Le processus électoral, qui a été émaillé de nombreux problèmes, n'est pas encore achevé : un nouveau scrutin a dû être organisé dimanche dernier dans cinq communes et, le lendemain, la Cour constitutionnelle a annulé les résultats proclamés à Mitrovica, où l'on votera de nouveau le 23 janvier. En l'état, aucun parti ne dispose d'une majorité. Lors du scrutin de dimanche dernier, le PDK de M. Thaçi a perdu environ 30 000 voix, compte tenu du fait que le taux de participation dans les fiefs du Premier ministre sortant est passé de 95 % lors du premier scrutin à 60 % lors du second – un taux somme toute plus réaliste. Ce nouveau résultat a entraîné une diminution de deux points du score national du PDK, qui aurait ainsi recueilli 32 % des voix environ – loin du seuil majoritaire.
Cela étant, M. Thaçi semble se considérer Premier ministre de droit divin, en quelque sorte : il annonçait avant même les élections qu'il formerait le prochain gouvernement, mais nul ne sait encore avec qui. Il est vrai qu'il peut compter sur le soutien des députés du Parti libéral indépendant, un parti serbe qui a gagné les élections dans les enclaves serbes au prix d'une fraude et d'une corruption encore plus graves qu'ailleurs au Kosovo – même si le scrutin n'y sera pas contesté. Ce groupe de huit ou neuf députés, non négligeable pour un Parlement qui en compte 120, participera donc au gouvernement de M. Thaçi. Celui-ci peut également compter sur les six ou sept députés de l'AKR, l'Alliance pour un nouveau Kosovo dirigée par M. Behgjet Pacolli, le sulfureux homme d'affaires kosovaro-suisse. Même ainsi, toutefois, le compte n'y est pas. Dès lors, c'est l'AAK, l'Alliance pour l'avenir du Kosovo, qui se trouve en position de faiseur de rois. Elle fera pencher la balance du pouvoir entre le PDK et la LDK, tous deux susceptibles de diriger une coalition, ou provoquera un blocage institutionnel. Rappelons que l'AAK est toujours dirigée par M. Ramush Haradinaj depuis une cellule de la prison de Scheveningen, puisqu'il doit être jugé en appel pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité par le Tribunal pénal international, après avoir été acquitté en première instance suite à la disparition suspecte de nombreux témoins. C'est donc peut-être au parloir de ce pénitencier que se décidera la composition du prochain gouvernement kosovar !
A ce jour, la plupart des diplomates occidentaux en poste à Priština prônent la constitution d'une coalition PDK-AAK, la plus susceptible de garantir la paix et la stabilité dans le pays, et ce en vertu d'un raisonnement bien connu selon lequel il vaut mieux que les bandits soient au gouvernement plutôt qu'armés dans la rue. Précisément : un tel accord de coalition serait essentiellement mafieux, puisqu'il consisterait en un partage du territoire et des secteurs d'activités criminelles. En effet, le PDK contrôle la distribution des carburants et de l'héroïne, l'AAK celle des cigarettes et de la cocaïne, et chacun dispose de sa propre sphère d'influence géographique.
En tout état de cause, le gouvernement ne sera pas formé rapidement. Tout d'abord, un dernier scrutin aura lieu le 23 janvier. Ensuite, plusieurs partis, dont la LDK, estiment que cette farce électorale à rebondissements a assez duré, et qu'il est temps d'organiser de nouvelles élections à l'échelle nationale. Dans la meilleure des hypothèses, le gouvernement ne sera pas formé avant le printemps, et il sera en position de grande faiblesse, puisqu'il ne disposera que d'une majorité très étroite dans un contexte politique instable. Cet état de fait retardera d'autant l'ouverture des négociations avec Belgrade, dont personne ne veut au Kosovo.
De surcroît, la situation intérieure au Kosovo est désormais déterminée par le rapport de M. Dick Marty, qui accuse le Premier ministre Hashim Thaçi d'avoir personnellement organisé, entre 1998 et 2001, un trafic d'organes de prisonniers détenus par la guérilla de l'UČK. Si l'on ne saurait se prononcer sur la validité de ces allégations, certains faits sont toutefois clairement connus, et l'étaient déjà lors de l'instauration du protectorat international : les forces serbes, régulières ou non, ont enlevé des centaines de personnes, mais c'est aussi le cas – quoiqu'en nombre moins important – de la guérilla de l'UČK. Or, ces personnes, des Serbes pour l'essentiel, mais aussi des Roms, des membres d'autres minorités du Kosovo et des Albanais soupçonnés de collaboration avec le régime serbe, ont toutes disparu. Plus de dix ans après les faits, tout porte à croire qu'elles sont mortes. Nul ne sait pourtant où sont les corps. Hélas, depuis l'instauration du protectorat, aucune volonté n'a été exprimée d'enquêter sur ces disparitions pourtant parfaitement connues, comme l'a souligné Mme Carla Del Ponte.
De même, chacun connaît l'implication de nombreux dirigeants politiques du Kosovo, et non pas seulement ceux du PDK, dans un éventail d'activités criminelles. Jusqu'ici, les autorités internationales chargées du protectorat ont toujours agi en fonction des critères de paix et de stabilité, préférant traiter avec les brigands pour pacifier la situation plutôt que de l'envenimer, dans l'espoir de faire de ces disciples d'Al Capone les promoteurs d'une nouvelle démocratie. A ce jour, les résultats ne sont pas concluants. Précisons toutefois que le Kosovo est peuplé pour l'essentiel d'honnêtes gens, pris en otage par des réseaux criminels – coupables ou non de trafic d'organes ; souhaitons qu'une enquête indépendante et internationale puisse l'établir.
Dans un tel contexte, le rapport de M. Marty, que le Conseil de l'Europe devrait adopter le 25 janvier prochain, a fait l'effet d'une bombe. Le Premier ministre, Hashim Thaçi, et son parti sont extrêmement nerveux, d'où le climat dangereux qu'entretient aujourd'hui le SHIK, le service d'information du Kosovo, qui est en réalité la police politique du PDK, opérationnelle partout en dépit de sa dissolution voici quatre ans. Plusieurs diplomates occidentaux en poste à Priština refusent même les conversations téléphoniques par crainte d'avoir été mis sur écoute par le SHIK. Cette nervosité du clan du Premier ministre, dont les citoyens sont les premiers à souffrir, ouvre la porte à toutes sortes d'exactions : la semaine dernière, des membres de la famille du ministre des transports – lequel, bien qu'acquitté par le TPI suite à la disparition opportune de témoins, demeure lui-même sous le coup d'une enquête d'Eulex pour corruption et activités criminelles – ont été assassinés à Malishevë par d'anciens membres du PDK. Si ce règlement de comptes sanglant est vraisemblablement d'ordre personnel, il n'aurait pas pu avoir lieu voici quelques mois, lorsque M. Thaçi contrôlait encore bien la situation, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
Dans ces conditions délétères, certains intellectuels kosovars et albanais, naturellement minoritaires, estiment que le rapport de M. Marty offre une chance unique au Kosovo d'établir enfin les responsabilités des uns et des autres, notamment de M. Thaçi, concernant un éventuel trafic d'organes. C'est à cette seule condition que l'on libèrera le peuple du Kosovo du poids écrasant de la culpabilité collective. Une immense responsabilité incombe donc aux instances internationales habilitées à mener l'enquête, qui est vitale pour l'avenir du Kosovo, à court et à long terme. Enfin, cette enquête est susceptible de mettre en cause certains responsables des autorités internationales chargées du protectorat. Il va de soi que les dirigeants de la MINUK, par exemple, ne pouvaient pas ignorer qu'ils traitaient avec des brigands. Ce choix peut se justifier, mais il devient grave dès lors que les brigands en question ont pu commettre l'un des principaux crimes contre l'humanité de l'ensemble des guerres yougoslaves, avec le massacre de Srebrenica.
Le Kosovo, aujourd'hui dans une situation des plus incertaines, se trouve donc à un tournant de son histoire, mais peut-être prendra-t-il la meilleure des voies – une voie dans laquelle le jugement des coupables d'enlèvements, de crimes et de trafics en tous genres libèrerait la société kosovare, prise en otage par les réseaux mafieux avec la complicité de longue date de nombreux acteurs de la communauté internationale.