La description de la situation que vient de faire Roland Blum a évidemment suscité des réactions de la communauté internationale : les violations systématiques et répétées des droits de l'homme, la question des minorités ethniques et plus encore la suspension du processus démocratique depuis 1990 ont amené l'Union européenne, les Etats-Unis, le Canada et l'Australie à adopter des mesures à l'encontre du régime birman, renforcées au fur et à mesure de la dégradation de la situation. Les premières, pour l'Union européenne comme pour les Etats-Unis, ont consisté en un embargo sur les ventes d'armes et la suppression des contacts militaires. La deuxième série de sanctions, vers 2003, a étendu les mesures d'exclusion en visant les personnalités politiques et diplomatiques du régime. Surtout, à partir de 2007, et en réaction aux événements dits de la « révolution Safran », les sanctions ont été élargies au domaine économique et commercial. Si le gel des avoirs était déjà en vigueur, afin de frapper le régime birman à la source de ses revenus, des restrictions et des interdictions ont été décidées concernant l'importation des produits essentiels à l'activité économique du pays comme le bois, les métaux et pierres précieux et la fourniture d'une assistance technique et financière au développement de ces activités dans le pays.
Si les sanctions traduisent une réaction naturelle à l'attitude du régime birman et encouragée par le charisme naturel d'Aung San Suu Kyi, il est nécessaire de procéder à une évaluation du dispositif à l'occasion d'un commencement d'ébauche d'évolution du régime birman qui suscite beaucoup de scepticisme.
Le bilan est à ce jour extrêmement nuancé pour ne pas dire négatif. Si l'on considère que les sanctions ont pour objet d'imposer une condamnation morale à la Birmanie, on peut dire qu'elles ont fonctionné probablement même au-delà des espérances. En effet, le régime est unanimement décrié au sein des pays occidentaux. Si l'on considère que les sanctions ont pour objet de faire évoluer le régime, quinze après leur adoption, il est légitime de s'interroger sur leur efficacité et pas seulement sur leur dimension morale. Or, on ne peut qu'être plus prudent dans cette appréciation pour plusieurs raisons.
D'abord, en raison de leur caractère très général, les sanctions ont donné lieu à une forme d'extension qui est négative pour le pays. Le jugement réprobateur porté sur la Birmanie a conduit nombre d'entreprises à remiser leur projets d'investissements. On a vu par le passé Total pris la main dans le sac et s'empressant de la retirer puis d'autres plus hésitants à investir. Les investisseurs s'imposent une retenue allant au-delà des restrictions prévues par crainte d'être mis au ban de la communauté internationale. A titre d'exemple, Airbus refuse d'assurer l'entretien de ses avions ATR – et met donc en péril la sécurité des passagers – alors même que les sanctions interdisent pour le secteur aérien d'investir dans des entreprises liées au régime mais pas de leur fournir une assistance technique.
Plus préoccupant, les sanctions ne sont pas appliquées par tous : elles le sont par les pays que j'ai rappelés précédemment mais pas par les pays voisins qui vont parfois jusqu'à aider à les contourner. C'est vrai de la Thaïlande qui trouve un avantage économique à ce que les échanges se poursuivent. La Chine, principal soutien diplomatique de la Birmanie, développe une politique d'investissement très forte en Birmanie : la région frontalière du Yunnan est ainsi presque considérée comme sous administration chinoise ce qui ne va pas sans poser de problèmes au sein de la population qui ne voit pas nécessairement cela d'un bon oeil. L'Inde, qui dans un premier temps avait une position très critique à l'égard de la Birmanie, cherche aujourd'hui à normaliser ses relations avec le pays afin de contrer l'influence chinoise, en dépit du retard qu'elle accuse en la matière. Enfin, l'entrée de la Birmanie dans l'ASEAN et sa volonté d'occuper la présidence de l'institution en 2014 expliquent le comportement très prudent à son égard des pays membres.
Ces éléments conduisent à porter un jugement nuancé sur l'efficacité des sanctions au regard des objectifs qui leur avaient été assignés. Comment faire pour atteindre ces buts en tenant compte de l'évolution de la situation ? Peut-on envisager une évolution ?
Le sentiment de la Mission est qu'il ne faut pas relâcher la pression sur la Birmanie mais procéder à une révision générale de la politique de sanctions non pour les remettre en cause mais pour s'assurer qu'elles sont parfaitement articulées à des objectifs politiques qui font aujourd'hui défaut. La Mission préconise que la diplomatie européenne s'organise autour de trois objectifs :
Le premier, qui ne pose pas de difficulté, serait de consolider la position d'Aung San Suu Kyi. Elle se trouve aujourd'hui dans une position difficile : la présence au Parlement de partis d'opposition, issus pour certains d'entre eux d'une scission avec son parti la LND, a pour conséquence de la placer en marge du prétendument nouvel état de droit mis en place par les autorités. Si la ficelle utilisée par le régime est grossière, elle n'en a pas moins pour effet d'affaiblir sa situation. Il convient de réaffirmer à Aung San Suu Kyi le soutien extrêmement fort de la communauté internationale y compris parce que ce soutien doit permettre de lui dire un certain nombre de choses et d'accompagner son évolution sur plusieurs points. Elle connaît ainsi des difficultés à renouveler le personnel politique qui l'entoure, or ce renouvellement est indispensable si elle veut rester en phase avec la population ; elle peine à se saisir de la question du développement même si elle lui accorde une importance nouvelle ; elle aurait besoin d'une assistance technique pour l'aider à bâtir un programme économique qui soit une alternative à l'incurie du régime. Enfin, il importe d'aborder avec elle la question des minorités ethniques. Si Aung San Suu Kyi est un partenaire incontournable, elle doit participer à une réflexion associant toutes les parties prenantes sur cette question cardinale.
Ce dossier des minorités ethniques doit être le second objectif de l'Union européenne car il sert depuis toujours de prétexte à l'armée pour occuper le pouvoir. la Birmanie qui compte 135 minorités ethniques pour 51 millions d'habitants n'est jamais parvenu à trouver une solution au problème ethnique. Depuis les accords de Panglong en 1947 qui prévoyaient une forme de fédéralisme rejeté par certaines minorités – accords qui n'ont jamais été appliqués après le décès de leur initiateur, le général Aung San, père d'Aung San Suu Kyi –, la prise de pouvoir par les militaires a toujours été justifiée par la nécessité de mettre fin au désordre provoqué par les conflits ethniques. Cette question doit être traitée prioritairement et la communauté internationale devrait s'en saisir plus directement.
A cet égard, il faut également aborder le sort des Rohingya, population musulmane de 800 000 personnes à la frontière avec le Bangladesh. C'est aujourd'hui une population sans droit puisqu'ils ne sont pas reconnus comme apatrides par le Bangladesh ni comme citoyens par la Birmanie. Ils subissent le régime policier birman puisque leurs déplacements comme leurs mariages ou l'enregistrement de leurs enfants sont soumis à autorisation et à extorsion de fonds. Ils sont aussi les principales victimes du travail forcé.
Sans régler le problème ethnique, on ne pourra pas apporter de réponse durable à la question birmane. C'est la raison pour laquelle la Mission propose que la commission des affaires étrangères prolonge ces travaux en s'intéressant à la question des minorités ethniques lors de la prochaine législature.
Le troisième axe de réflexion pour l'Union européenne devrait être de veiller à une meilleure articulation entre sanctions et objectifs politiques. Ce qui ressort de la politique européenne de ces dernières années, c'est l'absence d'approche rationnelle, c'est l'addition d'approches nationales dominées par ceux des pays qui ont des liens particuliers avec la Birmanie, je pense notamment au Royaume-Uni. Cet état de fait prive l'Union européenne de toute efficacité car cela autorise le gouvernement birman à profiter de nos incohérences. Celui-ci se trouve en outre face à un interlocuteur dépourvu de volonté politique en dehors du soutien à la personnalité charismatique d'Aung San Suu Kyi.
Comment procéder ? D'abord en listant les objectifs politiques de court terme : reconnaissance de l'existence des prisonniers politiques – ce que le gouvernement refuse encore aujourd'hui –, accès aux prisons des organisations humanitaires et enfin libération de ces prisonniers qui sont aujourd'hui environ 2 200. La satisfaction de ces conditions pourrait permettre une évolution des sanctions ou à tout le moins l'ouverture d'un dialogue. Ce dialogue devrait se traduire par l'ouverture d'un bureau de l'Union européenne à Rangoun qui fait actuellement sérieusement défaut.
Les autres objectifs auxquels il faut travailler sont la prise en compte d'une évolution fédérale, la mise en oeuvre de l'état de droit notamment en organisant des élections répondant aux exigences démocratiques minimales. Une opportunité pourrait se présenter en novembre à la faveur d'élections partielles provoquées par l'entrée au gouvernement de certains parlementaires en permettant au parti d'Aung San suu Kyi de participer au processus électoral. En liant l'évolution des sanctions à des évolutions politiques de plus en plus fortes, l'Union européenne retrouverait une stratégie qui fait cruellement défaut aujourd'hui : si rien ne change dans l'approche européenne, sauf événement intérieur imprévu, nous pourrons constater dans quelques années que la diplomatie européenne n'a pas contribué à faire évoluer les choses en Birmanie.
En conclusion, le dossier birman est symptomatique de ce que peut être une stratégie ou une diplomatie européenne. On peut, comme à l'heure actuelle, se contenter d'une dimension morale complétée de l'addition de différents points de vue et renouveler annuellement des sanctions. En avril dernier les sanctions ont légèrement évolué en permettant un dialogue avec certains responsables birmans grâce à l'autorisation de visites jusqu'alors interdites. Si la diplomatie européenne reste celle-là, elle ne pourra pas produire d'effet. Se pose donc la question de savoir si nous, Etats européens sommes déterminés à nous organiser d'une manière rationnelle. Cela signifie mettre en place un groupe de travail ayant pour tâche d'évaluer l'impact des sanctions, redéfinir des objectifs politiques et un calendrier réaliste au regard de la situation en Birmanie et par conséquent apporter à ce pays extrêmement attachant une réponse qui soit plus satisfaisante que les déclarations actuelles ou les tentations à laquelle nous avons nous-mêmes succombé d'un photo avec Aung San Su KYi – toutes attitudes qui ne contribuent pas à faire bouger les choses.