Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi d'origine sénatoriale qui nous est présentée aujourd'hui se fixe pour ambition de lutter concrètement contre le phénomène de l'usurpation d'identité, dont les statistiques indiquent qu'il est en constante augmentation.
Nul ne conteste la réalité du phénomène et la gravité de ses conséquences, le traumatisme que représente cette infraction, le désarroi et les difficultés auxquels sont le plus souvent confrontées les victimes et leurs familles. La nécessité de lutter efficacement contre l'usurpation d'identité et de réparer les dommages subis par les victimes fait, me semble-t-il, consensus sur l'ensemble de ces bancs.
La présente proposition de loi ne nous satisfait toutefois ni sur la forme ni sur le fond. Vous tirez en effet prétexte des atteintes à la vie quotidienne des victimes d'usurpation pour remettre sur le tapis la proposition de mise en place d'une carte nationale d'identité électronique. Elle serait équipée de deux composants électroniques : une puce dite « régalienne », contenant les données d'identité et les données biométriques relatives au titulaire de la carte, authentifiée grâce à son enregistrement sur une base centrale, et une puce facultative de services dématérialisés, permettant notamment de réaliser les signatures électroniques sur internet.
Comme ses promoteurs le soulignent sans ambiguïté, le présent texte vise en réalité à la mise en oeuvre d'une base unique et centralisée pour recenser, confronter et vérifier les informations afin de permettre d'identifier avec certitude les demandeurs de titres en confrontant leurs empreintes avec toutes celles qui ont été précédemment enregistrées dans la base de titres électroniques sécurisés déjà utilisée pour les passeports biométriques.
Nous sommes pour notre part franchement hostiles à un tel projet et partageons les réserves exprimées par le Conseil d'État et la CNIL sur les fichiers contenant des données biométriques.
Nous pouvons d'ailleurs nous interroger : n'est-ce pas pour contourner l'avis du Conseil d'État que votre majorité privilégie le véhicule législatif de la proposition de loi, de la même façon que le Gouvernement a contourné le Conseil d'État en autorisant par décret la création du passeport biométrique ?
Rappelons en effet que, si l'on excepte la regrettable décision intervenue en octobre dernier et autorisant le fichage biométrique des Roms et de tous les étrangers bénéficiant de l'aide au retour, le Conseil d'État a toujours exprimé des réserves sur la mise en oeuvre d'un fichier de portée générale.
La CNIL a, de son côté, fermement condamné le procédé, estimant en particulier que, lors de la mise en oeuvre du passeport biométrique, le ministère n'avait pas apporté d'éléments convaincants de nature à justifier la constitution d'un tel fichier centralisé. Elle avait d'ailleurs observé que certains États membres de l'Union européenne, l'Allemagne par exemple, avaient pour leur part mis en oeuvre les passeports biométriques sans pour autant créer de bases centrales d'empreintes digitales. Surtout, elle avait mis en exergue que les finalités de simplification administrative et de lutte contre la fraude documentaire ne sauraient, à elles seules, justifier la création d'un tel fichier, dès lors qu'aucune mesure particulière n'est prévue pour s'assurer de l'authenticité des pièces d'état civil fournies.
La CNIL, dont votre texte prévoit qu'elle sera sollicitée sans toutefois aller jusqu'à poser l'exigence d'un avis conforme, a rappelé ses positions en 2009, au moment où le projet INES – Identité nationale électronique sécurisée – était de nouveau relancé. Les raisons avancées par le Gouvernement – la sécurité et la lutte contre le terrorisme – « ne justifient pas la conservation, au plan national, de données biométriques telles que les empreintes digitales », écrivait-elle dans sa délibération, jugeant que « les traitements […] mis en oeuvre seraient de nature à porter une atteinte excessive à la liberté individuelle ».
C'est également notre position. Nous considérons en effet que les fichiers constitués sous prétexte de lutte contre la délinquance présentent en l'état actuel un caractère manifestement trop intrusif. Ainsi en a également jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 mars dernier concernant la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, dite LOPPSI 2, en modifiant les conditions d'utilisation de certains fichiers. Ceux-ci contenaient pourtant des données beaucoup moins sensibles que celles qui pourraient être rassemblées dans le fichier national qui serait constitué à la suite de l'adoption de la présente proposition de loi.
Il faut en outre rappeler que les cartes de nouvelle génération que vous prévoyez de créer ne sont elles-mêmes pas sans risques. Des groupes de pirates informatiques sont parvenus, en Allemagne comme au Royaume-Uni, à pirater leurs propres cartes biométriques en moins de douze minutes, accédant ainsi à tout leur contenu, qu'ils ont d'ailleurs modifié avec aisance. Vous voyez, le risque zéro n'existe pas, les pirates sont plus talentueux que les industriels. Il nous faut donc avoir à l'esprit, chers collègues, que, compte tenu de la sensibilité des données recueillies, la mise en oeuvre d'une carte d'identité biométrique pourrait présenter à l'avenir des risques beaucoup plus importants que ceux constatés avec l'actuelle carte d'identité.
En ce qui concerne la création de la seconde puce, optionnelle, visant à permettre à l'État de garantir l'authenticité de la signature et de sécuriser les transactions commerciales, nous exprimons, là aussi, les plus vives réserves, car il y a manifestement confusion des genres. Vous nous dites que c'est optionnel, mais il existe de nombreuses cartes optionnelles – des cartes de fidélité, par exemple – dont, au bout d'un certain temps, on nous explique que, sans elles, on ne peut pas obtenir tel ou tel service, si bien que, en fin de compte, on est contraint de les prendre. Cette pratique devient même systématique.
Nous ne sous-estimons pas non plus les risques liés au développement du commerce électronique, mais force est de constater qu'ils sont plus souvent dus à des usurpations de comptes ou de données bancaires, qui sont encore assez faciles à réaliser, qu'à des usurpations d'identité au sens où l'entend la proposition de loi. Plus fondamentalement, nous ne pensons pas que l'État ait vocation à encadrer l'utilisation de moyens de paiement.
Vous nous avez dit en commission, monsieur le rapporteur, que « si la puce optionnelle ne devait être utilisée que pour les relations avec l'administration, les entreprises privées développeront un système concurrent, qui sera autrement plus intrusif ». Mais ces systèmes n'auraient pas de base légale : votre argument tombe donc de lui-même.
En voulant faire de la carte d'identité à la fois un document administratif et un document à portée commerciale, vous encouragez une dérive libérale, réduisant le citoyen à la figure du consommateur, un consommateur d'autant plus choyé que le citoyen est surveillé.
Comme le soulignait déjà la Ligue des droits de l'homme en 2005, « ce soudain intérêt porté par le ministère de l'intérieur aux désirs des consommateurs et son ingérence dans ce domaine masquent en réalité sa volonté d'imposer un outil de contrôle policier, sous couvert de prétendus bienfaits pour ses détenteurs ».
Nous nous refusons à cautionner cette utopie dangereuse d'un individu totalement transparent, tant pour les autorités publiques que pour les opérateurs commerciaux. Avec ce texte, vous répondez à vos pulsions naturelles, qui vous poussent à vouloir tout savoir sur chacun et, dans le même temps, à servir les milieux d'affaires que vous choyez.
Nous regrettons enfin que, en se concentrant sur la carte biométrique, votre texte ne s'attache pas davantage à faciliter la vie des victimes. Nous pensons notamment à la procédure de rectification de leur état civil. Nous savons en effet que, à l'heure actuelle, lorsque l'état civil d'une victime a été indûment modifié à la suite d'une usurpation d'identité et que celle-ci souhaite en recouvrer l'intégrité, la procédure reste longue et complexe. Elle doit présenter une requête qui, le plus souvent, n'aboutira qu'à l'expiration d'un délai de quinze à dix-huit mois. Il en est de même s'agissant de la possibilité d'effacer les mentions erronées d'un acte d'état civil. Or la proposition de loi ne présente aucune solution aux victimes qui, pourtant, vivent un drame – nos collègues de l'UMP et vous-même, monsieur le ministre, l'avez dit. Il aurait été bon que cette proposition de loi pense aux victimes. Ce n'est pas le cas.
Ce simple exemple illustre qu'il y avait matière à proposer un texte s'attaquant véritablement à l'usurpation d'identité et à ses conséquences.
Vous avez préféré instrumentaliser cette question pour justifier un fichage biométrique généralisé, en dépit des risques évidents qu'un tel fichage comporte en termes de libertés publiques. Les députés communistes, républicains et du parti de gauche voteront en conséquence contre cette proposition de loi.