Je vous remercie de votre invitation. Je m'exprimerai en mon nom personnel mais aussi en tant que membre de l'Académie nationale de médecine, dont je serai le seul membre à être auditionné par votre commission spéciale. L'Académie a analysé en détail le futur projet de loi et fait connaître ses remarques. Elle a également pris publiquement position lors d'une conférence de presse le 16 novembre dernier sur l'anonymat du don de gamètes.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le compte rendu des auditions précédentes. J'ai relevé que quelques points n'avaient pas été abordés jusqu'à présent, sur lesquels je souhaiterais insister aujourd'hui.
L'application des lois dites de bioéthique – qu'il serait peut-être plus judicieux d'appeler d'éthique biomédicale –, soulève certaines difficultés. Je l'ai constaté aussi bien en tant que praticien que lorsque j'étais membre du conseil d'orientation de l'Agence de la biomédecine. Il faudrait sans doute trouver un meilleur équilibre entre ce qui relève du domaine législatif et réglementaire d'une part, de la responsabilité des scientifiques et des praticiens d'autre part. En effet, ces lois régissent de nombreux points relevant de l'exercice médical. Le futur projet de loi, dans la continuité des textes de 1994 et de 2004, continue de prévoir que les guides de bonnes pratiques sont établis par arrêté ministériel. Est-ce pertinent, dans la mesure où ces documents ont vocation à évoluer en fonction des connaissances ? L'obligation de recourir à un arrêté ministériel n'offre pas toute la souplesse nécessaire. Dans le domaine que je connais bien de l'assistance médicale à la procréation (AMP), seuls deux guides de bonnes pratiques ont été publiés dans notre pays depuis 1994 alors qu'en Grande-Bretagne, une dizaine l'ont été successivement durant la même période, comme il est normal, pour suivre l'évolution des techniques et des connaissances. On peut se demander si certaines dispositions réglementaires ne seraient pas plutôt du ressort d'organismes comme l'Agence de la biomédecine ; cela faciliterait leur adaptation quand c'est nécessaire.
De même, l'article 19 du projet de loi, modifiant l'article L. 2141-1 du code de la santé publique, dispose que « la liste des procédés biologiques utilisés en assistance médicale à la procréation est fixée par arrêté du ministre après avis de l'Agence de la biomédecine. » En quoi des procédés biologiques, à visée thérapeutique, relèveraient-ils d'un arrêté ministériel ? Je pense qu'on a voulu trouver une solution au problème qui a, curieusement d'ailleurs, fait l'objet d'un intense débat en France, de la vitrification des ovocytes, qui n'est qu'une technique de cryoconservation parmi d'autres. Dire si une technique est préférable à une autre, déterminer si telle ou telle n'en est encore qu'au stade expérimental ou peut être utilisée en clinique sont des questions qui se posent dans tous les domaines de la médecine, pour le diagnostic comme pour la thérapeutique. Or, ces techniques ne sont pas toutes soumises à validation par arrêté ministériel. Pourquoi faire de l'AMP un cas particulier ? Pour l'Académie de médecine, cela risque de constituer un handicap majeur pour une prise en charge thérapeutique efficace des patients.
Le deuxième alinéa de l'article L. 1418-1 du code de la santé publique, issu de la loi de 2004, définissant les missions de l'Agence de la biomédecine, lui donnait, entre autres, celle « d'assurer une information permanente du Parlement et du Gouvernement sur le développement des connaissances et des techniques pour les activités relevant de sa compétence et de leur proposer les orientations et mesures qu'elles appellent. » L'Agence de la biomédecine aurait donc dû, depuis 2004, procéder à une expertise des évolutions technologiques et des connaissances dans le domaine biomédical. Tel n'a pas été le cas, la loi n'ayant pas été mise en oeuvre, ce qui a conduit aux difficultés rencontrées par exemple avec la vitrification des ovocytes. Nous ne sommes, hélas, pas au terme des difficultés si la seule solution proposée est un arrêté ministériel ! D'autres démarches, moins administratives, pourraient être privilégiées. Pourquoi en matière d'AMP, comme dans les autres champs de la médecine, ne pas faire confiance à des organismes habilités à valider les techniques ?
Une autre difficulté qui n'a pas été soulevée jusqu'à présent et qui risque pourtant de se révéler majeure en matière d'AMP réside dans l'article 20 du projet de loi. En effet, celui-ci réécrit l'article L 2141-2 du code de la santé publique qui définit l'assistance médicale à la procréation, en incluant dans les actes d'AMP la conservation des gamètes et des tissus germinaux. Cela paraît cohérent dans la mesure où ces actes sont réalisés par des équipes d'AMP. Mais cette disposition, si elle est votée, sera source de confusion. En effet, quand on conserve des gamètes, c'est pour préserver la fertilité future d'une personne, lorsque cette fertilité est menacée, le plus souvent par un traitement anti-cancéreux. Une fois la personne guérie de son cancer, ces gamètes peuvent être utilisés dans le cadre d'une procréation médicalement assistée, mais pas nécessairement. Aujourd'hui, le tissu ovarien prélevé chez une jeune femme et sauvegardé par congélation lui est ultérieurement autogreffé, de façon que sa fertilité s'exprime naturellement. On n'est pas alors dans le cadre d'une AMP. Comment résoudre ce problème ?
Une autre difficulté de cette disposition tient à ce que si la conservation des gamètes et des tissus germinaux est assimilée à l'AMP, toutes les conditions posées pour l'accès à une AMP devraient valoir aussi pour cette conservation, ce qui est impossible. En effet, cette sauvegarde est proposée à des personnes jeunes, qui vont le plus souvent subir un traitement anti-cancéreux, potentiellement stérilisant. Ces personnes ne vivent pas alors nécessairement en couple. Il arrive même qu'elles ne soient pas encore en âge de procréer. Il n'est pas rare que l'on procède à des congélations au profit d'enfants pré-pubères. Nous pensons donc qu'il conviendrait de maintenir la distinction qui existait antérieurement entre l'assistance médicale à la procréation et des actes ayant pour but de préserver la fertilité des personnes, que celles-ci aient ultérieurement recours à une AMP ou puissent procréer naturellement.
Pour ce qui est du don de gamètes, l'Académie de médecine a pris position contre la levée de l'anonymat et relevé que certaines dispositions du projet de loi sur le sujet étaient inadaptées, voire incohérentes. Tout en soutenant totalement l'avis de l'Académie, je ne me prononce pas, pour ma part, en tant que médecin car je considère que cette question n'est pas d'ordre médical, mais social et juridique.
Depuis trente ans, j'ai rencontré beaucoup de parents ayant eu recours à un donneur, d'enfants conçus par don qui se trouvent en difficulté parce qu'ils ignorent l'identité de leur donneur et d'autres qui disent n'en éprouver aucune. J'ai également étudié les conséquences qu'avait eues la levée de l'anonymat dans les pays qui y avaient procédé. Je me suis notamment rendu en Suède l'an passé, premier pays à avoir, dès 1984, levé l'anonymat. Qu'ai-je constaté ? Je ne parlerai que des procréations par don de sperme, dans la mesure où on n'a pas encore assez de recul pour celles par don d'ovules. En France, le recours à l'AMP est réservé aux couples hétérosexuels, à la stérilité médicalement constatée, qui n'en souhaitent pas moins concevoir un enfant par ce biais et construire une famille. Mais de plus en plus aujourd'hui, dans les pays où cela est autorisé comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Suède, la Belgique ou les Pays-Bas, des femmes seules ou vivant dans un couple homosexuel recourent à un don de sperme pour devenir mères. La majorité des demandes sont même désormais de leur fait. Or, ces situations sont radicalement différentes en ce qu'il n'y aura pas dans la future famille d'homme jouant le rôle de père. L'enfant à naître n'aura qu'une ou deux mères et, éventuellement, une figure paternelle dans l'entourage. Je ne porte là aucun jugement de valeur. Je dis simplement que cela n'est pas neutre sur le traitement de la question de l'anonymat du don de gamètes. Si la France devait ouvrir la procréation médicalement assistée aux femmes seules ou homosexuelles, la donne s'en trouverait totalement modifiée.
Dans notre pays où, pour l'heure, seuls les couples hétérosexuels peuvent recourir à un don de gamètes, pourquoi faudrait-il lever l'anonymat ? L'un des arguments souvent avancés est qu'il est intolérable que des informations sur les donneurs, détenues par les CECOS, soient inaccessibles aux principaux intéressés. Je peux entendre cet argument. Encore faut-il bien savoir quelles informations détiennent les CECOS. Il y a d'un côté des données identifiantes, comme le nom et la date de naissance du donneur. Jusqu'en 1994, les CECOS, c'était le cas de celui dont j'étais responsable, supprimaient au bout d'un certain temps des dossiers ces données identifiantes, qu'il n'y avait aucune raison de conserver. Le don étant anonyme, il doit l'être pour tous, y compris pour le corps médical. Il y a d'un autre côté des données non identifiantes, médicales tout d'abord comme les antécédents personnels et familiaux, les résultats des dépistages effectués à l'occasion de chaque don, non médicales ensuite comme la situation familiale, le nombre d'enfants, la profession, certaines caractéristiques physiques… Ces données-là peuvent parfaitement être communiquées sans qu'il soit besoin de lever l'anonymat. Chaque fois que cela a été nécessaire, les centres ont transmis les données médicales dont pouvaient avoir besoin les médecins traitants. Je ne verrais pas d'inconvénient à ce que les données non identifiantes non médicales puissent être communiquées à ceux qui en font la demande. Tout le problème est d'en dresser la liste qui, selon le projet, relève d'un arrêté ministériel. Le projet de loi prévoit ainsi que soit indiquée la nationalité du donneur. Or, les questions portent plus souvent sur la religion ou l'origine ethnique du donneur que sur sa nationalité. Je m'interroge donc sur le contenu de cette liste et me demande s'il relève de la loi. On pourrait imaginer que, s'entretenant avec le praticien lors de son don, le donneur décide lui-même des informations non identifiantes dont il accepte qu'elles puissent être ultérieurement transmises aux enfants nés de lui.
Pour défendre la levée de l'anonymat, d'autres avancent des raisons médicales. Mais, je l'ai dit, nous avons toujours pu répondre aux questions des médecins sans avoir à révéler l'identité du donneur. Et si on souhaitait désormais des informations génétiques plus précises, il suffirait de conserver un échantillon d'ADN des donneurs pour procéder ultérieurement à tous les tests souhaités, sans qu'il soit nécessaire, là encore, de dévoiler leur identité.
D'autres arguent qu'il serait utile de lever l'anonymat pour éviter de possibles rencontres incestueuses entre enfants conçus d'un même donneur. Cette crainte me paraît relever davantage du fantasme que de la réalité. Pour autant, le risque n'est pas nul qu'une personne conçue par don de sperme tombe amoureuse d'une autre conçue avec le sperme du même donneur et puisse vouloir des enfants avec elle. Si elle s'en inquiète, elle peut interroger le CECOS où elle a été conçue qui a les moyens, toutes les paillettes étant codées, de savoir si deux personnes conçues par don sont ou non issues d'un même donneur. Il n'est pas nécessaire pour cela de lever l'anonymat.
Le dernier argument avancé pour demander la levée de l'anonymat est le droit de chacun à connaître ses origines personnelles. Cela renvoie à la question fondamentale de ce qu'est l'origine de quelqu'un. Mais l'origine d'une personne se réduit-elle à sa dimension biologique ? Il n'est pas question de nier cette composante mais il y en a beaucoup d'autres, plus humaines dirais-je, comme le désir, la volonté de ses parents de devenir parents en dépit de la stérilité…
Sans avoir de position tranchée définitive sur le sujet, je m'interroge sur les conséquences de la révélation à un enfant conçu par don de l'identité de son donneur. Souhaite-t-il seulement s'en faire une représentation, le rencontrer ou nouer des liens avec lui ? La loi écarte certes tout risque juridique de remise en cause de la paternité du père. Mais les liens de filiation se réduisent-ils à leur dimension juridique ? Ne comportent-ils pas une composante sociale, affective, psychologique ? Permettre que puisse se tisser un lien entre l'enfant et son donneur risque de se faire au détriment du père stérile qui, a, lui, à construire sa paternité. Beaucoup d'hommes stériles que j'ai rencontrés, et leurs femmes d'ailleurs, m'ont dit que si leur enfant pouvait, à sa majorité, connaître l'identité de son donneur, cela influerait sur le vécu de leur construction familiale. Cette crainte pourrait les conduire à ne pas informer l'enfant de son mode de conception, de peur que celui-ci ne se tourne un jour vers son donneur.
Il est intéressant de noter, comme en attestent diverses études menées en Grande-Bretagne et aux États-Unis, que les personnes en quête de l'identité de leur donneur sont moins intéressées par celui-ci que par les autres enfants qu'il a pu avoir, enfants de sa propre famille ou conçus au profit de couples ou personnes stériles. C'est en réalité davantage leur fratrie que leur donneur que ces personnes recherchent. Toutes les conséquences potentielles de la levée de l'anonymat n'ont pas encore été suffisamment évaluées à l'étranger. En Suède, où il a été décidé en 1985 que tout enfant conçu par don pourrait, à partir de l'âge de 16 ans, accéder à l'identité de son donneur, aucun des sept centres d'AMP du pays n'a reçu, depuis 2001 donc, une seule demande ! L'explication la plus souvent avancée est que depuis lors, les parents cachent aux enfants leur mode de conception. La levée de l'anonymat a paradoxalement renforcé le secret sur les origines, en quoi elle ne résoudrait donc pas le problème des enfants en quête de leur histoire, qui est aussi celle des parents qui les ont désirés.
Pour conclure, je voudrais citer le cas, anecdotique sans doute mais non moins intéressant, d'un jeune comédien français, Grégoire Leprince-Ringuet, qui indiquait dans un récent portrait de lui, publié par Libération, qu'ils étaient quatre dans sa fratrie, tous conçus de façon différente. « Ma soeur aînée a été adoptée, j'ai été conçu par FIV avec don de sperme, mon premier frère l'a été par insémination artificielle avec sperme de donneur et le petit dernier est né naturellement. Il n'y a aucun problème, nous avons tous été voulus par nos parents qui nous ont tous informés de notre mode de conception. Je ne comprends pas pourquoi on souhaite modifier la loi », concluait-il. Ayant eu l'occasion de le rencontrer avec sa mère et ses frères et soeur, j'ai été frappé de la vigueur de son opposition à la levée de l'anonymat. « J'y suis opposé, m'a-t-il dit, car si à l'époque de ma conception, le don de sperme n'avait pas été anonyme, je ne serais pas là aujourd'hui car mes parents n'auraient jamais eu d'enfant avec donneur. » Sur les quelques 50 000 enfants nés en France par don de sperme, quelques-uns rencontrent des difficultés, qu'il ne faut pas nier. Mais l'essentiel me paraît résider dans l'accompagnement des parents, hélas souvent les grands oubliés du débat. Il y a beaucoup de progrès à faire en ce domaine.