En mars 2010, vous m'avez confié un rapport sur la fin de vie des équipements militaires. Depuis cette date, j'ai mené près de 30 auditions avec des responsables militaires, des industriels, des membres de cabinets ministériels. J'ai aussi rencontré nos partenaires allemands, britanniques et américains.
J'ai voulu examiner la fin de vie dans ses deux volets que sont le démantèlement et l'exportation sur le marché de l'occasion. L'étude couvre l'ensemble des équipements terrestres, navals, aéronautiques, armes de dissuasion et munitions. J'ai pu m'appuyer sur les travaux antérieurs et notamment sur le rapport de notre collègue Marguerite Lamour sur la fin de vie des navires militaires.
Je veux tout d'abord évoquer les questions relatives au nucléaire. Il s'agit de l'enjeu financier le plus lourd. Notre attention est souvent focalisée sur les armes, mais il ne faut pas oublier les installations d'enrichissement et de traitement.
Le coût de démantèlement des missiles reste mesuré, moins de 20 millions d'euros par an. Les dépenses de démantèlement des sous marins sont faibles. Aucune décision n'a été prise à ce jour pour la déconstruction finale de leurs coques. Le site de DCNS à Cherbourg paraît tout désigné pour héberger ces opérations.
La France a décidé un moratoire sur la production de matières fissiles, elle s'est donc engagée dans le démantèlement de ses usines. L'effort financier est important : au 1er janvier 2009, les dépenses restant à faire étaient de 7,7 milliards d'euros sur une période de 30 ans. En 2009, le démantèlement a coûté 347 millions d'euros. Il s'agit là d'une vraie filière industrielle compte tenu du nombre d'emplois associés et des partenariats internationaux.
Les premières opérations de démantèlement ont montré que le commissariat à l'énergie atomique (CEA), comme les acteurs privés, au premier rang desquels Areva, respectent parfaitement le calendrier et ce, malgré la complexité des chantiers. J'ai visité les sites de Marcoule et de Pierrelatte où étaient produits les combustibles nucléaires : les travaux avancent, voire s'achèvent, aux dates prévues et sans dépassement budgétaire.
Aux États-Unis, mes interlocuteurs ont souligné l'excellence française dans ce domaine : les Américains font appel à nos savoir-faire pour traiter localement leurs stocks et mettre en place leurs processus de démantèlement.
Nous avons donc un pôle d'excellence remarquable, à maintenir. Le démantèlement est financé par un fonds dédié, alimenté par les acteurs de la filière et par l'État. Mais ce dernier n'a pas versé la part qui lui incombait et le fonds fait face à un manque de ressources de l'ordre de 1,5 milliard d'euros.
Le cabinet du ministre, rencontré le 14 mars, m'a indiqué qu'un financement était toutefois prévu pour les années 2011 à 2013. Si nous voulons conserver notre excellence, il est primordial de trouver une solution financière à long terme.
Le stock en attente de démantèlement pour les autres matériels est d'environ 190 000 tonnes, 100 000 de matériels navals, 40 000 pour l'armée de terre, 38 000 pour les sous-marins, 3 000 pour les aéronefs. Le flux annuel est d'environ 25 000 tonnes, ce qui est un faible volume.
À titre de comparaison, le chantier naval de Brownsville au Texas traite 50 000 tonnes par an, avec une capacité effective de 140 000 tonnes.
Le traitement de ces stocks coûte 25 millions d'euros par an. Il est piloté par les services de soutien, le service de soutien de la flotte (SSF) pour la marine, la direction centrale du matériel de l'armée de terre (DCMAT) pour le terrestre, la structure intégrée de maintien en condition opérationnelle des matériels aéronautiques de la défense (SIMMAD) pour l'aéronautique, la direction générale de l'armement (DGA) étant responsable des missiles complexes et des sous-marins. Au sein de l'Union européenne, on distingue deux grands modèles : soit l'État a constitué une entité unique chargée de toutes les opérations de fin de vie, soit il confie cette responsabilité aux gestionnaires des matériels. La France s'inscrit dans cette seconde logique.
Les choix français me semblent pragmatiques et ont permis de traiter avec efficacité les premiers matériels. L'affaire du Clemenceau a sans doute été un facteur déclenchant. Depuis, le ministère de la défense et les armées se sont emparés du sujet et font preuve de professionnalisme.
Sur le plan industriel, il s'agit d'un marché limité, animé par des PME qui traitent indifféremment des déchets civils et militaires. Dans l'absolu, le démantèlement du stock actuel représente un enjeu de l'ordre de la centaine d'emplois.
Nous sommes donc loin de la notion de filière industrielle, parfois évoquée. Pour autant, des groupes tels que Nexter et d'autres, s'y intéressent de près, afin de mieux connaître l'ensemble du cycle de vie de leurs matériels. En connaissant l'état final de l'équipement, ils mesurent la pertinence des choix de développement d'origine.
La réduction de format des armées voulue par le Livre blanc va accroître sensiblement ce stock. Elle libérera des matériels disposant encore de potentiel et on peut espérer qu'une partie sera revendue d'occasion.
En effet, l'export est l'autre voie possible pour se séparer des matériels en fin de vie. Les ventes actuelles ne représentent qu'une dizaine de millions d'euros de ressources annuelles, ce qui est faible. A contrario, nos principaux partenaires l'utilisent comme levier politique et industriel. Entre 2000 et 2009, l'Allemagne a engrangé près de 1,4 milliard d'euros en vendant des matériels d'occasion. Je pense notamment aux 1 525 chars Léopard II revendus à 15 pays.
La Disposal Services Authority, agence centrale britannique en charge du démantèlement et de l'export d'occasion, a généré près d'un milliard d'euros de chiffre d'affaires entre 1994 et 2007. Elle est parvenue à vendre la moitié des matériels navals qui lui ont été confiés, dont des bâtiments de 18 ans d'âge, ce qui est assez jeune pour un navire.
Les États-Unis ont négocié avec la Roumanie un contrat de 1,3 milliard d'euros pour la livraison de 24 F16 d'occasion, cession actuellement suspendue pour des raisons budgétaires propres à la Roumanie, mais qui témoigne de la réalité du marché d'occasion.
La France a réalisé quelques rares opérations comme la vente au Brésil du porte-avions Foch en 2000 et de 12 Mirage 2000 en 2005.
Nous nous privons de cette possibilité pour des raisons juridiques, culturelles, mais surtout à cause de notre gestion du cycle de vie. Nos armées utilisent les matériels jusqu'au bout de leur potentiel, ce qui les rend peu attractifs sur le marché de l'occasion.
À moyen terme cependant, l'offre française pourrait être dynamisée par la réduction du format des armées. D'ici à 2015, l'état-major des armées estime le parc potentiellement à vendre à 40 navires, 130 hélicoptères, 150 avions de tous types, 1 500 engins blindés et 15 000 camions et véhicules. Restera à construire une véritable stratégie de pénétration des marchés intéressés.
Au-delà de ces éléments, j'ai identifié deux difficulté dans le système actuel.
Sur le plan comptable, le ministère de la défense n'est pas en mesure d'évaluer précisément la valeur de ses équipements. Jusqu'en 2009, les comptes étaient faits sur des tableaux Excel de plusieurs dizaines milliers de lignes et colonnes, chaque case étant remplie manuellement ! Nous votons chaque année près de 18 milliards d'euros de crédits d'investissement sans que l'on puisse nous dire la valeur exacte du stock que cela permet d'enrichir ou de remettre à niveau. Cela pose un problème politique. C'est aussi une limite pour le suivi des équipements et pour déterminer le coût réel du maintien en condition opérationnelle (MCO) ou des opérations de remise à niveau. Le ministère a engagé une modernisation de ses logiciels, notamment avec Chorus, mais nous devons nous assurer de la réalité de ces progrès.
Par ailleurs, le principe des provisions pour démantèlement est bien acquis, mais la mise en oeuvre reste délicate. La Cour des Comptes comme la direction des affaires financières de la défense (DAF) soulignent que les provisions, 753 millions d'euros en 2009, sont incomplètes.
Sur le plan réglementaire, la France peut être fière de la rigueur avec laquelle elle veille au respect de l'environnement. Toutefois notre pays interprète d'une façon très rigoureuse la réglementation sur l'amiante. Au contraire de nos partenaires, il s'interdit d'exporter tout matériel en contenant, même en infime quantité. Un nouveau décret est en préparation. Ira-t-il dans le bon sens ? Je ne peux pas l'affirmer à ce stade.
Partant de ces constats, je vous propose donc quatre axes de progrès.
D'abord, engager une réflexion en profondeur sur la gestion du cycle de vie des matériels, en envisageant la possibilité d'un remplacement de certains équipements en deuxième partie de vie. Faut-il toujours utiliser nos matériels jusqu'à leur extrême limite ? Je ne le pense pas.
Le développement des technologies duales, à cycle plus court, plaide également en faveur d'une gestion plus dynamique. C'est une évolution lourde que je vous propose, mais elle me paraît nécessaire.
Ensuite, favoriser un maximum de synergies avec le secteur civil et l'étranger. En regroupant des lots, nous pouvons obtenir une baisse des coûts, et favoriser la constitution de pôles spécialisés, par exemple pour les bombes à sous munitions. Un site spécialisé dans le démantèlement des MLRS pourrait être amorti sans peine, sous réserve que la France capte une partie des stocks européens, notamment via les appels d'offres de l'agence de l'OTAN en charge de l'entretien et de l'approvisionnement, la NAMSA.
Bien combiné à la demande civile, l'afflux de matériels devra renforcer la base industrielle française. Dans les prochaines années, la SNCF aura 80 000 tonnes de matériels à démanteler, sans oublier la RATP, les travaux publics, les douanes… Il est important de favoriser la convergence de ces demandes, en gardant à l'esprit que les emplois créés sont peu nombreux et plutôt à faible valeur ajoutée.
Troisième axe d'effort : améliorer notre dispositif d'export d'occasion. Au-delà du matériel, l'intérêt réside dans les prestations associées, formation, simulateurs, munitions. Il est aussi dans le renforcement de la présence diplomatique, industrielle et militaire de la France.
Quatrième axe : renforcer le pilotage politique des questions d'équipement et de politique industrielle. Nous ne pouvons pas demander au délégué général pour l'armement de justifier une politique industrielle qu'il ne décide pas. Chez nos principaux partenaires existe un poste de Secrétaire d'État aux investissements de défense. Il n'appartient pas au Parlement de se prononcer sur ce point précis. Notons que la mise en place depuis 2009 du comité ministériel d'investissement va dans le bon sens.
Vous l'aurez compris, ce travail sur la fin de vie des équipements est à la jonction de nombreux enjeux, financiers, réglementaires, industriels ou diplomatiques.
Il faut un suivi dans la durée. C'est, je le crois, le rôle du Parlement, et particulièrement de notre commission, de le conduire.