Je suis depuis cinq ans une cohorte de 1 400 blessés de la route, avec le souci d'étudier les conséquences des accidents sur les victimes ainsi que sur leur entourage. J'ai constaté – mais, pour le vivre, les familles le diront sans doute mieux que moi – que le coût socio-économique individuel de l'accident, qui peut être très élevé, est aussi éminemment variable. Ne joue pas seulement le degré de gravité des lésions initiales : si 35 % des victimes d'accidents graves sont empêchées définitivement de reprendre leur travail, 4 % des blessés légers se retrouvent dans la même situation. Le profil des lésions est en outre différent selon l'âge ou selon qu'on est piéton, automobiliste ou cyclomotoriste : les blessures à la tête graves sont plus fréquentes chez les piétons âgés tandis qu'un jeune adulte sera davantage exposé à des problèmes orthopédiques. Et ce qui peut être bénin à une certaine époque de la vie peut à une autre entraîner une perte d'autonomie.
Ces conséquences ne se limitent pas à la personne du blessé. Si celui-ci peut avoir des difficultés à reprendre son travail, voire le perdre et être contraint à une réorientation professionnelle, sa famille aussi est affectée : un parent peut être obligé d'interrompre son activité, ce qui entraîne un manque à gagner ; il faut parfois réaménager le logement – c'est la situation dans laquelle se retrouvent 7 % des blessés, 4 % devant renoncer faute de moyens – ou déménager. L'accident entraîne aussi trop souvent un état de fragilité économique, soit que le véhicule n'ait pas été assuré, soit qu'il ait été incomplètement payé et qu'il faille continuer d'acquitter les traites. Ces difficultés-là s'estompent certes avec le temps, mais ce n'est pas le cas de celles qu'éprouvent les blessés les plus graves, condamnés à une absence de revenus faute de pouvoir reprendre leur travail.
Je souhaite également insister sur la complexité de la prise en charge médicale ainsi que sur celle des démarches administratives. Tout se passe à peu près bien tant que vous vous trouvez à l'hôpital mais ensuite, du jour au lendemain, vous n'êtes plus confronté qu'à des spécialistes, selon la nature des blessures reçues, sans que jamais personne vous prenne en charge globalement. Mal informés par les médecins hospitaliers, les généralistes ignorent qu'ils vont avoir à s'occuper d'un polytraumatisé ; souvent, ils ne savent pas non plus comment traiter le syndrome post-traumatique qui, faute de prise en charge rapide, risque alors de prendre une tournure chronique. Quant aux démarches administratives, leur complexité est telle que certains chercheurs en viennent à parler de « dose toxique » ! Certains accidentés, découragés, renoncent, quitte à ne pas être indemnisés.
En définitive, l'accident est un facteur aggravant des inégalités sociales : s'en sortent le mieux ceux qui savent ou qui peuvent s'offrir un avocat, les plus fragiles étant, eux, condamnés à le devenir encore plus.