De manière plus précise, on recense à partir des données du fichier automatisé des empreintes digitales géré par la police judiciaire environ 80 000 usurpations d'identité annuelles. C'est bien sûr beaucoup trop.
Ces estimations sont parfois discutées, elles ne recouvrent pas totalement les mêmes faits, mais elles représentent en définitive un coût économique considérable, estimé à plusieurs centaines de millions d'euros pour les particuliers, les assurances et les caisses d'assurances sociales ou de chômage. Dans la plupart des cas, il s'agit d'infractions non recouvrées ou de sommes versées à de mauvais bénéficiaires.
La fraude, c'est surtout un véritable traumatisme moral et financier pour les victimes. Le fraudeur, en effet, ne s'arroge pas seulement leur identité, il leur vole leur vie, il paralyse leurs ressources, leurs actions et leurs projets d'avenir : leurs ressources d'abord, puisqu'il peut indûment, en leur nom, ouvrir un compte bancaire, contracter des dettes, percevoir des prestations sociales ou liquider des droits à la retraite ; leurs actions, ensuite, puisqu'il peut se prévaloir de leur identité pour s'inscrire sur les listes électorales et voter, mais aussi, potentiellement, commettre des infractions dont le poids retombera sur elles ; leurs projets d'avenir, enfin, puisque la mise en évidence de ces fraudes peut parfois nécessiter de longues enquêtes, pendant lesquelles aucun document ne peut être délivré, ce qui peut signifier pour la victime l'impossibilité d'inscrire ses enfants à l'école, de louer un appartement, de réaliser des démarches administratives ou encore de se déplacer à l'étranger.
La proposition de loi que nous examinons permet d'entraver ce fléau en introduisant une double sécurité contre l'usurpation ou la falsification d'identité.
La première sécurité, c'est naturellement l'enregistrement des données biométriques, qui permet l'identification à coup sûr d'une personne. La division par deux du nombre de fraudes concernant le passeport biométrique, dont nous avons délivré plus de 5 millions d'exemplaires depuis deux ans, est là pour le prouver.
La seconde sécurité, c'est la mise en oeuvre d'une base unique et centralisée, la base TES, « titres électroniques sécurisés », déjà utilisée pour les passeports, pour recenser, confronter et vérifier les informations. Les éventuels doublons ou usurpations seront ainsi immédiatement et précisément repérés. C'est une garantie contre les falsifications de titres, puisqu'il sera possible de vérifier la concordance des données inscrites sur le titre avec celles enregistrées sur la base, contre la délivrance de plusieurs cartes différentes à une même personne et contre l'usurpation d'identité, puisque les vérifications opérées rendront impossible l'enregistrement de la demande du fraudeur.
La constitution et l'utilisation de cette base sont encadrées : la sécurisation de la carte d'identité ne peut se faire en effet, chacun en conviendra, au détriment des libertés individuelles.
La base TES étant d'ores et déjà utilisée pour la délivrance des passeports biométriques, nous partons sur des bases solides, connues. Sa construction comme sa consultation ont fait l'objet de préconisations de la CNIL et d'un décret examiné en Conseil d'État.
La nouvelle mouture de la base, commune aux passeports et aux cartes d'identité, intègre ainsi, dans sa construction même, des garanties juridiques, puisqu'un système de traçabilité sécurisé a été mis en place afin de vérifier que chaque accès aux données de la base est bien fait par une personne habilitée et pour des raisons conformes à celles édictées par la loi ; des garanties techniques, puisque la conservation des données à caractère personnel est segmentée, état civil d'un côté, photographies d'identité de l'autre, empreintes digitales dans un troisième compartiment, et que, je le rappelle, les données seront effacées au bout de quinze ans ; enfin, des garanties de sécurité, avec le chiffrement systématique des données transmises et le recours à un système de lutte contre les intrusions malveillantes.
À ces précautions structurelles s'ajoutent des précautions relatives à la consultation de la base puisque celle-ci sera restreinte à seulement trois catégories de personnes, juridiquement habilitées et utilisant une « carte agent », afin d'assurer la traçabilité de toutes les opérations effectuées sur la base. Concrètement, pourront consulter la base TES les agents qui la mettent techniquement en oeuvre, c'est-à-dire ceux de l'Agence nationale des titres sécurisés, les agents chargés de l'instruction des demandes de délivrance des titres aux ministères de l'intérieur et des affaires étrangères, et les agents des services de sécurité chargés de la lutte antiterroriste, en application de la loi de lutte contre le terrorisme de 2006. Bien évidemment, la consultation de la base dans le cadre d'enquêtes judiciaires menées sous le contrôle de la justice sera toujours possible.
Enfin, la CNIL est appelée à effectuer des contrôles sur place, ce qu'elle a déjà fait s'agissant de la base TES pour le passeport biométrique en février 2010.
Ces différentes précautions sont nécessaires. Elles sont aussi suffisantes. D'autres filtres n'apporteraient rien de plus à la protection des libertés individuelles mais risqueraient, en revanche, de nuire au fonctionnement optimal de la base. C'est l'enjeu, en particulier, de savoir quel lien autoriser au sein de la base entre les éléments d'état civil et les données biométriques. Votre commission des lois a ainsi clairement estimé qu'il fallait privilégier une logique de lien univoque, revenant en ce sens à ce qui avait été proposé par les rédacteurs initiaux de la proposition de loi.
Le texte issu du Sénat ne permettait pas de garantir à nos concitoyens une lutte véritable et complète contre l'usurpation d'identité. Votre commission des lois a rétabli l'indépendance de la réalisation du projet vis-à-vis de solutions techniques trop spécifiques d'industriels ainsi qu'une cohérence entre les objectifs de sécurité et les garanties pour les libertés publiques. Le Gouvernement estime que cette proposition de votre commission est sage. Grâce à elle, on ne se contentera pas de détecter une usurpation, on pourra aussi y remédier efficacement, pour une meilleure protection de la victime. Il serait paradoxal de vouloir lutter plus efficacement contre l'usurpation d'identité, d'avoir les moyens de le faire en remontant aux usurpateurs, et de ne pas le faire.