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Intervention de Pierre Barbey

Réunion du 5 mai 2011 à 9h00
Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Pierre Barbey, de l'Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest, ACRO :

M. Repussard a fustigé les médecins qui ont établi un rapport entre les rejets d'iode liés à la catastrophe de Tchernobyl et les cancers de la thyroïde. Ses propos me heurtent et j'aimerais qu'il les clarifie.

Je représente une association agréée de protection de l'environnement, l'ACRO, Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest. Nous intervenons en France et à l'étranger : ainsi, nous sommes intervenus sur les territoires contaminés de Tchernobyl, dans un cadre humanitaire en liaison avec les populations. Notre particularité est d'avoir développé, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, un laboratoire indépendant d'analyse de la radioactivité dans l'Ouest. Nous produisons, à l'aide d'outils, notre propre information. Nous nous inscrivons dans une démarche associative, indépendante et citoyenne. C'est ainsi que nous avons créé, en 2004, un observatoire citoyen de la radioactivité dans l'environnement : ce réseau de préleveurs volontaires donne à ceux qui s'intéressent à ces questions les moyens d'être à la fois auteurs et acteurs de leur propre surveillance. Enfin, nous participons à certains groupes d'expertise pluralistes, en particulier aux travaux du CODIRPA.

Fort heureusement, la France n'a pas connu d'accident majeur depuis vingt-cinq ans. Néanmoins, il est utile de tirer les conclusions des retours d'expérience. Je ne prendrai qu'un exemple franco-français, avant d'aborder la question japonaise.

En 2001, autour du site de La Hague, un rejet incidentel de ruthénium s'est produit dans l'atmosphère. L'exploitant a donné sa version des faits, et l'ASN a classé l'événement au niveau zéro. Or la surveillance exercée par notre laboratoire a permis d'établir un terme source mille fois supérieur à celui déclaré par l'exploitant. L'ASN a alors décidé de créer un groupe pluraliste, auquel nous avons participé, qui a confirmé nos mesures et décrit le mécanisme selon lequel l'analyse de l'exploitant n'avait pas permis d'apprécier de façon juste le rejet de ruthénium. Sans le travail de l'ACRO, cet incident serait passé inaperçu et n'aurait pas été reclassé.

À la suite de la catastrophe de Fukushima, qui est un événement majeur, nous avons été extrêmement sollicités par les médias et par des citoyens très inquiets. Nous avons déclenché un plan de surveillance à l'échelle du territoire, et nos réseaux de préleveurs ont procédé, à intervalle d'une semaine, à des campagnes séquentielles du couvert végétal. Avant l'arrivée des masses d'air, les résultats de nos mesures étaient négatifs. Puis, notre première campagne a établi la présence de l'iode 131 ; la deuxième, de l'iode à des niveaux plus élevés, ainsi que du césium 137 ; et la troisième, du césium 134. Ces niveaux étaient modestes – mais n'oublions pas que la France est située à 15 000 kilomètres de Fukushima –, et il n'y a pas eu de grandes divergences entre les différents acteurs institutionnels ou non institutionnels sur la contamination du territoire français.

Nous nous sommes surtout préoccupés des populations et des travailleurs japonais concernés. Après avoir lancé une campagne de collecte de fonds pour aider les associations japonaises à s'équiper et à développer dans leur pays un laboratoire identique au nôtre, nous avons développé des campagnes d'analyses avec ces collaborateurs japonais.

Nos prélèvements effectués dans la zone des 40 à 50 kilomètres autour de Fukushima ont révélé des spectres de radionucléides considérables et inconnus jusqu'alors : des millions de becquerels par mètre carré. Nous avons rendu publics ces chiffres. Nous avons immédiatement informé l'ambassade du Japon et les associations japonaises et, le jour même, le gouvernement japonais a décidé de proposer l'évacuation de villages, comme celui d'Itate, où la contamination était la plus forte.

En accord avec France 2 pour l'émission Complément d'enquête, nous avons fait des analyses sur une zone située à 85 kilomètres de la catastrophe. Nos résultats ont montré que tous les légumes analysés étaient, selon les valeurs instituées par le gouvernement japonais, impropres à la consommation.

Quels sont les premiers enseignements de Fukushima ?

Notre rôle n'est pas de dire aux citoyens ce qu'ils doivent penser : ils doivent se forger eux-mêmes une opinion et pouvoir être acteurs des décisions dans un processus démocratique. Notre rôle est de participer à un débat sous la forme d'un questionnement.

En phase d'urgence, quelle est la priorité majeure ? La sauvegarde de réacteurs endommagés ou la protection sanitaire des populations, des travailleurs et de l'environnement ?

Comment construire des scénarios d'accidents – je pense aux exercices de crise évoqués tout à l'heure ? Actuellement, ils sont toujours construits à partir d'événements à cinétiques rapides. Or la crise de Fukushima est loin d'être terminée, tandis que l'exploitant a annoncé pouvoir peut-être maîtriser le refroidissement au bout de trois mois et faire baisser significativement la radioactivité au bout de neuf mois. Ces scénarios sont totalement différents de ceux que nous avions anticipés.

Quelle est la réalité de l'application des dispositions de crise dans une telle temporalité ? Il y a eu une « mise à l'abri » entre 20 et 30 kilomètres de l'accident de Fukushima. Or ce genre de dispositif de confinement ne peut se concevoir qu'un ou deux jours, mais pas durant plusieurs semaines.

Jusqu'à quelle élasticité des limites réglementaires une situation d'urgence radiologique peut-elle conduire ? Après Fukushima, la limite de 100 millisieverts a été poussée à 250 mSv pour les travailleurs volontaires. Or pour l'ouverture des crèches et des écoles, la limite a été fixée à 20 mSv. Pour nous, ce mode de gestion japonais est profondément choquant et doit être discuté. Ainsi, la poussière prélevée dans les crèches et les écoles par les représentants des parents d'élèves a révélé des niveaux de contamination très élevés. C'est pourquoi nous nous sommes associés à des campagnes de pétitions.

Dans cette phase d'urgence et post-accidentelle, je m'appuierai sur la revue Nature, qui, dans son numéro du 21 avril reprenant un travail des universitaires de Columbia, déclare : « Aujourd'hui, 152 installations nucléaires dans le monde sont installées à moins de 75 kilomètres d'au moins 1 million d'habitants. »

Par conséquent, quelle est la crédibilité de la mise en oeuvre des plans de protection des populations lorsque l'on a de grandes quantités de populations à gérer ? Quel est le potentiel des structures d'accueil dans un processus d'évacuation ?

Ne risque-t-on pas, à travers des niveaux admissibles de doses, d'avoir une approche de la protection sanitaire en fonction de la taille des populations concernées ? J'entends des niveaux qui peuvent être protecteurs si la taille des populations est très faible, mais qui seront laxistes si la taille des populations est importante.

Selon le quotidien japonais Asahi Shimbun daté du 4 mai, le gouvernement japonais estime à 33 milliards d'euros le montant total des indemnisations liées à l'accident de la centrale de Fukushima. Quelle est alors la responsabilité des exploitants en matière d'indemnisation ? Cette question est fondamentale. TEPCO a déjà clairement fait savoir que c'est à l'État de payer…

En France, la responsabilité d'un exploitant se limite à 95 millions d'euros ! Or les estimations pour Tchernobyl s'élèvent à quelques centaines de milliards d'euros – et elles seront certainement équivalentes pour Fukushima.

À l'évidence, les coûts humains, sociétaux, économiques et environnementaux ne sont couverts que de façon dérisoire. Les études de sûreté traitent les événements potentiels de façon séquentielle. Or il est nécessaire de concevoir des scénarios cumulatifs, ou à « effet domino », et d'en évaluer les conséquences de façon déterministe, autrement dit en considérant que les mesures de protection des accidents sont successivement mises en défaut. Il faut imaginer l'imaginable. Un événement majeur initiateur, une catastrophe naturelle, pourrait affecter tout un territoire si une usine Seveso venait alors à rejeter des gaz toxiques qui empêcheraient tout accès au site pendant un certain temps. Il faut donc penser aux effets domino, et pas seulement au défaut de refroidissement d'un réacteur, et imaginer des scénarios très complexes. Tous ces aspects ne sont pas pris en compte parce que nous sommes dans une approche probabiliste.

La question n'est pas seulement technique, elle est aussi sociétale et éthique. Là encore, je resterai dans un questionnement.

Peut-on en rester à une approche stochastique, raisonner sur la seule notion de risque ? N'y a-t-il pas un niveau de danger potentiel où la société peut considérer que, même si le risque est très faible, la pratique ne peut être développée ?

Quid de l'application du principe de justification, élaboré par la CIPR au début des années soixante-dix, introduit dans le droit français depuis 2001 et intégré au code de la santé publique depuis avril 2002 ? Selon nous, ce principe n'est pas appliqué.

Le lancement d'un programme nucléaire relève d'une décision nationale, mais les conséquences peuvent être internationales. Un accident nucléaire n'a pas de frontière : quels sont alors les choix pour les pays riverains ?

Enfin, au nom de l'éthique, ne doit-on pas intégrer le caractère transgénérationnel des décisions que nous prenons aujourd'hui – pour le confort de la génération actuelle ?

En tout état de cause, la décision de poursuivre un programme nucléaire ne peut, selon nous, relever que d'un processus entièrement démocratique et transparent, au terme d'un authentique débat national qui devra au préalable éclairer les citoyens sur tous les tenants et les aboutissants.

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