Lorsque je vois que notre collègue Christian Estrosi regrette que ce projet « ne soit absolument pas équilibré », qu'il soit « un mauvais signal envoyé aux forces de l'ordre » qui « va faire baisser le taux d'élucidations », je me dis que, décidément, nous ne vivons pas dans le même pays ni même dans le même espace européen que celui où l'on nous demande d'avancer non vers une nouvelle restriction des libertés individuelles mais, au contraire, vers un habeas corpus généralisé pour toute l'Union européenne.
Quelles sont les questions qui nous sont concrètement posées ? Nous sommes avant tout confrontés au problème des moyens qui, s'il n'est pas résolu, fera apparaître cette réforme comme un leurre et la rendra inapplicable de fait. Cette question se pose avec une acuité d'autant plus grande que des charges nouvelles sont annoncées pour la justice, telles que la validation par un juge, dans les quinze jours, des hospitalisations d'office ou à la demande d'un tiers. C'est une obligation constitutionnelle qui nécessite des moyens, et je voudrais donc m'arrêter sur ce point essentiel : les garanties financières d'application de la réforme.
Arrêtons-nous d'abord sur la situation de la police et de la gendarmerie nationale : la police aura besoin de moyens pour rénover ses locaux et faire évoluer ses méthodes de travail ; les forces de police et de gendarmerie devront s'organiser différemment. Cela revient à dire que des moyens nouveaux doivent être apportés. Or, cette réforme intervient au moment même où les moyens de la police et de la gendarmerie, en vertu de la révision générale des politiques publiques, sont en nette diminution. La gendarmerie va revenir aux effectifs antérieurs à la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure de 2002, alors que ses missions sont de plus en plus nombreuses et diversifiées. Il me semble, en écoutant les intéressés, que nous ne sommes pas loin de la rupture de la corde. Il faut donc dégager des moyens supplémentaires pour les forces de sécurité, en particulier pour la gendarmerie qui, du fait des distances et des transfèrements à opérer, va connaître de grandes difficultés.
Il s'agit donc d'un texte d'affichage, sans moyens pour son application. C'est un très mauvais signal donné aux Français, au moment où ils semblent nous demander de mieux répondre à leurs attentes. Alors que le Gouvernement et sa majorité ont fait augmenter de 72 % le nombre de gardes à vue depuis 2002 – avec tous les problèmes que cela pose – et qu'ils appliquent aveuglément la RGPP aux forces de sécurité, au point d'avoir supprimé 9 000 postes de policiers et de gendarmes en trois ans, nous légiférons de la pire des façons : dans l'urgence et sans mesurer les implications concrètes.
Le droit à l'assistance d'un avocat dans la garde à vue doit être assuré de manière efficace. Or le projet est silencieux sur les conditions d'intervention de l'avocat, et plus précisément sur la rémunération de celui-ci. Actuellement, les avocats sont rémunérés à l'acte. Cependant, la mise en oeuvre de la réforme va entraîner des sujétions nouvelles importantes, comme le suivi de la garde à vue ou l'assistance dans le cadre des auditions, de jour comme de nuit.
La précédente ministre, maintenant internationalement connue pour son souci d'investir dans l'exportation de notre savoir-faire en matière de coopération sécuritaire avec les dictatures, annonçait une dotation spécifique de 80 millions d'euros au titre de l'aide juridictionnelle. Pour les avocats, ce financement est nettement insuffisant. Dans les cas de personnes sans moyens devant recourir à l'aide juridictionnelle, cela va poser un problème dramatique.
Dans mon département de Gironde, des centaines voire des milliers de dossiers d'aide juridictionnelle sont en souffrance ; refusant d'assurer la défense d'un client dont le dossier n'a pas été validé, les avocats demandent systématiquement le report des audiences. Que se passera-t-il demain, lorsque des avocats ne voudront pas assurer la défense de personnes placées en garde à vue parce que leur demande d'aide juridictionnelle n'aura pas été traitée ? L'avocat commis d'office devra passer de longues heures d'attente, d'entretien, d'auditions, d'examen du dossier, pour une indemnité dérisoire.
Ce n'est pas acceptable, et vous savez très bien que ce sont les conditions d'application d'une loi qui la traduisent dans la réalité. Sans financement pérenne de cette nouvelle garde à vue, sans financement de la prise en charge du droit de plaidoirie par l'État, cette loi ne sera qu'un leurre pour satisfaire les instances européennes. La réforme risque donc de se heurter à une insuffisance de moyens et de tourner à une nouvelle mascarade.
C'est la raison pour laquelle je voudrais vous demander, monsieur le ministre, de nous apporter des réponses et des engagements lors de ce débat, car les sujets d'inquiétude liés aux manques de moyens financiers risquent de se concrétiser rapidement.
Il faudra assurer les permanences des procureurs sur l'ensemble du territoire national, la création de postes de juge des libertés et de greffier. En l'état actuel des effectifs des parquets, le contrôle des gardes à vue n'est pas assuré de manière efficiente. Les magistrats n'ont pas le temps de se rendre dans les commissariats ; le contrôle s'effectue par téléphone : l'officier de police judiciaire appelle le magistrat de permanence, et celui-ci prend les décisions qui s'imposent au vu des éléments qui lui sont ainsi transmis téléphoniquement ; les procès-verbaux ne lui sont pas communiqués. À l'heure des nouvelles technologies de communication, il faut envisager une transmission obligatoire, par voie électronique, des procès-verbaux, afin de permettre une intervention efficace du procureur de la République dans la procédure. Rien de tel n'est prévu dans le texte.
Quant aux contrôles sur les lieux de la garde à vue, on conviendra qu'ils supposent une augmentation des effectifs au sein des parquets : rien de tel non plus n'a été envisagé.
L'on pourrait multiplier les exemples. Il y a un risque sérieux de décourager ou de démotiver les agents chargés d'appliquer la nouvelle loi. Ce texte nous paraît donc éminemment critiquable, même s'il représente une petite avancée.
Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, la garde à vue doit s'exécuter sous le contrôle d'un juge du siège – le juge des libertés et de la détention ou, à défaut, le président du tribunal de grande instance ou son délégué – et non du procureur de la République. Pour une fois, nous examinons un texte qui va dans le sens de la défense des libertés publiques, sans se réduire à accentuer le caractère répressif et policier du pouvoir actuel. Nous ne pouvons que nous en réjouir, mais je ne suis pas certain que le Président de la République en soit heureux. Vous courez donc, monsieur le garde des sceaux, après la jurisprudence européenne qui, à chaque fois, montre votre politique policière et judiciaire pour ce qu'elle est : une entrave pour les libertés et une insulte à l'indépendance de la justice.
Vous vous exécutez bien tard, à reculons, mais au lieu d'en profiter pour introduire dans la loi de nouvelles avancées et faire de la France un exemple en matière de garde à vue, vous la jouez – pardonnez-moi cette expression familière – « petits bras ». Le régime français de la garde à vue est, dans le paysage pénal européen, caractéristique de l'exception judiciaire et policière française qui, dans ce domaine, n'est certainement pas l'exemple à suivre.
Cela fait des années que nous savons que la garde à vue à la française est inconstitutionnelle. Les juridictions se trouvent aujourd'hui dans une position très inconfortable. Nous savons tous, car de nombreux avocats et juristes siègent dans cette assemblée, qu'il est nécessaire d'adapter notre appareil législatif aux normes européennes pour des raisons de fond tant historiques et structurelles que conjoncturelles.
Permettez-moi de vous interpeller, monsieur le garde des sceaux, sur les enjeux judiciaires et politiques de ce débat, à travers trois points essentiels qui ont mis notre pays au ban de l'Union européenne en matière de garde à vue : le rôle du procureur et du parquet, le rôle de l'avocat et, enfin, la raison de l'explosion de la garde à vue.
Tout d'abord, la pratique consistant à placer en garde à vue essentiellement dans le but d'interroger sous contrainte est structurellement liée à la culture de l'aveu,…