Merci, Monsieur le Président. Cette audition fait l'objet d'un intérêt réciproque. Nous vous ferons parvenir des réponses écrites aux questions techniques que vous nous avez transmises.
Nous venons de créer au sein de la CNIL une quatrième direction, qui vient de s'ajouter aux trois premières respectivement consacrées aux questions fonctionnelles, à l'expertise juridique et technologique, et au contrôle-contentieux. Cette quatrième direction a été créée pour répondre aux défis des technologies nouvelles. Nous possédions déjà un service d'expertise technologique composé d'ingénieurs, quasiment unique en Europe et dans le monde. Mais il fallait identifier clairement la préoccupation de veille et de prospective au sein de notre autorité.
Cette direction possède de nouvelles armes :
- un budget autonome permettant de faire appel à des experts extérieurs de façon souple ;
- l'assistance d'un comité de prospective composé de membres de la CNIL et de personnalités extérieures à la CNIL ;
- enfin, un laboratoire nouvellement créé au sein de la Commission, car il est indispensable de tester les produits technologiques et de les analyser pour préparer le travail des juristes.
Cette évolution est aujourd'hui le fer de lance du développement de notre autorité.
Quatre technologies méritent une attention particulière :
- la vidéosurveillance ou vidéoprotection, qui rend les services que l'on connaît, mais dont il ne faut pas sous-estimer le potentiel dans le domaine de la géolocalisation ;
- la biométrie c'est-à-dire l'identification d'une personne par certains éléments du corps humain : l'oeil, la main (le réseau veineux, l'empreinte digitale, la forme de la main ouverte), la façon de se tenir ou d'écrire, la silhouette, la reconnaissance de l'odeur du corps humain permettent aujourd'hui cette reconnaissance ou la permettront dans un proche avenir. Notre travail est de mesurer le caractère intrusif d'un produit au regard de sa fiabilité technique et de sa performance, dans le cadre juridique existant et en intégrant d'autres facteurs tels que le consentement des personnes. Par exemple, il y a aujourd'hui plus de 400 lycées dotés de systèmes biométriques à l'entrée des réfectoires. Dans ces lycées, nous acceptons la reconnaissance de la main ouverte, dont la trace se perd immédiatement, mais interdisons l'utilisation de l'empreinte digitale, qui pourrait être récupérée à des fins abusives. La biométrie est la seule technologie pour laquelle la CNIL dispose d'un pouvoir d'autorisation expresse.
- la géolocalisation est inquiétante car elle devient diffuse : la vidéosurveillance, la biométrie peuvent servir à géolocaliser. Il existe une géolocalisation par effet, avec l'utilisation des téléphones portables, cartes bancaires, cartes de transport, de télépéage. Il existe également une géolocalisation par objet, avec l'utilisation du bracelet électronique en matière pénale et des puces de radio-identification (RFID), par exemple dans le domaine des transports, pour améliorer la logistique. Mais ce qui modifie la nature du problème, c'est la géolocalisation individuelle par le biais du téléphone portable de dernière génération. C'est un enjeu majeur et, selon moi, il représente la troisième étape de développement du système informatique, après l'ordinateur individuel et le réseau Internet. Je pense erroné de dire que ces problématiques sont analogues à des phénomènes déjà connus et maîtrisés par l'humanité, comme la radio ou la télévision. Nous sommes confrontés à une évolution qui transforme de manière considérable et irréversible l'exercice de nos deux libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir et la liberté d'expression.
- l'évolution d'Internet est, elle aussi, un facteur de risques : dès lors que nous sommes entrés dans un système, il n'existe plus aucune garantie absolue d'en sortir un jour. Ici, le traçage n'est pas physique et dans l'espace, mais mental et dans le temps. Le présent se dilate à un point tel que l'on perd la capacité à corriger les informations entrées dans le système.
On voit apparaître des phénomènes qui compliquent encore ces évolutions :
- la concentration des dispositifs : Roissy sera par exemple bientôt un « parapluie technologique » utilisant à la fois la vidéo, les puces RFID pour localiser les voyageurs retardataires, la biométrie, la récupération de nombreuses informations sur les passagers. La même évolution peut être observée dans les gares et dans les stades.
- la dilution des dispositifs dans le « nuage » numérique : des milliards de données personnelles sont gérées dans des « fermes numériques » pour une durée potentiellement infinie, les informations pouvant réapparaître à tout instant.
- la miniaturisation des dispositifs par le recours aux nanotechnologies : avec ces systèmes d'information, devenus invisibles, nous perdrons la certitude de ne pas être vus ou entendus dans notre vie courante.
- enfin, la dématérialisation : l'air que nous respirons sera teinté d'informatique. On est en train d'admettre l'idée que l'intelligence et l'émotion seront elles-mêmes intégrées à la société numérique.
Face à ces défis, quelles sont les solutions envisageables ?
D'abord, la pédagogie auprès des jeunes et du corps enseignant, par l'intermédiaire du ministère de l'éducation nationale : nous avons consacré un budget important à une action ciblée sur les élèves, les centres de documentation et les professeurs, sous forme de réunions et de guides pratiques. Il est indispensable de créer une sorte d'« instruction civique » au numérique pour inculquer aux jeunes les valeurs de l'intimité et de l'identité.
Il convient ensuite d'étudier dans quelle mesure la technologie serait capable de juguler la technologie : en limitant par construction l'intrusivité d'une technologie donnée, ou en intervenant de façon curative pour en limiter les effets. Se pose toutefois la question du financement de tels dispositifs.
Enfin, la solution juridique consisterait à convaincre les Etats-Unis, le Japon, la Russie, la Chine et l'Inde qu'il n'est pas concevable que des mastodontes économiques tels que Google ou Facebook développent leurs activités en Europe, sans reconnaître le droit européen. Le Canada et quelques autres pays, soit moins de 500 millions d'habitants, partagent le point de vue de l'Europe et son niveau élevé de protection. Il faut donner une valeur juridique contraignante au processus dit de Madrid, c'est-à-dire à un certain nombre de principes fondamentaux reconnus lors de la Conférence de Madrid il y a deux ans. Le Sénat et l'Assemblée nationale vont examiner des résolutions en ce sens, mais il faudra ensuite que le Gouvernement français et ses homologues européens entreprennent de faire de cet objectif une priorité. Il est malheureusement probable que ce processus sera trop long pour aboutir, avant qu'il ne soit trop tard, à une convention internationale. Dans l'attente, il faut souligner l'utilité de la pédagogie et l'intérêt de progresser sur le plan technologique.