Force est de constater que, quel que soit le système retenu, la fraude existe : l'inventivité des fraudeurs, voire des délinquants – on voit en effet apparaître une fraude internationale s'attaquant aux systèmes sociaux les plus permissifs –, est telle qu'il faut s'intéresser à ce qui se passe en aval, c'est-à-dire aux systèmes qui stockent et analysent l'ensemble des informations relatives aux prestations et aux prélèvements.
En France, en 2010, le ministère du travail, de l'emploi et de la santé estimait que le taux de fraude se situait entre 0,91 et 1,36 %, et que 88 % des sommes étaient recouvrées : on en conclurait presque qu'il n'y a pas de problème ! Or, aux États-Unis, le Government Accountability Office (GAO) – l'équivalent de la Cour des comptes – estimait en mars 2011 que la fraude sur les programmes medicaid et medicare, dont le budget s'élève à 750 milliards de dollars, représentait 70 milliards de dollars, soit 9 % des deux programmes. De deux choses l'une : soit la France est particulièrement vertueuse, soit la fraude détectée est sans commune mesure avec la fraude réelle !
Avant de lutter contre la fraude, il faut donc la détecter. Le problème, aujourd'hui, c'est que l'organisation des différents acteurs du système social français ne permet pas de croiser facilement les données et de repérer les anomalies et les incohérences.
La première étape consiste à collecter des informations d'origines diverses, à les consolider, à en assurer la traçabilité et à réaliser une première analyse. Cela soulève des difficultés non seulement légales – quoique la Commission nationale de l'informatique et des libertés n'interdise pas la lutte contre la fraude –, mais aussi techniques et organisationnelles, la quantité de données à traiter étant colossale. En Allemagne, dont le système de sécurité sociale est proche du nôtre, l'Allgemeine Ortskrankenkassen, c'est-à-dire la caisse d'assurance maladie, a décidé d'utiliser des systèmes de consolidation de données afin de lutter contre la fraude, détecter des profils de pathologie et mettre en place des services d'anticipation ; bien que les volumes à traiter soient énormes – 21 millions de dossiers, 800 millions d'enregistrements en ligne –, les temps de réponse ne dépassent pas les trente secondes. Cette technologie est également utilisée, à l'échelon national, par l'administration fiscale espagnole, pour gérer en ligne 2 milliards d'enregistrements.
Vient ensuite ce que les Anglo-Saxons appellent l'intelligence, c'est-à-dire l'analyse des données : en appliquant des algorithmes, il s'agit de faire de l'analyse prédictive en mettant en évidence des profils, plus ou moins complexes, de fraude. En cette matière, nous travaillons, avec IBM, sur le logiciel SPSS (Statistical Package for the Social Sciences). Le monde de la banque et de l'assurance utilise beaucoup ce type d'outils, de même que de nombreux services de police.
Il convient aussi d'intégrer une dimension internationale, ou à tout le moins européenne, afin de retrouver les ayants droit étrangers ou résidant à l'étranger, et de pouvoir croiser les données entre pays.
Après que l'on a détecté une anomalie et qu'elle a été qualifiée d'irrégularité ou de fraude, il faut engager le travail d'investigation. Le problème en France, c'est qu'il existe un découpage entre ce qui relève du système de sécurité sociale et ce qui relève du système judiciaire, alors que d'autres pays, comme les États-Unis, l'Australie, ou le Royaume-Uni, ont mis en place des autorités cumulant les deux compétences. Ces systèmes d'instruction vont permettent d'affiner la connaissance des profils de fraude et, en retour, d'améliorer les systèmes de détection.
En Australie, nous mettons ainsi en place une organisation des processus et un système de suivi des investigations, pour le compte de Center Link, organisme qui est chargé de gérer l'ensemble des services sociaux – retour à l'emploi, protection de l'enfance, gestion des retraites –, et distribue 62 milliards de prestations sociales par an. Le projet a débuté au début du mois de mars, et le premier service sera opérationnel au début du mois de juin à Melbourne. Ces systèmes sont donc extrêmement rapides à mettre en oeuvre ; il s'agit simplement de dématérialiser des actes, d'enregistrer des lieux, des objets, des outils et des textes, et d'analyser l'ensemble de ces informations, qu'elles soient ou non structurées.
Notre recommandation serait de simplifier et de renforcer l'organisation actuelle, en créant une agence chargée spécifiquement de la lutte contre la fraude, dont les missions seraient plus étendues que celles de l'actuelle Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), et qui serait dotée d'un système informatique capable de faire de l'analyse de données et de lancer des investigations. Une telle mesure aurait trois objectifs principaux : recouvrir les sommes payées de façon indue, envoyer un signal fort à l'adresse des fraudeurs, et donner à l'ensemble des acteurs sociaux le sentiment que le problème est sérieusement pris en considération. En 2007, le Conseil des prélèvements obligatoires a d'ailleurs rendu un rapport extrêmement intéressant sur le sujet, mettant en évidence les effets très négatifs de la fraude sur le lien social.