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Intervention de Michèle Alliot-Marie

Réunion du 18 janvier 2011 à 10h45
Commission des affaires étrangères

Michèle Alliot-Marie :

Dans un monde de plus en plus mobile et globalisé, la représentation nationale doit pouvoir être informée le plus rapidement et le plus exactement possible des événements au fur et à mesure de leur déroulement.

Après cinquante-cinq ans pendant lesquels elle n'a connu que deux présidents, la Tunisie vit aujourd'hui une période historique.

Eu égard à la force des liens entre la France et la Tunisie, il est tout à fait naturel que, dans ces moments décisifs, la France se tienne aux côtés du peuple tunisien. Le grand nombre de Tunisiens en France, de Français en Tunisie, de Franco-Tunisiens, les échanges de toute nature entre nos deux pays rendent très étroites les relations entre nos peuples et nos États. Nous voulons d'abord, dans toute la mesure du possible, aider un peuple ami, mais tout en étant respectueux de celui-ci, c'est-à-dire sans interférer dans sa vie interne. C'est là une attitude conforme aux principes constants de notre politique internationale : non ingérence ; respect de l'État de droit ; appel à la démocratie et à la liberté, et soutien de celles-ci. La Tunisie étant un ancien protectorat, nous sommes plus encore tenus à une certaine réserve. Munis de ces principes, il nous faut aborder la situation avec calme et lucidité.

Je fais confiance à l'esprit de responsabilité du peuple tunisien – que nous voyons se manifester même au milieu des difficultés actuelles – pour permettre à celui-ci de retrouver la voie de l'apaisement et du dialogue, éléments essentiels pour une transition réussie.

Nous devons tous faire preuve de modestie. Formuler des interprétations après coup est facile. Ni la France ni les autres pays n'avaient vu venir les événements de Tunisie, ou, tout au moins, leur accélération. Certes, nous avions tous pu constater l'insatisfaction de la jeunesse tunisienne, l'une des plus éduquées et des plus cultivées de la région, et pourtant fortement frappée par le chômage. Lors de nos déplacements, nous avions aussi pu ressentir, les uns et les autres, une exaspération de la population devant l'accaparement de l'économie tunisienne par un clan – plus ou moins discret. Nous avions aussi vu, ces dernières semaines, le mouvement débuté par l'immolation du jeune Mohamed Bouazizi laisser progressivement place à un mécontentement politique. Pour autant – soyons honnêtes – nous avons tous, hommes politiques, diplomates, journalistes, chercheurs même, été surpris par la rapidité de cette révolution désormais dénommée « révolution de jasmin ».

Plus qu'ailleurs dans la région, le fossé s'était creusé entre un développement économique et social soutenu, que tous citaient en exemple, et un sous-développement des libertés et des droits politiques.

La force d'Internet et des réseaux sociaux a libéré la parole. Dans l'avenir, nous aurons à prendre en compte ce constat. Par rapport au passé, cette force a donné une ampleur nouvelle à la contestation.

L'usage excessif de la force à l'encontre des manifestants a aussi été l'un des déclencheurs essentiels des événements. Il a plus que jamais montré la réalité tunisienne, tant aux yeux du monde que des Tunisiens. Les images de la répression violente conduite par les forces de l'ordre ont exacerbé la détermination du peuple tunisien, et donc, certainement, accéléré le cours des événements.

Mardi dernier, lors des questions d'actualité, vous m'avez interrogée – vous-même, je crois, monsieur le président – sur les manifestations. Je souhaite profiter du délai plus long dont nous bénéficions aujourd'hui pour revenir sur ma réponse.

Mes propos, nécessairement brefs, ont peut-être été mal interprétés, et parfois déformés. S'ils ont été mal compris, je ne peux que le regretter ; ils ne visaient qu'à exprimer ma sensibilité aux souffrances du peuple tunisien dans ces manifestations. J'avais en effet, comme vous, vu ces images où des tirs ont entraîné des morts.

Je suis scandalisée par le fait que certains aient voulu déformer mes propos, qu'on les ait coupés, qu'on les ait sortis de leur contexte pour leur faire dire à des fins purement polémique le contraire de ce que je voulais dire, notamment le contraire de ce que je pouvais ressentir face aux souffrances du peuple tunisien. J'ai fini par douter de moi. Après tout, en deux minutes il peut arriver qu'on s'exprime mal, d'autant que je venais de passer une nuit dans un avion ! Si bien que j'ai relu mes propos pour vérifier que ce que j'avais dit correspondait bien à ce que je pensais, et non pas à ce que j'entendais et aux interprétations de certains.

Je vous remercie de l'occasion que vous me donnez de préciser quelle est l'analyse que je faisais et que j'ai toujours faite.

J'ai été bouleversée par les tirs à balles réelles contre un certain nombre de manifestants, et par les victimes qui en ont résultées, parmi lesquelles un professeur franco-tunisien et un photographe franco-allemand. En substance, j'ai dit que je déplorais l'usage disproportionné de la force contre des manifestants. Gérer des manifestations, même violentes, sans ouvrir le feu et sans faire de morts est possible. Nous savons le faire en France ; or tel n'est pas le cas dans tous les pays du monde. Depuis une vingtaine d'années, des manifestations d'ampleur ont eu lieu dans notre pays – j'ai eu à gérer moi-même des événements comme ceux de Villiers-le-Bel ou ceux qui ont entouré la réunion de l'OTAN à Strasbourg – et il n'y a pas eu de mort. C'est la raison pour laquelle j'ai indiqué que nous étions prêts – dans l'avenir bien sûr, puisqu'il s'agit de formation – à transmettre par le biais de la formation notre savoir-faire en matière de gestion des foules sans usage disproportionné de la force : les gens doivent avoir le droit de manifester sans que leur vie risque d'être mise en jeu par des tirs de police.

Il est évidemment inenvisageable que la France prête un concours direct aux forces de l'ordre d'un autre pays. C'est contraire à nos lois et à toute légitimité. Je ne peux pas comprendre que certains aient voulu faire une interprétation malveillante en ce sens de mes propos. Je connais la législation et les règles dans ce domaine : j'ai été ministre de la défense, de l'intérieur, de la justice ! Que certains essaient d'énoncer des contrevérités de ce type me choque profondément : on peut faire de la politique, vouloir faire du sensationnel, mais on n'a pas le droit de déformer des propos à ce point ! Je le répète, jamais il n'a pu être dans les intentions de quiconque d'envoyer des forces de l'ordre dans un autre pays ; je ne vois du reste pas du tout dans quelles conditions cela serait possible.

Les événements en Tunisie se déroulent très vite. Aujourd'hui, la situation de la sécurité y est contrastée. D'après les informations dont nous disposons – j'ai été en contact durant toute la période non seulement avec le ministre des affaires étrangères de Tunisie, mais aussi avec le nouveau Président et l'actuel Premier ministre –, des milices fidèles au président déchu se livrent à des tirs et à des tentatives d'envahissement de bâtiments publics. Le Premier ministre de transition, M. Mohammed Ghannouchi, a annoncé qu'il n'y aurait aucune tolérance pour ces bandes criminelles.

À Carthage, l'armée régulière a repris le contrôle du palais présidentiel en en délogeant la garde présidentielle qui s'y était retranchée. À Sfax, une ressortissante française qui était sortie dans la rue pendant le couvre-feu et qui aurait refusé d'obtempérer aux ordres des forces de police a été touchée par une balle ; elle est aujourd'hui hospitalisée. Après plusieurs jours d'agitation, la situation est redevenue relativement calme dans cette ville. Elle reste en revanche assez tendue à Bizerte, où, hier encore, des tirs ont été entendus et des hélicoptères sont intervenus.

Néanmoins, dans nombre de cas, un retour à la normale peut être noté. L'Union générale des travailleurs tunisiens et un certain nombre de mosquées ont appelé la population à reprendre le travail. De même, des magasins qui avaient fermé pour éviter la dévastation et le pillage rouvrent progressivement.

J'ai proposé à la fois au nouveau Président de la République et au ministre des affaires étrangères une aide éventuelle en ravitaillement et en biens de première nécessité, en particulier pour les enfants et les personnes démunies. Tout en me remerciant de cette offre, le Président de la République comme le Premier ministre m'ont répondu que le rythme de retour à une situation normale ne rendait pas cette démarche nécessaire. Il est à noter que, depuis hier, le marché de gros a rouvert et serait en cours de réapprovisionnement – l'insécurité avait en effet empêché les livraisons d'avoir normalement lieu –, et que les administrations ont aussi rouvert leurs portes.

M. Mohammed Ghannouchi a également annoncé la libération de tous les prisonniers d'opinion. En revanche, le couvre-feu demeure, eu égard à la crainte des exactions, qui perdure. Certains quartiers se sont même organisés pour se protéger, avec l'accord, semble-t-il, du Gouvernement. Aux dires mêmes des autorités, avec lesquelles je me tiens en liaison en permanence, la situation de la sécurité est encore un peu tendue. Notre cellule de crise reçoit néanmoins beaucoup moins d'appels depuis hier qu'au cours des premiers jours.

Le paysage et la vie politiques sont en train de se réorganiser. Ainsi, la composition du nouveau gouvernement a été annoncée hier matin par le Premier ministre. C'est un Gouvernement d'union nationale, qui comporte plusieurs personnalités – non visées par les critiques – de l'ancien parti au pouvoir. C'est ainsi que, pour assurer la continuité du service public, les titulaires des grands portefeuilles régaliens ont conservé leur poste. Ce nouveau gouvernement comprend également trois personnalités d'opposition : M. Ahmed Brahim, du parti Ettadjdid, est ministre de l'enseignement supérieur ; M. Néjib Chebbi, du parti démocratique progressiste, est ministre du développement local et régional ; enfin, M. Mustapha Ben Jaafar, du Forum démocratique pour le travail et les libertés, est ministre de la santé – ces deux dernières personnalités étaient jusqu'alors en butte à des attaques renouvelées du pouvoir en place.

En revanche, le nouveau gouvernement ne comprend de représentants ni du parti communiste des ouvriers de Tunisie, ni du mouvement islamique Ennahdha. Se positionnant comme « la vraie opposition », ces deux partis ont en effet refusé d'y participer.

Le nouveau gouvernement va devoir affronter trois défis : rétablir l'ordre public, indispensable à la vie quotidienne ; persuader le peuple tunisien de sa crédibilité ; enfin, préparer les élections. Dans chacun de ces trois domaines, les enjeux sont considérables.

Que va devenir l'appareil du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) ? Ce parti, qui comprenait deux millions d'adhérents, monopolisait aussi des postes dans l'administration.

Quel sort réserver à la centaine de milliers de policiers sur lesquels reposait le régime précédent ? Il n'est pas indifférent de noter qu'après avoir disparu le vendredi soir – ce qui a sans doute aussi favorisé un certain nombre d'exactions et la mise en place de milices –, la police a réapparu à partir du samedi matin, aux côtés de l'armée, pour stabiliser la situation, notamment à Tunis.

Quelle place aussi pour les partis islamistes ?

Quelle place enfin pour l'armée, dont le rôle a été essentiel dans la chute du régime ?

La Tunisie entre dans une phase de transition. Pour elle, pour le peuple tunisien, pour la stabilité de cette partie du monde et de la Méditerranée, il est indispensable qu'elle la réussisse.

La France a indiqué très fermement que l'aspiration des Tunisiens à plus de démocratie et de liberté ne pourra se réaliser que si des élections libres sont tenues dans les meilleurs délais. Aux termes de la Constitution, l'élection du futur Président de la République devrait intervenir au plus tard dans les deux mois suivant la constatation de l'empêchement définitif de M. Ben Ali, qui est intervenue le 15 janvier. L'opposition estime ce délai trop court et demande son extension. C'est donc au nouveau Gouvernement d'union nationale qu'il revient de déterminer comment faciliter la participation du plus grand nombre à ces élections libres, alors que les partis sont aujourd'hui grandement désorganisés. Le Premier ministre a annoncé que l'organisation des élections aurait lieu au plus tard dans les six mois. Il se garde donc une marge de manoeuvre.

Voilà ce qui peut être dit aujourd'hui de la situation en Tunisie.

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