Tout d'abord, je tiens à vous remercier de m'avoir invité. Comme vous le savez, la dissolution du Dáil, notre Assemblée nationale, a été prononcée hier ; des élections législatives anticipées vont avoir lieu le 25 février : je me consacrerai donc à la campagne dès mon retour en Irlande.
C'est un grand plaisir d'être parmi vous aujourd'hui. En ces temps un peu mouvementés, il me paraît très important que les politiques aient des échanges de vues sur leurs préoccupations communes.
Comme vous le savez, l'Irlande a une expérience très positive de l'Europe. En 1972, le peuple irlandais a exprimé par référendum, à une large majorité, sa volonté de tourner une page de son histoire et d'intégrer l'Europe le 1er janvier 1973. L'Irlande était jusque là « une île derrière une île », cachée par la Grande-Bretagne, mais depuis nous avons beaucoup changé. À l'époque, le PIB ne représentait qu'environ 60 % de la moyenne européenne ; mais pendant ces trente-sept années, notre taux de croissance annuel a avoisiné 4,5 %. Nous avons bien sûr connu des difficultés, mais notre peuple relève les défis auxquels il est confronté ; depuis trois ou quatre ans, nous avons fait énormément pour redresser la situation.
Nous avons une économie de petite taille, mais ouverte ; sans le commerce extérieur, nous ne pourrions pas vivre : 80 % de ce que nous produisons est vendu à l'extérieur de nos frontières.
La participation au marché unique nous a été très bénéfique. Au moment où nous avons rejoint l'Union européenne, nous étions fortement dépendants du marché britannique – plus de la moitié de nos exportations étaient destinées au Royaume-Uni. Nous avons abaissé cette part à 18 %, tandis que la part de nos exportations à destination de l'Union européenne est passée de 21 à 45 % environ.
La destinée de l'Europe et la nôtre sont donc intimement liées. Nous avons toujours regardé vers l'Europe, en particulier vers la France, et cela depuis des siècles. Le fait que notre pays soit membre de l'Union européenne explique pourquoi nous avons pu attirer tant d'investissements étrangers. Beaucoup de sociétés étrangères se sont installées en Irlande – qui, comme la France, fait beaucoup d'efforts pour cela. Depuis deux ans, certains investisseurs ont effectué des transferts vers la Pologne ; mais nous considérons que cela fait partie des cycles économiques. Bien d'autres facteurs que le taux de l'impôt sur les sociétés ont contribué à attirer dans notre pays les investisseurs étrangers : nous avons une très forte culture entrepreneuriale ; il existe un large consensus politique sur l'objectif de compétitivité – chez nous, ce n'est pas du tout un gros mot – ; le niveau d'instruction et de qualification est élevé, les compétences se sont diversifiées. Notre économie reste tournée vers les exportations, indispensables pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés.
Nos recettes fiscales étant insuffisantes par rapport à nos dépenses, nous venons de prendre des décisions très difficiles – et mon parti est au plus bas de sa popularité depuis les années vingt. Nous considérons qu'il importe d'élargir l'assiette fiscale pour augmenter les recettes, en même temps qu'il faut maîtriser les dépenses publiques. Nous venons de réduire notre budget de 15 milliards en deux ans et demi ; 6 milliards supplémentaires sont économisés sur le budget 2011, auxquels devraient s'ajouter 9 milliards d'ici 2014. Imaginez que le budget de la France soit amputé à hauteur de 18 % du PIB !
Dans le cadre de cet effort de maîtrise budgétaire, nos fonctionnaires ont accepté une baisse de salaire de 14 % en moyenne. C'est une illustration des sacrifices que nous avons faits pour équilibrer notre budget et respecter nos engagements vis-à-vis de l'Union européenne.
Hier dans ma circonscription, j'ai entendu de vives critiques sur le fait que nous protégions les banques et les détenteurs d'obligations. Mais au sein du Gouvernement, nous considérons que nous avons une responsabilité vis-à-vis des autres pays de la zone euro : nous devons prendre les mesures nécessaires pour protéger le système, aussi imparfait soit-il. Comme l'a dit une figure politique qui s'exprimait hier pour la dernière fois au Parlement, il n'y a jamais de mauvais moment pour prendre les bonnes décisions ; nous avons donc pris une série de mesures fiscales.
La France est bien placée pour comprendre qu'il n'y a pas de recette unique applicable aux vingt-sept pays de l'Union européenne ou aux dix-sept pays de la zone euro. Qu'il s'agisse de l'agriculture, de la culture, de la défense, de l'énergie, du marché de l'emploi, chaque État doit prendre des mesures adaptées à son cas. Je sais que notre taux d'impôt sur les sociétés de 12,5 % suscite des commentaires ; nous allons le maintenir, mais il y aura d'autres ajustements.
En Europe, il y a une indépendance des systèmes fiscaux, fruits de l'histoire de chaque pays. On sait que les bénéfices des sociétés du CAC 40 ont été imposés à environ 8 % : le taux d'imposition effectif n'est donc pas toujours le taux affiché. En Irlande, les sociétés qui sont imposées au taux de 12,5 % représentent environ 2,9 % du PIB irlandais. Mais quand on compare ce qui est comparable, on s'aperçoit que les recettes fiscales de l'Irlande sont tout à fait semblables à la moyenne des recettes fiscales européennes. Encore une fois, chaque pays a son système fiscal spécifique. Le taux de l'impôt sur les sociétés en Irlande n'a pas été choisi, quoi qu'on en dise, dans le but d'attirer les entreprises étrangères ; mais c'est incontestablement un taux avantageux pour les PME, particulièrement représentées dans notre pays.
On dit aussi que par son système fiscal, l'Irlande a détourné à son profit les investissements directs étrangers. Or il faut être bien conscient que les arbitrages en faveur de l'Irlande ne se sont pas faits au détriment d'un autre pays d'Europe : comme par exemple dans le cas d'Intel où le choix se posait entre l'Irlande et un autre pays hors U.E. et au final le choix s'est porté sur l'Irlande. Il est donc indispensable de prendre du recul et de voir si l'Europe est ou non gagnante ; et à notre avis, nos politiques sont bénéfiques pour l'Europe. De même en France, il existe des niches fiscales en faveur de l'innovation, et nous n'y voyons aucun inconvénient, bien au contraire.
Quelques mots sur le secteur bancaire et ses défaillances.
Nous avons pris conscience des problèmes – non spécifiques à l'Irlande – et nous avons « pris le taureau par les cornes ». Les prêts, pour une valeur nominale de 71 milliards, ont été transférés à l'agence nationale de gestion des actifs (National Asset Management Agency – NAMA). Nous allons payer un prix politique très fort pour cette décision, mais nous considérons que c'est notre responsabilité morale de protéger ceux qui ont fait des investissements dans notre pays. Les banques ont augmenté les niveaux de capital du Tier 1 de plusieurs points, conformément aux accords passés avec la banque centrale. Dans le cadre du programme Union européenne – FMI, notre pays va revoir les ratios de solvabilité des banques.
L'Irlande a beaucoup gagné d'appartenir à l'Europe. Elle a joué tout son rôle quand est venu son tour de présider l'Union ; sa présidence a témoigné de la force de son engagement européen et de sa volonté de jouer en équipe. Contre toute attente, nous avons réussi à obtenir un accord de tous les pays sur la Constitution européenne. Notamment à travers Patrick Cox, notre pays a joué – et continue de jouer – un rôle très actif au sein du Parlement européen.
La France et l'Irlande ont ensemble une longue histoire. Notre drapeau tricolore est inspiré du modèle français. Nous avons eu à gérer nos relations avec le même voisin. L'Irlande et la France travaillent main dans la main pour défendre un secteur agricole dynamique. J'ai récemment évoqué le sujet avec les autorités brésiliennes : je ne comprends pas la logique qui conduit à importer du boeuf en provenance de pays très lointains alors que nous sommes confrontés au changement climatique.
Les chiffres du commerce bilatéral entre la France et l'Irlande sont très bons. Nous avons chez nous beaucoup d'expatriés français, et il y a eu beaucoup d'investissements irlandais en France – dans les domaines de la climatisation, de la fabrication du verre, ou encore dans l'agro-alimentaire : environ cinquante entreprises irlandaises ont investi en France et emploient environ 10 000 personnes. Des sociétés françaises ont des activités en Irlande, dans le domaine des services environnementaux, dans l'assurance, ou encore dans les transports – avec en particulier la réalisation par Veolia du système de tramways de Dublin. Pernod Ricard et BSN sont fortement implantées en Irlande.
La France est pour l'Irlande un partenaire commercial majeur. Actuellement la balance est sans doute en notre faveur, mais les relations commerciales ont toujours été très soutenues, depuis plusieurs générations.
Il nous fallait prendre des décisions difficiles pour juguler la crise financière. Mais imaginez, en France, faire une campagne électorale en promettant, comme j'ai dû le faire hier, une augmentation des impôts, une hausse des cotisations sociales et une diminution du niveau des retraites ! Il reste que ces mesures impopulaires sont nécessaires. Bien sûr, c'est un exercice d'équilibrisme.
Nous avons également défini un plan national de reprise, comportant l'ensemble des mesures qui nous paraissent indispensables. Nous allons redresser les finances publiques, effectuer des changements structurels au sein de la fonction publique et augmenter les recettes fiscales ; mais les études de l'OCDE ont montré l'impact positif d'un faible taux d'impôt sur les sociétés : pour qu'une économie se développe, elle doit pouvoir attirer les investissements directs étrangers. À l'inverse, il a été démontré qu'une augmentation des prélèvements fiscaux sur l'économie a un effet très négatif. Nous considérons qu'il vaut mieux augmenter les autres impôts plutôt que l'impôt sur les sociétés. Le Parlement a donc voté la semaine dernière l'augmentation de divers droits et impôts, notamment sur les salaires, ce qui bien sûr déplaît à l'opinion publique. Mais il y a un consensus politique pour conserver le taux d'impôt sur les sociétés de 12,5 % – et nous ne comprenons pas très bien pourquoi d'autres pays nous désapprouvent. Certains devraient s'inspirer de nous.
Nous sommes engagés dans une démarche de long terme pour une meilleure gouvernance du secteur financier et bancaire. Le Conseil européen continuera à travailler sur ces questions ; nous sommes évidemment ouverts aux idées qui permettraient d'aller plus loin. Pour gérer la crise économique, nous avons besoin de travailler avec nos voisins. Mais l'Union européenne et ses structures, qui ont si bien travaillé pour nous, devront nécessairement évoluer dans l'avenir : il faut tirer les enseignements de nos erreurs, des erreurs des Vingt-sept, et améliorer notre processus de collaboration. Nous savons qu'aujourd'hui notre responsabilité morale est très importante dans le règlement de ces problèmes.