Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Jacques Attali

Réunion du 17 mai 2011 à 16h45
Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire

Jacques Attali, président de la commission pour la libération de la croissance française :

C'est un plaisir et un honneur pour moi d'être parmi vous, en compagnie de deux membres de la Commission pour la libération de la croissance française. En créant un bureau d'études et d'ingénierie qui travaille sur l'énergie, M. Jihade Belamri a prouvé qu'on pouvait venir d'une petite ville de province et fonder une entreprise multinationale. M. Alain Quinet, rapporteur général de la Commission, est directeur général délégué de Réseau Ferré de France (RFF).

Les facteurs de la croissance mondiale peuvent sembler extrêmement forts, alors même que celle-ci est fondée sur du sable. Son taux annuel, de 4,5 % en moyenne, varie de 1 % à 11 % d'un État à l'autre, pour une moyenne de 3 % dans les pays de l'OCDE, entre lesquels il existe des écarts considérables. La croissance mondiale, qui n'a réellement subi de choc qu'en 2009, se maintient toutefois au prix d'une grande incertitude sur son financement. Dans la plupart des pays, notamment ceux de l'OCDE, elle est soutenue par l'endettement, la gestion de la crise n'ayant été qu'un transfert de la dette privée vers la dette publique.

Aujourd'hui même, les États-Unis atteignent le plafond de la dette publique autorisée, ce qui leur impose de trouver en cinq à six semaines le moyen soit d'élever ce plafond soit de réduire la dépense etou d'augmenter les impôts. Des difficultés semblables apparaissent au Japon. Au même moment, le mistigri de la dette grecque va contraindre l'Europe à solliciter plus clairement soit, une fois encore, les contribuables ou le Fonds monétaire international, soit, pour une fois, les banques, soit enfin la Banque centrale européenne. Une telle situation me laisse penser que le grand théoricien de l'économie mondiale actuelle est non pas Keynes, mais Madoff, qui a montré que le meilleur moyen de rembourser une dette est au fond d'en contracter une autre.

Plusieurs facteurs de croissance cités dans les ouvrages d'économie sont à l'oeuvre dans la situation mondiale : croissance démographique, croissance de la migration rurale vers les villes, augmentation du progrès technique et importantes ressources financières. Le PIB mondial est de 70 000 milliards de dollars, pour un patrimoine financier mondial d'environ 400 000 milliards de dollars. Son augmentation due à l'épargne est de 10 000 milliards par an. Les destructions liées aux violences et à la guerre sont très faibles. La richesse du monde est par conséquent considérable. Le transfert de richesse entre l'Occident et les pays d'Asie, qui se monte depuis cinq ans à 10 000 milliards, ne correspond au fond qu'à une année d'épargne mondiale. Cela dit, il ne permet à l'Occident ni de rembourser ses dettes ni de résoudre ses difficultés. En d'autres termes, le potentiel de croissance est très fort, mais l'emploi et la croissance sont financés par la dette de l'Occident. Par ailleurs, aucune prise de conscience des exigences de l'environnement n'est intervenue à l'échelle planétaire, en dépit, depuis deux ou trois ans, d'une hausse des prix des ressources rares, notamment des matières premières et de l'énergie, et d'une augmentation massive des besoins agroalimentaires, qui va de pair avec la croissance.

D'où un double paradoxe. Plus celle-ci augmente, plus l'environnement se dégrade, puisque la réduction de la pauvreté est, dans notre modèle de développement, facteur de dégradation du climat. Il est donc urgent de changer le modèle de développement si l'on veut que justice sociale et environnement cessent d'être contradictoires. D'autre part, au niveau mondial comme à l'échelon national, les produits issus de la haute technologie – téléphone, ordinateur, écran portable –, qui sont consommés par les plus riches, sont de moins en moins chers, tandis que les biens nécessaires à la vie, comme l'énergie et tout ce qui permet de se transporter, de se nourrir, de boire, de se loger, le sont de plus en plus. On désigne par le néologisme anglais biflation le double mouvement de baisse des prix pour les riches et de hausse pour les pauvres. Ce paradoxe, aux termes duquel il est beaucoup plus coûteux d'être pauvre que riche, est accentué par la concentration des richesses au niveau de la planète. Depuis cinq ans, 80 % de la richesse créée aux États-Unis sont allés à 1 % de la population, et 80 % de celle créée en Europe à 15 % de la population. Cette situation, de moins en moins facilement tenable, ne joue pas en faveur d'une amélioration de l'environnement, qui est de plus en plus coûteuse.

La hausse continue du prix des matières premières, liée à la reprise de l'économie mondiale et à la croissance, s'explique aussi par des processus spéculatifs. Malgré les déclarations du G20, et le souci de la présidence française de maîtriser le prix des matières premières, rien n'est fait pour l'énergie ou dans le domaine agricole, puisqu'on ne peut pas interdire les spéculations à nu, c'est-à-dire non liées à des échanges physiques. La hausse du prix des matières premières est par conséquent une tendance lourde.

Sur le plan médiatique, nous avons tourné la page de la crise financière – on évoque désormais l'après-crise –, de même qu'on parle des leçons à tirer de Fukushima, comme si la catastrophe était achevée. Mais la crise, loin d'être terminée, va rebondir puisque nous avons accumulé les dettes. De même, à Fukushima, quatre réacteurs sur six continuent de fuir ; des matières fissiles posent encore problème ; le risque d'une nouvelle secousse n'est pas écarté. Sur place, l'environnement s'est considérablement dégradé. Les productions agricoles, piscicoles et maritimes resteront difficilement consommables dans les années à venir, ce qui se traduira par une augmentation des prix à l'échelle mondiale.

Indépendamment du jugement qu'on peut porter sur le nucléaire, le Japon a péché par une incroyable absence de contrôle, née d'une collusion entre des acteurs trop nombreux – ils le sont beaucoup moins en France – et le Gouvernement. Le Japon faisait état chaque année de très peu d'incidents nucléaires, alors que la France et les États-Unis en déclarent respectivement 500 et 1 000. Son contrôle du système nucléaire s'est révélé catastrophique. Enfin, la gestion du tsunami n'a pas été satisfaisante. Si l'épicentre du séisme s'était situé 250 kilomètres plus bas, la ville de Tokyo, construite sur la mer, aurait été totalement détruite.

La première leçon à tirer de cette situation, qui relève moins du nucléaire lui-même que de la faiblesse spécifique du contrôle japonais, concerne le contrôle international. Ce serait un progrès considérable si les normes techniques imposées par l'Agence internationale de l'énergie, laquelle ne dispose pas actuellement de moyens de vérification et de contrôle suffisants, pouvaient être transcrites d'office dans chaque droit national, comme les directives de l'Union européenne.

La deuxième leçon porte sur le rapport que nous entretenons avec la sécurité nucléaire. La méthode qui consiste à faire écrire les scénarios catastrophe par ceux qui ont construit les centrales n'est sans doute pas la bonne, notamment parce qu'ils considèrent généralement que ce qu'ils ont conçu est excellent. Aux États-Unis, pour définir les risques, certaines compagnies d'assurance font appel à des scénaristes d'Hollywood, plus imaginatifs que les ingénieurs. Peut-être doit-on recourir à des procédés semblables au niveau français quand on organise des stress-tests dans les centrales. Si les risques ne sont pas les mêmes qu'au Japon, il faut envisager l'éventualité d'inondations ou de crues, et réfléchir par ailleurs au renouvellement du parc.

Dans ses deux rapports, la Commission que je préside envisage l'environnement non comme une contrainte mais comme un facteur de croissance. De même que le secteur de la santé, il est au coeur de l'avenir dans toutes ses dimensions : matières premières, énergies de substitution, économies d'énergie, formes multimodales de transport et organisation différentes de l'habitat. Le premier rapport propose entre autres la création de dix écoquartiers ou écopolis, qui doivent représenter l'avant-garde en matière d'écologie. Les choix opérés dans ce domaine sont décevants. Les quartiers, trop petits, n'utilisent pas au mieux les technologies les plus avancées. Ils n'intègrent pas la double dimension d'un développement écologiquement et socialement durable. On doit pourtant éviter les risques d'expulsion liés à des facteurs économiques. À Rotterdam, qui a choisi d'être écologiquement durable, le coût de la vie a explosé, ce qui a chassé une grande partie de la population mixte. À l'opposé, Amsterdam, qui a choisi d'être socialement durable, laisse à désirer en matière d'écologie. Rares sont les villes qui, comme Stockholm, articulent les facteurs écologiques et sociaux. Les dix projets d'écoquartiers ne sont pas suffisamment ambitieux au regard de ce qui se pratique non seulement dans cette ville, mais aux États-Unis ou en Corée.

Les rapports insistent également sur la nécessité de mettre en oeuvre des réformes reprises dans le Grenelle de l'environnement. Selon une évaluation indépendante, 18 % des mesures du Grenelle seraient réalisées et 59 % seraient engagées à des degrés divers, ce qui peut paraître encourageant ou faible, selon le point de vue où on veut se placer. Les premières mesures retenues sont évidemment celles qui ne coûtent rien. Elles concernent le Conseil économique, social et environnemental (CESE), l'efficacité énergétique, la réglementation thermique, la modification des normes d'émissions de CO2 pour les voitures ou le Plan national de santé, et figuraient dans nos rapports, au même titre que le transport multimodal ou le lancement de nouvelles lignes à grande vitesse (LGV). Le Grenelle semble difficile à financer, bien que le Grand emprunt – que je préfère présenter comme un vaste investissement d'avenir – prévoie, comme nous l'avions demandé, une enveloppe de 10 milliards pour l'environnement. En matière de partenariats public privé PPP, certains financements restent en suspens, leur inscription dans la dette publique devant être repensée. La recherche privée est essentiellement portée par le Fonds stratégique d'investissement (FSI) et le crédit impôt recherche.

Les rapports insistent sur d'autres aspects laissés en jachère.

La France doit définir une stratégie dans le domaine des matières premières. Ancien ingénieur des mines, je suis frappé que nul ne soit plus chargé de ce secteur dans l'administration française, laquelle n'a même pas choisi un champion national, qui pourrait être Areva. Or la maîtrise des matières premières ne peut pas être laissée au marché. Le pétrole, l'uranium, les métaux rares, les matières premières exceptionnelles et celles qui sont liées aux technologies nouvelles, notamment le coltan, sont des denrées stratégiques trop importantes pour qu'on n'agisse pas dans ce domaine. Le considère-t-on seulement comme une priorité ?

Les rapports soulignent en second lieu l'importance de définir une politique portuaire pour créer les conditions d'une modification de la répartition des modes de transport. La France, qui possède le deuxième domaine maritime du monde, n'a pas su utiliser la mer comme facteur de développement. Le Havre et Marseille n'ont pas encore créé de transports multimodaux. Le canal Seine-Nord, qui peut être un atout, serait la pire des choses s'il contribuait à dérouter notre commerce portuaire vers Rotterdam et Anvers, et condamnait à terme le développement national.

La politique agricole est un autre facteur de la politique de l'environnement sur lequel nous n'avons pas eu l'impression d'être entendus. De façon unanime, la Commission s'est prononcée pour une relecture du principe de précaution. Comme l'ont souligné deux parlementaires ici présents, rapporteurs au nom du comité d'évaluation et de contrôle, celui-ci ne doit pas être étendu, ce qui freinerait la recherche en amont et nous ferait perdre un grand nombre de débouchés dans les secteurs liés à l'agro-industrie, à l'énergie et aux nanotechnologies, créatrices de nouveaux matériaux et d'économies d'énergie.

Les rapports plaident enfin pour l'instauration d'une taxe carbone, au moins au niveau européen. Si la vérité des prix est un gage fondamental d'efficacité, une taxe en compenserait les effets socialement injustes et orienterait le développement. Ce dossier, qui reste pour nous d'une extrême actualité, représente un enjeu important. Il s'inscrit dans une réflexion globale sur la fiscalité et l'action européenne. De la crise financière, l'Europe ne peut sortir que par le bas, en se défaisant et en renonçant à l'Union monétaire, ou par le haut, en mettant en place un fédéralisme budgétaire qui permettra de financer les grands projets. Les investissements d'avenir que nous lançons en France devraient être imités à l'échelon européen sous la forme d'emprunts sur projet (project bonds). La taxe carbone pourrait servir de collatéral au remboursement de l'emprunt, en attendant des avancées en matière de fédéralisme budgétaire et d'émission de bons de Trésor européen, seules manières de stabiliser durablement l'euro.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion