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Intervention de Christophe Péralès

Réunion du 26 janvier 2011 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Christophe Péralès, directeur du Service commun de documentation de l'Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines :

M. Hervé Gaymard se demandait s'il était opportun de légiférer. S'agissant du maintien de la TVA à 5,5 %, le consensus semble assez large, et quant au prix unique du livre numérique, je me garderai bien de trancher cette question. J'ai été très sensible à l'argumentation de M. Nicolas Georges, mais je souhaiterais souligner plusieurs points délicats à considérer dans le cadre d'une loi sur le prix unique du livre numérique.

Il faut d'abord qu'un modèle unique de commercialisation se dégage de ce texte. On s'est rendu compte, en effet, lors des débats, qu'en mettant en place un prix unique du livre numérique, on risquait de se priver de la possibilité de vendre par catalogues aux bibliothèques. Des modifications ont donc été proposées, qui ne concernent d'ailleurs pour l'instant que les bibliothèques universitaires et non les bibliothèques de lecture publique. Il convient donc de continuer la réflexion sur les modèles économiques possibles pour le livre numérique, en distinguant plusieurs cas.

Ainsi, pour être concret, lorsque l'on veut diffuser sous forme numérique, par exemple, les oeuvres complètes d'Yves Bonnefoy ou de Paul Celan, il est possible d'utiliser une procédure qui se diffuse actuellement aux États-Unis, et va être testée en France. Il permet à la bibliothèque offrant la possibilité de téléchargement après accord de l'éditeur, de bénéficier de deux ou trois téléchargements gratuits. Au-delà, le compte de la bibliothèque chez l'éditeur est automatiquement débité, le téléchargement s'effectuant grâce à un accès sur mot de passe, mais sans DRM. Cette procédure ne semble pas aberrante puisque la poésie se vendant mal et étant surtout diffusée grâce aux bibliothèques, il y a peu de risque que les oeuvres de ces auteurs soient disséminées sur le net. Au contraire s'il pouvait aider à faire connaître plus largement la poésie, elle n'en serait que plus positive.

Le problème est en revanche radicalement différent dans le cas des manuels. Si les bibliothèques réclament tout à coup la diffusion de manuels électroniques copiables à l'infini sans DRM les éditeurs ne s'y retrouveront pas. En effet, elles mettent les manuels téléchargés à la disposition des étudiants, ceux-ci ne les achèteront plus alors qu'ils en sont les plus gros clients. C'est pourquoi, la solution la plus pertinente pour ce secteur est l'abonnement. Le manuel est considéré comme un ouvrage alors qu'il ressemble en fait davantage à un périodique avec mise à jour régulière comme un manuel de médecine ou de droit comme le Jurisclasseur. Il existe donc plusieurs modèles possibles de commercialisation et il convient d'approfondir cette question afin d'éviter le modèle unique et uniformisant.

Le second point qu'il me semble important de relever est la tendance à établir un trop grand parallèle avec l'univers du livre. La notion de livre homothétique paraît d'ailleurs difficile à cerner et porteuse d'un certain nombre de risques. Ainsi, lorsque le livre est apparu, les premiers incunables « singeaient » les manuscrits médiévaux dans leur typographie et leur mise en page et il me semble que l'on se trouve actuellement dans cette logique lorsque l'on parle du livre. Je dirige un réseau de bibliothèques universitaires qui ont une certaine expérience du numérique puisqu'elles ont développé depuis une vingtaine d'années une offre de périodiques électroniques et j'ai l'impression de voir l'histoire se répéter. Lorsque les livres électroniques sont apparus en 1997 ou 1998, les éditeurs s'opposaient aux fichiers copiables et imprimables et souhaitaient des DRM. Il a fallu plusieurs années pour les convaincre de l'intérêt de travailler sur une offre légale et attractive plutôt que d'essayer de brider un usage, surtout dans le cas d'un nouveau support. Aujourd'hui, les articles de ces bases de données de revues sont téléchargeables, copiables, imprimables et les éditeurs de périodiques électroniques font même de très gros profits. Ces bases de données n'étant à l'origine accessibles qu'à l'intérieur de l'Université, la deuxième étape a consisté à demander aux éditeurs de permettre aux lecteurs de se connecter par mots de passe de l'extérieur de l'Université. Après discussions, les Universités ont finalement mis en place des annuaires pour identifier leurs usagers potentiels. Nous abordons actuellement une troisième phase ; plutôt que d'obliger les utilisateurs à passer par un portail spécifique à chaque éditeur, les éditeurs acceptent peu à peu de livrer les données brutes aux bibliothécaires afin qu'ils les incorporent à un portail unique permettant d'assurer la médiation entre les documents et l'usager. Est ainsi restitué aux bibliothécaires leur rôle de médiation, qui, comme celui des libraires, est essentiel.

L'histoire semble se répéter et les mêmes débats ressurgissent, sur les DRM, sans doute bientôt celui sur l'extension de l'accès, et la manière dont on accède ou pas. Je pense que nous devons tirer profit de l'expérience de vingt années des bibliothèques universitaires en matière de revues numériques. Certes, ces revues ne sont pas des livres électroniques, mais le livre numérique s'en rapproche davantage que de la musique en ligne avec laquelle il est pourtant très souvent mis en parallèle, mais avec laquelle il n'a, pour moi, qu'un lointain rapport.

Il faut donc éviter dans cette loi de « singer » le papier. Il faut bien sûr essayer de conserver certains acquis de l'organisation actuelle de l'économie du livre, tout en ayant conscience que l'on n'est pas exactement dans le même modèle et que certains aspects ne sont pas transposables.

C'est le cas également du prêt numérique. Certains modèles éditoriaux consistent à mettre à la disposition des bibliothèques un catalogue d'oeuvres assorti de prêts chronodégradables. Le terme « prêt numérique » est d'ailleurs assez impropre, puisque la bibliothèque ne prête pas ce qu'elle possède, comme pour le papier ; il s'agirait plutôt de location, comme dans des vidéoclubs, mais ce modèle n'est pas très pertinent car il induit de nombreux DRM, des difficultés de téléchargement. L'expérience des bibliothèques qui ont expérimenté le prêt numérique montre que les usagers ne veulent pas de ce modèle.

Je souhaiterais enfin souligner qu'en dehors de la question importante de l'économie de la chaîne du livre, les enjeux sont de deux autres ordres. En ce qui concerne tout d'abord les pratiques de lecture, on constate une érosion du nombre de lecteurs et du nombre des grands lecteurs. Je ne pense pas que ce soit en dressant des barrières multiples que l'on arrivera à favoriser la lecture. Un autre enjeu est l'économie de la connaissance, qui a certes besoin de la protection intellectuelle, de la protection de l'innovation, mais aussi que les oeuvres et les idées circulent afin de s'entre-féconder. De même que les progrès de l'alphabétisation dans la deuxième moitié du XIXe siècle ont constitué une condition essentielle de la société industrielle, l'économie de la connaissance ne s'épanouira pas si l'on met trop de freins à la circulation des oeuvres et des idées. Il y a donc un point d'équilibre à trouver, le curseur semblant aujourd'hui être plus proche de la propriété intellectuelle. Dans son dernier ouvrage « Apologie du livre », Robert Darnton rappelait que les Pères fondateurs des États-Unis considéraient le droit d'auteur comme une exception légitime et limitée à la liberté d'expression et de communication. La perspective me semble aujourd'hui un peu inversée. Et à cet égard, je me réjouis que l'Europe ait récemment indiqué que l'accès à la formation et à la culture était un droit fondamental. Les bibliothèques qui assurent depuis des siècles la transmission du savoir et son appropriation ne peuvent que souscrire à cette déclaration.

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