Mesdames et messieurs les députés de l'Assemblée nationale française, c'est pour moi un grand honneur de m'exprimer devant vous. J'ai appris un peu le français autrefois, en Avignon, mais j'ai malheureusement presque tout oublié. Aussi m'exprimerai-je en russe.
À la fin des années 1980, lors de la glasnost et de la perestroïka, M. Chevardnadze m'avait demandé de participer à la création d'une commission de l'URSS pour l'UNESCO, commission dont je suis devenue présidente. J'ai eu alors, à ce titre, l'occasion de venir plusieurs fois à Paris, et je suis très heureuse d'y revenir en tant que Présidente d'une République indépendante.
Notre délégation, composée de deux membres du Gouvernement et de plusieurs députés, dont la vice-présidente de l'Assemblée, était hier à Bruxelles pour présenter notre République et exposer les questions qui intéressent son développement. La Conférence de l'Initiative pour la transparence des industries extractives, à laquelle nous participons, me donne aujourd'hui l'occasion de vous rencontrer.
Les énergies extractives occupent en effet une place essentielle dans notre économie. De grandes entreprises, notamment nord-américaines, travaillent sur des gisements d'or parmi les plus importants du monde, estimés à 700 tonnes, dont les deux tiers ont déjà été exploités. Notre pays, montagneux, dispose par ailleurs d'importantes ressources en eau qui approvisionnent les pays voisins, comme l'Ouzbékistan. Il possède aussi de grandes centrales hydrauliques, mais les infrastructures étant quelque peu désuètes, les coupures d'électricité sont fréquentes, ce qui est un paradoxe au regard des ressources.
Au cours des cinq dernières années, notre pays a connu des bouleversements. Notre Parlement, comme chez certains de nos voisins, était dominé avant 2010 par un seul parti, qui détenait 70 des 90 sièges. Il était très difficile de s'y faire entendre. C'est dans ces conditions que notre opposition a atteint le point de rupture à l'origine des événements d'avril 2010. La foule qui s'est rendue alors devant le palais présidentiel pour demander la démission de M. Bakiev fut accueillie par des balles : 87 personnes y laissèrent la vie et des centaines d'autres furent blessées ; certaines meurent encore aujourd'hui des suites de leurs blessures. Le 7 avril, avec mes collègues de l'opposition, je me suis rendue au Parlement pour exiger, et finalement obtenir, la capitulation du pouvoir en place. Nous avons alors promis de réécrire la Constitution pour instaurer un régime parlementaire et d'organiser des élections législatives.
Après le référendum du 27 juin dernier, des élections législatives libres, démocratiques et transparentes ont été organisées le 10 octobre. Des contestations ont rendu nécessaire un recomptage des voix, terminé en décembre. Cinq groupes parlementaires se partagent les 120 sièges, parmi lesquels un parti d'opposition nationaliste arrivé en tête des élections. Un nouveau Gouvernement a également été formé, au sein duquel sont représentés les trois partis qui forment la majorité. Nous sommes très fiers d'avoir montré qu'un tel processus démocratique était possible en Asie centrale et dans les pays de l'ancienne URSS.
Si mes prérogatives sont relativement étendues – les forces de l'ordre, à travers le ministère de la sûreté, sont sous mon contrôle –, notre pays vit désormais sous le régime de la séparation des pouvoirs, avec des institutions permettant les échanges démocratiques. Il est cependant confronté à de graves problèmes économiques et financiers, et le projet de budget en est à sa troisième lecture. Au Parlement, la commission des finances et celle de l'ordre public sont dirigées par des membres de l'opposition : autant vous dire que toutes les dépenses du Gouvernement sont passées au crible ! Par souci d'économies, je n'utilise quant à moi que des vols réguliers pour tous mes déplacements, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays.
Bien qu'une telle organisation politique soit incompréhensible pour nos voisins – le Président Medvedev nous a affirmé sans détours qu'elle n'était pas viable –, nous nous efforçons, jour après jour, de suivre notre chemin. Notre pays, dont certains territoires étaient inclus autrefois dans le grand khanat, a hérité d'une longue tradition nomade : les particularismes y sont relativement marqués, notamment entre le nord et le sud, et les influences ouzbekes se font sentir à l'ouest. Mais il forme une seule et même nation, que ce soit au regard de la langue, de la culture ou de la religion. Nos problèmes, bien qu'encore nombreux, sont au fond ceux de n'importe quel pays naissant.
Malgré notre arrivée au pouvoir, le clan Bakiev a gardé la main sur de nombreuses richesses qu'il avait privatisées à son profit ; il a d'ailleurs tout tenté pour nous renverser. Un peu partout dans le pays, nos forces de l'ordre ont dû affronter des bandes criminelles armées, notamment le 10 juin dernier, dans le sud, où le nouveau pouvoir, encore faible, n'a hélas pu empêcher la répétition des violences de 1992. Le Kirghizstan étant au carrefour de nombreux trafics de drogue, certains souhaitaient un retour au régime de M. Bakiev, qui, en son temps, avait d'ailleurs essayé de prendre le contrôle de ces trafics.
Selon une commission nationale indépendante, les affrontements de l'an dernier ont fait quelque 450 victimes ; de nombreux autres rapports, livres et articles y seront consacrés, et publiés avec la plus grande transparence : si nous voulons que de telles violences ne se reproduisent plus, il faut en identifier les causes profondes. L'édification d'un vrai pouvoir judiciaire reste aussi, à cet égard, une tâche essentielle.
Notre pays est encore faible, mais il ne veut plus vivre sous des régimes autocratiques. Il a déjà chassé deux présidents et s'est forgé, dans l'épreuve, une histoire politique. Nous souhaitons un système éducatif ouvert, et nous avons garanti les libertés de la presse, d'expression et de réunion – notre voisin russe, par exemple, ne peut pas en dire autant. Bref, nous faisons tout pour installer un régime démocratique, et souhaitons que l'Occident nous aide dans cette tâche. Le fait est que les agissements de M. Bakiev, dont les frères peuvent voyager librement dans le monde entier alors qu'ils ont sucé le sang du peuple kirghize, n'ont pas suscité les mêmes réactions que ceux de M. Kadhafi. Quant à nos demandes d'extradition de membres de la famille Bakiev installés en Turquie, en Irlande ou en Allemagne, elles sont restées lettres mortes ; ces personnes jouissent même souvent d'un statut de réfugié, quand elles n'obtiennent pas la citoyenneté, car elles ont beaucoup investi dans ces pays. Il faut mettre un terme à cette situation et construire l'avenir plus juste que nous appelons de nos voeux.