Découvrez vos députés de la 14ème législature !

Intervention de Xavier Driencourt

Réunion du 18 janvier 2011 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Xavier Driencourt, Ambassadeur de France en Algérie :

En effet, depuis que vous m'avez invité à cette audition, les graves mouvements sociaux que connaissaient l'Algérie et la Tunisie ont rapidement évolué, notamment en Tunisie. En Algérie, ces mouvements ont eu lieu entre le 7 et le 11 janvier. Partis de la capitale, ils se sont largement étendus à l'ensemble des villes du pays, grandes et moyennes, qui ont connu manifestations et saccages : Oran, Annaba, Tiaret, Batna, Biskra, et même Ouargla et Hassi Messaoud.

D'autre part, le mouvement fut très spontané, soudain mais aussi très bref. Dès le 11 janvier, le ministre de l'intérieur déclarait que « la page était tournée ». En outre, dans toutes les villes précitées, les émeutes n'ont touché que certains quartiers précis – notamment, à Alger, les quartiers de Belcourt, Bab El Oued ou encore El Biar, pour prendre l'apparence d'une sorte de «  vol de sauterelles » se déplaçant d'un lieu à un autre de manière très concentrée.

Les principaux acteurs de ce mouvement sont de jeunes garçons âgés de 14 à 18 ans environ, qui se sont attaqués à des cibles symboliques : les bijouteries – deux d'entre elles ont été saccagées à El Biar, précisément – et les magasins d'articles de sport, Adidas par exemple, mais aussi les magasins de téléphonie et les garages, y compris Renault et Peugeot. Les classes moyennes, en revanche, n'ont pas participé au mouvement : le samedi 8 et le dimanche 9 janvier, les rues d'Alger étaient désertes.

Officiellement, les manifestations ont fait six morts en Algérie et 863 blessés, policiers pour l'essentiel, ainsi qu'un millier d'arrestations.

Quelles sont les causes de ces manifestations ? Tout d'abord, les prix des produits de base tel que le sucre, la farine et surtout l'huile ont beaucoup augmenté, en raison des événements climatiques des derniers mois. Autre explication : le Gouvernement a décidé d'instaurer la taxe sur la valeur ajoutée au taux de 17% à compter du 1er avril prochain, ainsi qu'une taxe sur les produits intérieurs de 3%. Par ailleurs, dans le cadre de sa politique économique visant à lutter contre l'économie informelle, le gouvernement a décidé d'imposer le paiement par chèque pour les montants supérieurs à 500 000 dinars, soit 5 000 euros. Naturellement, cette mesure a, elle aussi, suscité de nombreuses réactions.

A ces causes économiques s'ajoute une toile de fond plus générale : le phénomène de la mal-vie, le désoeuvrement de la jeunesse, frappée par un taux de chômage élevé, le problème crucial du logement dans les grandes villes, notamment la capitale, et la part considérable du logement et de l'alimentation dans le budget des ménages.

Au plan sécuritaire, les autorités ont rapidement répondu aux manifestations en employant une tactique policière de grande retenue. Le nouveau directeur général de la police, qui a succédé à M. Tounsi, est un ancien général de gendarmerie, M. Hamel. D'autre part, la lutte antiterroriste menée pendant une quinzaine d'années a permis aux forces de police et de gendarmerie de disposer de moyens importants, d'acquérir une expérience bien supérieure à celle de la police tunisienne et d'augmenter leurs recrutements, au point que les deux corps comprennent aujourd'hui environ 150 000 hommes, pour une population de 37 millions d'habitants.

Au plan politique, les manifestations n'ont fait l'objet jusqu'à ce jour d'aucune tentative de récupération par les partis politiques, ni par les mouvements religieux. Les prêches du vendredi 9 janvier ont appelé la population à rester calme. Les autorités politiques sont demeurées silencieuses. En revanche, le ministre de l'intérieur, M. Ould Kablia, a été très présent dans les médias.

Venons-en aux différentes interprétations de ce mouvement social. Une interprétation est que les manifestations en Algérie n'auraient rien à voir avec les événements de Tunisie. A preuve : les émeutes n'ont pas duré plus d'une semaine. Elles furent le fait de casseurs motivés par la hausse des prix. Le Gouvernement tient à démontrer aux classes moyennes que le calme est revenu, et qu'il maîtrise la situation.

Autre explication possible que l'on entend : ces émeutes reflètent l'âpreté de la politique économique de lutte contre l'informel. Toutes sortes de théories de manipulation et de conspiration circulent aussi, qu'il faut cependant aborder avec la plus grande prudence.

Comment faut-il envisager les manifestations algériennes au regard des événements de Tunisie ? Les deux pays partagent plusieurs points communs, largement médiatisés. Tout d'abord, l'Algérie et la Tunisie sont tous deux dirigées par les mêmes dirigeants depuis un certain temps bien que depuis des dates différentes. Ensuite, dans ces pays, le débat politique est monopolisé par le ou les parti(s) au pouvoir. Enfin, même si le niveau de vie est nettement plus élevé en Tunisie, on observe dans les deux pays des problèmes de logement et de précarité, ainsi qu'un phénomène de mal-être social, aggravé en Algérie par une longue guerre civile, qui pousse d'innombrables haragas, ou migrants clandestins, à traverser la Méditerranée.

N'oublions pas aussi les contacts très denses entre les deux pays par l'intermédiaire des communautés algériennes et tunisiennes en France.

Cela étant, plusieurs différences démarquent l'Algérie de son voisin oriental. Premièrement, le pouvoir algérien est plus diffus et complexe qu'en Tunisie, où le régime était de nature clanique, et même familiale. En Algérie, le pouvoir se partage entre plusieurs cercles ; c'est un système à la fois égalitariste et éclaté dans lequel différents cercles interviennent. Le mécanisme du pouvoir est donc plus compliqué qu'en Tunisie.

Deuxièmement, l'Algérie dispose depuis 1991 d'une presse qui fait preuve d'une étonnante liberté de ton. Si certaines limites ne doivent pas être franchies, la liberté de la presse instaurée voici vingt ans est une réalité. Aujourd'hui, plus de 80 journaux quotidiens paraissent, certains tirant jusqu'à 600 000 exemplaires. Dilem, le Plantu algérien, ne se prive pas, dans ses caricatures, d'attaquer le système.

Troisièmement, les émeutes de Tunisie ont associé de nombreuses catégories de la population : jeunes, avocats, syndicalistes, fonctionnaires ou autres. En Algérie, la plupart des manifestants étaient de jeunes garçons âgés de moins de 18 ans. D'autre part, les revendications des manifestants tunisiens ont d'emblée été d'ordre politique, alors qu'elle n'ont porté que sur la hausse des prix des produits de base en Algérie, sans se transformer à ce jour en revendications politiques. Ajoutons qu'en Algérie, l'émeute est un phénomène assez courant.

Enfin, la principale différence entre les deux pays tient à ce que l'Algérie a connu une guerre civile de quinze années. De ce fait, la population éprouve une réserve, et même une crainte face aux mouvements de rue. Les forces de police et de gendarmerie, fortes d'une longue expérience de la lutte antiterroriste dont elles continuent de payer le prix aujourd'hui, adoptent sans doute une approche sécuritaire plus « subtile » qu'en Tunisie.

On peut donc envisager, partant de là différents scénarios allant du statu quo à l'« imitation » tunisienne. En tout état de cause, beaucoup dépendra de l'évolution de la situation tunisienne dans les prochaines semaines. De deux choses l'une : soit la Tunisie, d'émeute en émeute, tombe dans le chaos jusqu'à l'élection présidentielle, ce qui effrayera les classes moyennes en Algérie, soit elle opère une transition pacifique vers la démocratie, ce qui aura des conséquences en Algérie, mais il est trop tôt pour savoir lesquelles.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion