En ce qui concerne les relations avec les Frères musulmans égyptiens, je dispose de peu d'éléments. Il existe incontestablement une communauté de pensée et une proximité idéologique, politique et géographique entre les confréries : les Frères musulmans libyens sont traditionnellement implantés dans l'Est, en Cyrénaïque. Benghazi est tournée vers l'Égypte comme Tripoli l'est vers la Tunisie.
J'en viens à l'organisation de la rébellion. Le CNT, le Conseil national de transition, n'a été créé qu'il y a quelques jours. Il est composé de personnalités dont un certain nombre sont elles-mêmes issues du régime de Kadhafi. Ainsi, son président, Mustapha Abdejalil, était ministre de la justice il y a encore quelques semaines. Son responsable des affaires étrangères, M. Ali Essaoui, était ministre du commerce et de l'économie, puis ambassadeur en Inde, avant de démissionner et de rejoindre l'opposition. D'anciens responsables de la sécurité y siègent également, mais pas l'homme fort de la Cyrénaïque, l'ancien ministre de l'intérieur et général Abdel Fattah Younès al Abidi. Cet homme puissant et respecté dans l'armée, créateur des forces spéciales en Libye, ex-officier libre, compagnon de Kadhafi, a été pourtant l'un des premiers à faire défection, et il est devenu une figure de la rébellion.
M. Guibal m'a interrogé sur les causes de la révolte. En Tunisie, le mécontentement social a joué un grand rôle, l'immolation de Mohamed Bouazizi servant de déclencheur à un mouvement plus vaste dirigé contre l'emprise du clan du président Ben Ali. De même, en Égypte, les problèmes économiques et sociaux ont une importance majeure. Mais en Libye, tout le monde pensait que le régime avait, grâce aux recettes pétrolières, la capacité de gérer la contestation. Je rappelle que le pays produisait avant la crise environ 1,5 million de barils par jour – même si, depuis, la production a diminué au moins de moitié. Ses avoirs sont estimés à près de 150 milliards de dollars, pour une population très limitée de 6 millions de personnes. On aurait donc pu croire que la redistribution de la rente, certes inégalitaire, serait un moyen « d'acheter » la paix sociale. Les causes sociales ne semblent donc pas déterminantes dans la crise. En revanche, le caractère disproportionné de la répression à Benghazi a eu pour effet de révulser l'opinion et de lancer un mouvement devenu incontrôlable pour le pouvoir.
En ce qui concerne les flux migratoires, les accords passés avec l'Italie avaient porté leurs fruits, puisque les arrivées de migrants ont diminué de 90 %, notamment grâce aux moyens de contrôle – des vedettes, par exemple – mis à la disposition des Libyens par l'Italie. À la faveur des événements actuels, le flux vers Lampedusa a toutefois repris, ce qui donne au pouvoir des arguments pour se présenter en dernier rempart contre une invasion de l'Europe. Il existe des éléments objectifs de préoccupation : la pression migratoire en provenance du Sahel et du Sud de l'Afrique va se poursuivre quelle que soit l'évolution de la situation intérieure en Libye. Plus tôt les choses se stabiliseront, mieux ce sera.
La Libye était le seul État méditerranéen à ne pas avoir signé d'accord de partenariat avec l'Union européenne. Depuis 2008, la Commission avait donc reçu du Conseil un mandat pour négocier un accord-cadre global comportant un volet consacré aux migrations. Une aide était prévue pour aider les Libyens à faire face à cette pression. Le moment venu, les discussions pourront reprendre.
En ce qui concerne la pertinence de la division antique entre les trois provinces, je ne peux que donner un avis personnel : les 40 années de pouvoir de Kadhafi ont permis de cristalliser un sentiment national. Bien sûr, les Libyens se reconnaissent dans leur appartenance tribale – la répartition entre tribus est le socle de la société, et ce facteur très important distingue fortement le pays de ses deux voisins tunisien et égyptien –, et dans leur appartenance régionale, mais avec le temps, un sentiment national a fini par se forger. Il devrait survivre aux bouleversements en cours.