Mes chers collègues, il est temps de regarder la réalité en face : les relations internationales ne sont pas le monopole des Etats. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau, les racines dans l'histoire sont anciennes et l'on peut citer pêle-mêle le rôle de l'Ordre de Malte au moyen-âge, l'activité des corsaires ou encore les compagnies des Indes qui ont initié les politiques coloniales des Pays-Bas, de la France ou de la Grande-Bretagne. La fin d'un monde bipolaire s'est traduite par une forte poussée des acteurs privés. Je ne pense pas exagérer en estimant qu'il y a une désétatisation des relations internationales, qui s'est accélérée grâce aux moyens modernes de communication.
On estime à environ 37 000 le nombre d'entités agissant à l'échelle internationale, qu'il s'agisse d'organisations non gouvernementales (ONG), de fondations, d'entreprises… Nous en faisons état dans notre rapport, sans ambition d'exhaustivité tant la matière est vaste et complexe.
Les ONG forment une part importante des entités privées agissant internationalement. Ce n'est pas nouveau. Elles étaient largement représentées au sein de la SDN, et plus tard, l'article 71 de la charte des Nations Unies a prévu que le Conseil économique et social pouvait les consulter. Cette présence est également due au concept de jus cojens, qui place les normes relatives à la personne humaine à un rang supérieur aux concepts s'appliquant aux Etats. C'est une idée forte pour les ONG de défense des droits de l'Homme, qui ont enregistré de notables succès dans leurs actions, principalement la mise en place d'une justice pénale internationale.
Les entreprises privées, notamment financières, présentent à notre sens une caractéristique essentielle : celle d'échapper à tout contrôle. La finance est un secteur largement autonome, mais l'actualité est là pour nous rappeler à quel point elle influe sur la politique monétaire et économique des Etats. Quant aux entreprises transnationales, dont le nombre est évalué à 82 000 environ, rappelons qu'elles assurent 35% de la production manufacturière mondiale. Une trentaine d'entre elles ont un chiffre d'affaires supérieur à un Etat de taille moyenne comme le Portugal. Elles conduisent à l'évidence leur propre politique, leur objectif étant d'échapper à l'impôt. Elles luttent jusqu'à présent avec succès contre toute réglementation fiscale internationale. Les fonds d'investissement, comme Carlyle group, présent dans la défense et l'aéronautique et les fonds de couverture (hedge funds) militent également pour éviter toute réglementation trop contraignante pour leurs activités. Les Etats ont ainsi abandonné des pans entiers de leur pouvoir financier, y compris et surtout la politique monétaire.
A la différence des Etats qui agissent selon des rapports de force – ce qu'on appelle parfois la capacité d'imperium - les acteurs privés jouent sur l'influence pour arriver à leurs fins. Les Etats se retrouvent souvent désarmés face à des acteurs qui agissent selon d'autres modes, notamment par des politiques sur le long terme. Or c'est une force de jouer sur le long terme en matière internationale.
La question que nous nous posons est simple : ces entités jouent elles pour elles-mêmes ou pour des puissances étatiques, dont elles seraient les paravents ?
La réponse est complexe et il peut être répondu par l'affirmative dans les deux cas. Les entités privées agissent selon une technique d'influence diffuse. Elles visent la conquête des esprits. Elles ciblent les élites, les décideurs et les futurs dirigeants. Les laboratoires d'idées – think tanks en anglais - sont l'outil idéal à cette fin. Ce concept nord américain est consubstantiel à la nature des Etats-Unis, la société civile ayant préexisté à l'Etat dans ce pays. La vraie ENA américaine, c'est Goldman Sachs… Vous trouverez dans notre rapport l'analyse de nombreux laboratoires d'idées, du PNAC à Cato en passant par Hudson Institute ou le Council on Foreign Relations. Ces laboratoires ont une idéologie commune : défendre la libre entreprise et vendre cette idée à travers le monde, avec des programmes de formation – comme les programmes Fulbright – et agir en osmose avec la diplomatie américaine. Il s'agit d'une vraie stratégie d'influence, mais il est difficile de savoir si l'initiative en revient au gouvernement américain ou aux laboratoires. En tout état de cause, le gouvernement américain sait tirer les bénéfices de cette situation.
Les universités font également partie du champ de notre rapport. Elles constituent un enjeu essentiel de compétitivité grâce à l'influence culturelle et linguistique. Il y a 3 millions d'étudiants dans un pays étranger, à raison de 31 % aux Etats-Unis, 17 % en Grande-Bretagne, 12 % en France et en Australie.