Permettez-moi de revenir un peu plus loin en arrière et de remonter à la révolution tunisienne, car elle a constitué un facteur déclenchant pour les événements survenus en Égypte, puis en Libye. L'honnêteté force cependant à reconnaître que personne ne s'attendait à ce que les choses se passent ainsi dans ce dernier pays. Un des meilleurs experts du monde arabe et du Moyen-Orient, Robert Baer, ancien analyste de la CIA, a déclaré le jour de notre retour à un quotidien français que, si on lui avait posé la question un mois auparavant, jamais il n'aurait affirmé que la Libye allait être touchée.
La révolution tunisienne a donc pris de court le colonel Kadhafi : on le voit à sa réaction, décalée par rapport au reste de la communauté internationale. Il a compris la situation avec retard, après avoir sans doute caressé dans un premier temps l'espoir d'un retour de Ben Ali. De même, lorsque la vague de démocratisation a touché l'Égypte, il a manifesté une incompréhension des événements, en décalage avec la réaction des autres dirigeants, y compris dans le monde arabe.
Dans les deux cas, tunisien comme égyptien, on a beaucoup évoqué le rôle tenu par internet et les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. Une telle influence ne pouvait qu'être atténuée en Libye, où le développement de la société civile a été considérablement freiné par le système mis en place depuis 40 ans par le colonel Kadhafi. Ce dernier n'hésitait d'ailleurs pas à dire, l'année dernière encore, qu'une telle notion ne pouvait avoir de sens en Libye : dans un pays où le peuple détient le pouvoir, il ne peut exister une société civile s'opposant à lui. De fait, les organisations qui pouvaient en relever étaient très peu nombreuses, sauf à se placer sous l'égide de la Fondation Kadhafi pour le développement, présidée par le fils du Guide le plus emblématique, Saïf al-Islam. Ce dernier était apparu à partir de 2003 comme un moderniste, incarnant l'espoir d'une ouverture de la Libye, mais ses dernières déclarations montrent qu'il fait bloc avec son père et avec les dirigeants actuellement retranchés à Tripoli.
Peu à peu, la pression est cependant montée dans les blogs et les réseaux sociaux : des appels à manifester ont été lancés, sur le modèle de ce qui s'était pratiqué en Tunisie et en Égypte. Ils ont bientôt été relayés par des centaines, puis des milliers de signataires. Leur impact a certes été réduit dans un pays où l'usage d'internet n'est pas aussi développé que chez ses voisins, mais ils ont suffi à inquiéter le régime libyen, d'autant qu'ils ont été repris par les chaînes satellitaires, notamment arabes. Celles-ci sont beaucoup plus regardées que les chaînes nationales, qui usent d'une langue de bois des plus rigides. Assez vite, Al-Jezira est donc devenue la bête noire du gouvernement, en dépit des bonnes relations que la Libye entretient traditionnellement avec le Qatar.
La couverture des événements de Libye par les chaînes satellitaires arabes – et notamment Al-Jezira – appelle toutefois quelques observations critiques. Nous avons certes vécu, entre le 16 et le 26 février, jour de notre départ, une dizaine de jours de fortes tensions et d'affrontements – non pas tant à Tripoli que dans les autres régions –, mais leur relation a fait l'objet d'exagérations, voire de désinformation. Ainsi, l'information, reprise par les médias occidentaux, selon laquelle l'aviation aurait bombardé Tripoli est parfaitement inexacte : aucune bombe n'est tombée sur la capitale, même si des affrontements sanglants ont eu lieu dans certains quartiers.
La genèse de ces affrontements réside dans la conjonction d'un contexte régional, celui des révolutions tunisienne et égyptienne, accompagné d'appels à manifester pour obtenir davantage de libertés, et d'une situation spécifique à la Libye, et plus particulièrement à sa partie orientale. À Benghazi, dans une région, sinon irrédentiste, du moins réfractaire au pouvoir en place depuis 40 ans, soumise à l'influence de l'ancienne monarchie Senussi comme à celle de la confrérie des Frères musulmans – et même, j'y reviendrai, à une forme d'islamisme radical –, des manifestations avaient lieu régulièrement depuis des années, auxquelles participaient les familles des victimes d'une tuerie survenue en 1996 dans une prison de Tripoli. La répression violente d'une mutinerie de détenus appartenant à la mouvance islamiste, dont beaucoup étaient originaires de Benghazi, avait alors fait plusieurs centaines de morts – certains parlent même de 1 200 victimes. Bien des années plus tard, lorsque le pays a commencé à s'ouvrir et à solder les comptes du passé, le régime a entrepris de proposer des formules d'indemnisation, sur le modèle de ce qu'il avait fait pour les attentats contre l'avion d'UTA et celui de Lockerbie, mais les familles ne les ont pas acceptées. À la suite de l'arrestation de leur avocat par la sécurité libyenne, elles ont à nouveau manifesté le 15 février – soit deux jours avant la manifestation à laquelle appelaient les réseaux sociaux en Libye. Le résultat a été dramatique : si le premier jour, la répression a eu lieu sans usage excessif de la force, dès le deuxième jour, les forces de l'ordre ont tiré sur la foule, et le troisième, les tirs étaient manifestement destinés à tuer. Il y a eu des morts et de nombreux blessés, comme les médecins français opérant à l'hôpital de Benghazi ont pu en témoigner.
Avec le recul, je pense que cet usage de la force totalement disproportionné – et d'ailleurs condamné dès ce moment par les autorités françaises – a été un facteur déclenchant de la vague qui menace aujourd'hui l'édifice construit par le régime. Il a contribué au fait que la zone échappant au contrôle des autorités de Tripoli s'étende de la frontière égyptienne à toute la Cyrénaïque, jusqu'à Misurata, à l'exception de Syrte.
La composition de l'insurrection est très diverse : elle regroupe de nombreux jeunes civils et des éléments de l'armée traditionnelle ralliés à l'opposition. Pour autant que nous puissions l'évaluer, faute de représentation sur place – d'autant que, même en temps normal, la Libye n'est pas un pays facile à comprendre –, l'armée libyenne compte environ 45 000 à 50 000 hommes, mais seulement 5 000 hommes sont vraiment bien entraînés, équipés, correctement payés et motivés. Ces derniers composent les forces les plus loyales au régime. Le reste de l'armée est moins bien doté en équipement. Si d'un point de vue quantitatif, le rapport de forces joue en faveur de l'insurrection, qualitativement, ce n'est pas le cas : les équipements les plus modernes et les plus sophistiqués sont détenus par le régime. Par ailleurs, l'emploi de mercenaires recrutés dans certains pays où l'influence libyenne est traditionnellement forte semble avéré, puisque certains ont été capturés.
Jusqu'à notre départ, le 26 février, l'insurrection a bénéficié d'une dynamique favorable : non seulement elle atteignait Misurata, qui n'est qu'à 220 kilomètres de Tripoli, mais certaines localités de l'Ouest de la Tripolitaine, comme Zaouïa – située à moins de 50 kilomètres de la capitale –, étaient tombées entre ses mains. Kadhafi tente de reprendre la main en assiégeant ces deux villes qui verrouillent, à l'est et à l'ouest, l'accès à Tripoli. En outre, la prise de contrôle de Misurata par l'opposition menace directement la ville de Syrte, située plus à l'est, et qui est le fief de Kadhafi. Sa chute serait donc un signal très fort. Le régime tente également de contenir l'avancée des insurgés à Ras Lanouf, terminal pétrolier, et à Ben Jawad, dont la position, près de Syrte, est stratégique.
Depuis une dizaine de jours, la dynamique en faveur de l'opposition s'est ralentie, pour ne pas dire qu'elle a été stoppée. Le pouvoir essaie de reprendre la main, sans y parvenir de manière décisive. Ainsi, après cinq jours de siège, Zaouïa n'est pas tombée. Il en est de même pour Misurata. L'utilisation de l'aviation, comme celle des blindés, est certes un élément pouvant jouer en faveur du pouvoir. Mais après de nombreuses années d'embargo, les capacités de l'armée de l'air semblent réduites. Les frappes sur Ras Lanouf, par exemple, n'ont pas été d'une grande précision.
Au final, la situation reste très mouvante et le rapport de forces n'est pas définitivement fixé. On peut donc esquisser trois hypothèses s'agissant du dénouement du conflit. Tout d'abord, Kadhafi pourrait reprendre le contrôle de toute la Libye, mais compte tenu du contexte, notamment international, cela reste peu plausible. Inversement, il est peu probable que le régime soit menacé à court terme, comme on aurait pu encore le penser récemment encore. Enfin, la troisième hypothèse est celle d'une division du pays plus ou moins durable, entre la partie située à l'est de Syrte, contrôlée par la rébellion, et la partie occidentale, qui resterait sous l'autorité du pouvoir – sachant que celui-ci contrôle également le Sud, dont on ne parle jamais, mais qui compte également des villes importantes comme Sebha ou Ghadamès.