologiques, mais que l'on nie le fait que tout s'explique par ce biais.

Pendant longtemps, la maxime « tota mulier in utero » renvoyait à l'idée que toute la femme était forcément définie par sa naturalité, c'est-à-dire par ses fonctions reproductives. Une telle idée, qui revenait à justifier que la femme n'avait pas accès à un autre statut que celui de la maternité, a déjà été mise en cause dans nombre de querelles philosophiques. C'est dans ce même courant de pensée égalitaire que s'inscrit le concept de genre. Il permet de réfléchir de façon plus efficace et plus scientifique.

Le concept a émergé aux États-Unis, notamment à travers la psychiatrie, dans les années soixante. Il était utilisé pour désigner le « sexe social », qui était ainsi différencié du « sexe biologique » – de la même façon qu'en psychologie, on différencie l'identité individuelle et l'identité sociale.

Le terme de genre s'inspire aussi, tout simplement, de la grammaire qui distingue le genre féminin du genre masculin, et prouve que cette distinction relève d'une convention ; on sait par exemple que, suivant les langues, un objet peut-être féminin ou masculin.

Par ailleurs, on a compris que les définitions du masculin et du féminin pouvaient varier et plus encore celles de la féminité et de la masculinité – au XVIIIe siècle, les hommes nobles portaient une perruque et étaient maquillés et poudrés. On sait que les normes du masculin et du féminin peuvent elles-mêmes évoluer et que certaines sociétés, comme celle des Inuits, ont même une troisième catégorie. De même certaines langues possèdent un genre neutre.

En fait, chaque société développe ses propres approches et ses propres modes de compréhension de la différenciation sexuelle. Cela n'amène pas à nier l'existence de cette différenciation, mais simplement à s'interroger sur la façon dont elle est élaborée symboliquement, philosophiquement et socialement. À partir de cette organisation cognitive, on peut analyser des statuts, des rôles, des normes et comprendre comment elles évoluent et à quels symboles elles sont associées.

Cette analyse est indissociable d'un questionnement sur les formes de hiérarchisation. Car on sait – notamment avec les travaux de Françoise Héritier – que, dans les sociétés « primitives », à partir de l'observation des différences sexuées, s'est élaborée une association entre des qualités et des formes qui s'est traduite par une hiérarchisation fondée sur le fait que les femmes ne maîtrisaient pas leurs flux, et qu'en même temps les sociétés tentent de s'approprier leur pouvoir de donner naissance aux enfants, en particulier à des hommes ; cette double articulation entre infériorisation et fascination marque depuis longtemps les rapports de genre.

Il s'agit alors de comprendre comment cette hiérarchisation fonctionne, dans ses implicites, dans ses effets, dans ses formes de pouvoir. Le « féminin et le masculin » sont aussi des outils qui trament les relations de pouvoir. Quand on veut déprécier une personne ou une catégorie, on la féminise. Le langage porte cette dépréciation.

Le genre permet de s'interroger sur des inégalités croisées. De plus en plus souvent, on implique dans les études de genre un questionnement sur les « intersections » entre différents types de hiérarchisation ou d'appartenance de classes, religieuses, raciales, etc. Ainsi, ce système de pensée de genre ne fonctionne pas seul, mais en lien avec d'autres contextes.

On s'interroge également sur les transmissions : qu'est-ce qui se transmet de génération en génération, de culture en culture ? Qu'est-ce qui se transforme ? Quels sont les moments de rupture ? L'histoire prend toute son importante dans cette recherche.

Mais cette recherche est forcément pluridisciplinaire. L'une des vocations de l'Institut Émilie du Châtelet est précisément de favoriser le dialogue entre les disciplines. Le concept de genre permet non seulement de confronter la façon dont les sociétés élaborent une différence, mais aussi la façon dont les différentes disciplines analysent ce processus. En effet, chaque discipline a sa façon de mettre l'accent sur tel ou tel phénomène : l'anthropologie voit plutôt des invariants et des grandes lignes de fond ; l'histoire souligne plutôt des ruptures et des contradictions ; les sciences du vivant, qui elles aussi ont leur histoire, ont varié dans leur approche de la physiologie et des différences biologiques et elles peuvent dialoguer, au travers d'études interdisciplinaires, avec la philosophie ou la sociologie.

Il importe de s'interroger également sur les hommes – ce que l'histoire des femmes ne permettait pas suffisamment. Or les hommes sont pris eux aussi dans ce système symbolique, ils peuvent aussi en être victimes. Ainsi, toute une catégorie de travaux s'intéresse au masculin ou à l'histoire des hommes et des masculinités.

Le sexe comme caractéristique biologique, mais aussi les sexualités sont des sujets majeurs dans les études de genre ; là encore, les travaux anthropologiques, historiques, philosophiques, peuvent confronter leur éclairage pour comprendre non seulement les relations entre les femmes et les hommes mais aussi plus généralement les rapports sexués, c'est-à-dire liés aux connaissances et aux représentations rattachées au « sexe » et aux sexualités, et à la façon dont les sociétés norment les sexualités.

Récemment, des polémiques sont parties du débat entre sexe et genre. Depuis de nombreuses années, notamment à travers l'histoire, on s'aperçoit que cette catégorie de « sexe », au sens scientifique et médical, est aussi conditionnée par un contexte historique et social. Thomas Laqueur a montré que du Moyen Âge au XVIIIe siècle, on considérait que les femmes et les hommes relevaient d'une même morphologie sexuelle : les femmes étaient des hommes « manqués », dont les organes génitaux n'avaient pas réussi à se développer, ce qui les rendait inférieures mais d'une « nature » identique. Au XVIIIe siècle, ce schéma bascule vers l'idée d'une différence irréductible, la médecine considérant qu'il s'agit vraiment de deux natures différentes. Ainsi, la hiérarchisation plusmoins a cédé le pas à une différenciation complète qui a figé les femmes dans leurs caractéristiques sexuées : tout s'expliquait par celles-ci.

L'histoire des sciences nous apprend donc que c'est à certains moments, dans des contextes particuliers et à un certain stade d'élaboration du savoir scientifique qu'émergent ou se peaufinent ces théories de la différenciation et de la différence des sexes.

Où en est-on aujourd'hui ? Un débat récurrent agite le monde scientifique et les médias autour de l'inné et de l'acquis, dans le monde des sciences du vivant et dans les sciences humaines. Les études sur le genre insistent sur la construction sociale de cette problématique de la différence. Catherine Vidal, neurobiologiste, insiste beaucoup sur les différentes avancées de la neurobiologie et de l'observation du cerveau pour réfuter les idées de sexuation des cerveaux (Mars et Vénus). Elle démontre brillamment qu'il y autant de différence entre des cerveaux observés entre des groupes de même sexe que ce qu'on a voulu démontrer à partir de groupes de femmes et d'homme et que la plasticité du cerveau permet des évolutions et des adaptations constantes au milieu extérieur ; en bref que le cerveau n'a pas de sexe et que les hormones sexuelles n'agissent pas sur le cerveau.

Il ne s'agit pas de nier une différence biologique ou sexuelle, c'est-à-dire d'organes sexuels reproducteurs, mais de se défier de ce qu'on déduit des conséquences que ces organes reproducteurs ont sur les individus. L'histoire de la science montre tant d'exemples de résultats tout à fait biaisés par les préjugés sur la différence des sexes pris comme hypothèse intangible.

Nous avons hérité d'une conception où la physiologie déterminait l'individu et d'ailleurs, il existe encore des écoles scientifiques qui produisent ce type de connaissances. Le débat se développe autour des protocoles d'enquête scientifique, et la façon dont ils influent sur la différenciation des comportements ou des rôles, compte tenu de la culture de genre des individus. Il faut savoir que certains médecins ont justifié le fait que les femmes ne devaient pas voter par leurs hormones ! Les arguments scientifiques ne sont pas plus neutres, ni dégagés des préjugés de la société qui les produit. Les études de genre permettent d'insister sur le contexte dans lequel sont élaborées ces théories.

L'autre point fort du débat touche à l'homosexualité. Les différents types de sexualité sont de plus en plus admis comme relevant d'un choix privé d'orientation sexuelle. Certaines revendications du mouvement gay et lesbien (mariage, homoparentalité notamment) sont en voie d'acceptation et de banalisation dans le monde occidental. L'homosexualité n'est plus diabolisée, ni considérée comme anormale mais comme participant à la diversité des sexualités. Les études de genre contribuent largement à la remise en question de l'idée de normalité et d'anormalité et étudient les discriminations liées aux orientations sexuelles. Les sexualités sont devenues un sujet d'étude historique et sociologique.

J'espère vous avoir apporté quelques éléments de clarification. Je plaiderais plutôt pour une dédramatisation du débat, même si la question du genre n'est pas si simple à comprendre. Il n'est pas anormal qu'elle suscite des interrogations, des doutes, voire des craintes.

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