Le Secrétaire général de l'Organisation des Nations Unies (ONU), M. Ban Ki-Moon, m'a confié cette mission à la fin du mois d'août dernier, conscient que nous nous trouvions face à un blocage. Mais avant de développer mes conclusions, je souhaiterais dire quelques mots de ma collaboration avec le ministère des affaires étrangères et le Ministère de la Défense, qui ont accompagné ma mission ces six derniers mois. Qu'ils soient ici remerciés. En particulier, j'ai constaté à nouveau à quel point le Quai d'Orsay demeure un service public de grande qualité grâce à l'excellence de ses agents. Je souhaite notamment remercier Mme Camille Petit, qui m'a assisté tout au long de ma mission, ainsi que M. Vincent Astoux.
Hier encore, un pétrolier italien a été capturé et plusieurs marins ont été pris en otage. Il n'y a pas de jour sans de nouvelles tentatives et le phénomène s'amplifie. Les actes de piraterie, naguère concentrés au nord de l'océan Indien (golfe d'Aden), où ils ont été partiellement endigués, s'étendent maintenant très loin au sud et à l'est. Le pétrolier capturé hier était plus proche des côtes indiennes que de la Somalie. Des actes sont observés jusqu'au canal du Mozambique. Bref, la situation est d'une gravité extrême.
Pour y faire face, la communauté internationale a entrepris des efforts remarquables. La France et le Président de la République lui-même ont joué un rôle dans la mise en place de l'opération européenne Atalante, une première dans l'histoire du monde, placée aujourd'hui sous commandement britannique. Mais, malgré le travail accompli – escorte de navires transportant l'aide humanitaire et le ravitaillement de l'AMISOM, protection des navires vulnérables, capture de pirates présumés – le phénomène s'aggrave et gagne en violence. Les pirates, plutôt pacifiques il y a deux ou trois ans, sont, du fait de l'augmentation des rançons, de mieux en mieux équipés. L'usage des armes devient fréquent. Ils sont par ailleurs extrêmement bien organisés : c'est une véritable industrie, qui recourt aux technologies les plus avancées pour identifier des circuits et capter des informations permettant de capturer des navires précis. Ils sont rapides, mobiles, courageux. Les pirates de base, compte tenu de la situation économique du pays, sont motivés par l'espoir d'un gain, même modeste. Pour ceux du sommet, c'est l'espoir d'un véritable enrichissement. Il faut trouver le moyen de briser ce cycle infernal.
Une autre innovation a été introduite, juridique celle-là, qui est un grand progrès du droit international. La piraterie étant un crime international, la convention de Montego Bay autorise l'exercice par chaque pays d'une compétence universelle. Mais il ne s'agit que d'une faculté et non d'une obligation. Neuf pirates sur dix capturés par nos forces navales sont rendus à la liberté. Certes, il existe plusieurs obstacles, mais la véritable raison est que peu d'États souhaitent assumer la charge des poursuites juridictionnelles et surtout de l'emprisonnement. Le Kenya est le pays qui, grâce à des accords de transfert, notamment avec l'Union européenne (aujourd'hui caducs après leur dénonciation par la partie kenyane), poursuit le plus fréquemment les pirates. Les prisonniers somaliens que j'ai rencontrés à Mombasa sont traités correctement, dans des prisons réaménagées avec l'aide de l'office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). En somme, le Kenya a accompli un travail remarquable mais il est arrivé à son maximum. Depuis, les Seychelles ont accepté de conclure de tels accords et d'autres États pourraient suivre cet exemple (Maurice). Mme Ashton, avec qui je me suis entretenu la semaine dernière, veut encourager ce mouvement. Certains États non riverains poursuivent également, très modestement, les pirates, comme la France, les Pays-Bas, la Corée du Sud dont un navire a été capturé il y a quelques jours, ou encore le Yémen. Mais cela demeure marginal et tant que le sentiment d'impunité perdurera, il n'y a aucune raison que les pirates ne continuent pas à prendre la mer, permettant aux commanditaires de s'enrichir sans risque.
Dans ce contexte, que faire ? En premier lieu, il faut maintenir les efforts en cours, d'abord en termes de présence des forces militaires – bientôt, la question sera posée de leur maintien – et ensuite pour encourager les États qui le peuvent à juger et à emprisonner les pirates. Le rapport préconise toute une série de mesures sur ce plan. Mais la deuxième voie, c'est la « somalisation » : il est indispensable d'impliquer les Somaliens dans la résolution du problème.
Le rapport développe deux types de solutions. La première serait de parvenir à un accord entre la communauté internationale et deux régions autonomes du nord de la Somalie : le Puntland, d'où vient la majorité des pirates, et le Somaliland, une région assez stable au système démocratique qui fonctionne. J'ai rencontré leurs responsables à plusieurs reprises. L'idée est qu'elles s'engagent à lutter contre les pirates, à les poursuivre et à nous aider à créer des tribunaux spéciaux et des capacités d'emprisonnement, y compris pour ceux qui sont condamnés à l'étranger. Le rapport détaille de nombreuses propositions concrètes sur ce thème, sur le contrôle des côtes par exemple. En contrepartie, nous leur donnerions un coup de main économique et juridictionnel.
Cet aspect économique est essentiel, même s'il ne relève pas de la compétence directe du Conseil de sécurité. Si les jeunes Somaliens ne disposent pas d'alternative, la piraterie continuera malgré toutes les sanctions. Or, les experts identifient des possibilités de développement dans ces deux régions : élevage, exportation de bétail, pêche et pêcheries, transformation de poisson, ainsi que le développement des ports de Bosasso au Puntland et Berbera au Somaliland.
Quant au volet sécuritaire, juridictionnel et pénitentiaire, l'idée est que les pirates puissent très rapidement être transférés, dans le respect des règles internationales, vers les tribunaux somaliens et éventuellement incarcérés dans les prisons de la Somalie. Mais je m'interroge sur la capacité de la communauté internationale à agir avec rapidité, force et clarté… Restent ensuite des questions relatives par exemple au droit applicable. Il semble assez facile d'adapter le droit somalien. Le juge somalien à la Cour internationale de justice de La Haye, M. Yusuf, considère nos propositions comme raisonnables et utiles.
La deuxième solution, qui n'est pas exclusive, serait celle d'un tribunal somalien extraterritorial. Il ne s'agirait pas d'un tribunal international, qui coûterait trop cher et serait inadapté. Le tribunal que je propose fonctionnerait avec des juges somaliens appliquant le droit somalien, même si le concours de quelques juges internationaux pourrait être envisagé. Ils utiliseraient les équipements du tribunal du Rwanda, à Arusha, en Tanzanie, parvenu au terme de sa mission. Il se trouve que face à une menace qui s'est concrétisée, les autorités tanzaniennes font preuve d'un investissement croissant. L'hypothèse d'un tribunal somalien en Tanzanie ne paraît pas absurde au Président de ce pays. Je reconnais qu'elle est quelque peu avant-gardiste et qu'elle suppose l'acceptation du gouvernement de transition de Mogadiscio mais cette idée me semble très ingénieuse. Il faut poursuivre la réflexion en ce sens, tout en agissant dans l'immédiat pour des tribunaux en territoire somalien.
J'ai remis ce rapport voici dix jours au Secrétaire général, et j'en ai exposé les grandes lignes devant le Conseil de sécurité. Les États représentés l'ont approuvé. J'avais pris soin de rencontrer à plusieurs reprises les autorités américaines. Très réticentes au départ, elles considèrent aujourd'hui qu'en Somalie, et bien au-delà de la piraterie, il y a deux voies à suivre en même temps : s'attaquer au Shebab au sud, c'est-à-dire au terrorisme, et coopérer avec le nord. L'ambassadeur américain aux Nations Unies, Susan Rice, s'est donc montrée favorable, ainsi que les ambassadeurs russe et britannique, malgré les interrogations de ce dernier sur l'idée de l'extraterritorialité. L'ambassadeur de France a prononcé une intervention très ferme. On peut espérer l'adoption rapide d'une résolution suffisamment claire et ferme. Elle doit montrer que les Nations Unies sont conscientes de l'extrême gravité de la situation et appellent l'ensemble des partenaires – États, compagnies de navigation, Union européenne et Union africaine, Organisation Maritime Internationale… – à se mobiliser, et vite. Ensuite, il faudra encore mettre en place un système efficace pour suivre jour après jour l'application concrète du plan. Face à des gens organisés, rapides, malins et courageux, la communauté internationale ne peut pas se montrer hésitante.