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Intervention de Michèle Alliot-Marie

Réunion du 15 décembre 2010 à 16h15
Commission des affaires étrangères

Michèle Alliot-Marie, ministre d'état, ministre des affaires étrangères et européennes :

Merci de votre accueil. C'est avec plaisir que je retrouve cette commission, ainsi que plusieurs de ceux avec qui j'avais déjà travaillé dans le cadre du ministère de la défense. Nous sommes tous ici passionnés par ce qui se passe dans le monde – un monde qui bouge beaucoup – et amenés à nous poser certaines questions fondamentales pour que notre pays continue à jouer le rôle spécifique qui a toujours été le sien. Je salue aussi la presse qui s'intéresse à ces questions. Vous m'avez demandé si je souhaitais sa présence, et je n'y vois aucun inconvénient. C'est à vous qu'il reviendra de décider du contraire dans d'autres réunions, en fonction des sujets. Pour ma part, je suis heureuse de pouvoir faire part de la façon dont j'aborde ce ministère – et d'abord avec humilité, parce que même si mes vies passées m'ont déjà donné l'occasion d'aborder les problèmes stratégiques, un nouveau ministère est toujours un défi, surtout dans de tels domaines. Je considère par ailleurs de mon devoir d'être à l'entière disposition de votre commission et je répondrai à toutes vos sollicitations, aussi souvent que vous le souhaiterez. Cela relève non seulement de la tradition républicaine, mais aussi de la nécessité d'aborder la question de la place de la France en Europe et dans le monde de la façon la plus partagée possible.

Commençons avec mon analyse du monde de ce 15 décembre, un monde marqué depuis une dizaine ou une quinzaine d'années par cette réalité qu'on appelle mondialisation, ou globalisation. C'est un monde qui n'a plus de frontières, ce qui entraîne un certain nombre de conséquences en matière de terrorisme ou de grande criminalité par exemple, notamment à travers les trafics, mais plus globalement aussi de santé, de développement durable ou de changement climatique. D'un autre côté, depuis la fin de la guerre froide, ce monde est de plus en plus nettement multipolaire. Nous sommes passés d'une sorte de monopole à la fin du mur de Berlin, les États-Unis ayant eu la tentation, ou en tout cas l'idée qu'ils pourraient promouvoir un certain modèle, à un monde totalement différent, réellement multipolaire, qui se dessine autour de pôles de l'ordre d'un milliard d'habitants.

Ces pôles démographiques sont également des pôles économiques, parce qu'ils représentent de grands marchés intérieurs et technologiques : la Chine compte aux alentours de 1,3 milliard d'habitants et devrait rester dans ces proportions ; l'Inde devrait atteindre 1,6 milliard d'habitants dans une vingtaine d'années ; le grand ensemble constitué autour de l'Indonésie et de la Malaisie voit exploser sa démographie mais aussi ses capacités technologiques ; l'ensemble composé par l'Amérique latine et celle du sud est encore en dessous du milliard d'habitants mais a un potentiel de développement extrêmement important ; l'Afrique comptera plus d'un milliard d'habitants d'ici à une vingtaine d'années et possède un sous-sol très riche ; sans oublier, enfin, le groupe de l'Amérique du nord et du Mexique. Quant à l'Europe, avec ses 450 millions d'habitants, elle doit se demander comment peser face à de tels blocs – sous quelle forme, et avec qui ? Doit-elle aller vers l'est ? Mais la Russie, sans exclure des liens avec l'Europe, garde dans l'idée – j'en ai discuté avec Vladimir Poutine, dont le sentiment est partagé par Dmitri Medvedev – d'agir de concert avec ses anciens pays satellites. L'Europe doit-elle alors chercher au sud ? Elle pourrait former avec les pays du pourtour méditerranéen un marché plus grand, peser davantage et ainsi avoir les moyens d'une recherche tournée vers la technologie.

Quels sont donc la place de la France et son articulation avec l'Europe, l'avenir de notre modèle de société, les moyens pour préserver notre puissance économique, agricole et industrielle ? Telles sont les questions que nous avons à nous poser, dans ce monde qui est par ailleurs loin d'être calme : les multiples crises qui s'y déroulent, qu'il s'agisse de conflits ouverts, comme en Afghanistan, au Moyen-Orient ou au Soudan, ou de crises d'un autre type, comme à Haïti, sont en plus du reste révélatrices d'un grand nombre de tensions à l'intérieur des blocs. Je suis très frappée de voir resurgir, depuis la fin de la guerre froide, en Afrique ou dans la zone de l'ancienne Union soviétique de plus en plus de conflits de type ethnique, ce qui est un fantastique révélateur des difficultés à vivre ensemble d'un certain nombre de pays. Nous ne pouvons pas les ignorer parce qu'elles ont des répercussions en termes de terrorisme certes, mais aussi dans tous les autres domaines à cause de l'instabilité qu'elles créent. Considérant en outre les enjeux à venir en matière d'eau, de climat ou de capacité alimentaire, il est clair que le monde de demain ne sera pas plus apaisé qu'aujourd'hui. Or, la France a toujours porté une certaine idée du monde – ce qui n'est d'ailleurs le cas que de très peu de pays. Beaucoup sont intéressés par leur place dans leur région, tous connaissent leurs intérêts, mais seuls un petit nombre ont comme la France une vision globale des relations avec les peuples. C'est cette vision qu'il faut, non pas dans notre intérêt personnel mais dans l'intérêt du monde, être capable de mettre en oeuvre.

Voilà qui m'amène à mes ambitions.

Celles-ci tournent autour de deux éléments essentiels : une vision modernisée du ministère, au service des ambitions de notre pays. Pour ce qui est de la modernisation d'abord, il est clair que les relations internationales ne se font plus comme il y a trois siècles, ni comme il y a vingt ans. Aujourd'hui, les chefs d'État se téléphonent, les chefs de gouvernement se rencontrent facilement. Le rôle du ministère s'en trouve forcément transformé. Il est évident que nous ne sommes plus les seuls vecteurs de la politique étrangère. En revanche, nous avons une spécificité à développer : notre capacité d'anticipation, de prospective stratégique. Sa vision globale et prospective de l'ensemble des problématiques du monde en même temps que de chacun des pays doit donner au ministère des affaires étrangères un rôle incontournable d'aide à la décision. Nous avons la chance d'avoir l'un des réseaux diplomatiques les plus étendus sur l'ensemble du monde. Certains le ressentent comme une charge, mais cela nous donne au contraire une grande capacité d'analyse. La très grande qualité des agents du ministère, tant sur le terrain qu'en administration centrale, ainsi que leur expérience leur permettent à la fois d'analyser ce qui se passe dans les pays et de faire cette synthèse. La politique, dans le domaine des affaires étrangères comme dans tous les autres, c'est l'anticipation, puis le retour d'expérience. Ce double mouvement est indispensable. Nous avons besoin d'anticiper les crises pour les prévenir, d'anticiper le développement économique des pays pour permettre à nos entreprises d'y saisir des opportunités. Si notre balance du commerce extérieur est moins bonne que celles de nos voisins, c'est peut-être aussi parce que nous n'avons pas su anticiper suffisamment les besoins de certains pays. L'expertise du ministère doit donc être renforcée, afin de fournir au chef de l'État et au ministère des finances et de l'économie les éléments de la décision. C'est pourquoi il faut conforter la direction de la prospective, en lien avec la nouvelle direction de la mondialisation – une très bonne initiative, qui permet d'appréhender l'ensemble des phénomènes, ce qui est tout à fait indispensable.

Ce ministère doit donc être le maître d'oeuvre de l'ambition d'influence de la France. Car je souhaite que nous menions une réelle politique d'influence. Pour cela, il faut nous appuyer, d'une part, sur l'ensemble de notre réseau et, d'autre part, sur l'Europe – car un pays ne peut agir seul. En tout cas, lorsqu'on a une vision, une volonté, il est plus facile d'entraîner les autres ! Et entraîner l'Europe nous donnera la possibilité de peser. C'est important : nous avons besoin de mieux faire connaître et comprendre notre pays. C'est pourquoi notre réseau doit s'adapter aux besoins du terrain, mais également être à même de choisir, en fonction du contexte, les caractéristiques de ceux qui porteront notre influence dans ces pays.

Cette influence, et c'est le second élément qui me paraît essentiel, doit être conçue de façon globale. Cela dépasse la diplomatie au sens classique du terme. Au reste, lorsque j'étais ministre de l'intérieur ou de la justice, j'ai tenté de développer cet aspect. Ainsi, à la justice, j'ai essayé de soutenir notre conception du droit face au droit anglo-saxon, dans un certain nombre de pays. Cela est de nature à créer un contexte favorable pour les entreprises qui voudront s'y installer dans dix ou quinze ans : le droit ne sera pas exactement le même que le nôtre, mais répondra aux mêmes structures de pensée, aux mêmes principes généraux. Lorsque j'ai voulu que l'école nationale de la magistrature compte un tiers de stagiaires étrangers, c'était aussi avec l'idée que non seulement le droit, mais si possible aussi les tribunaux d'un certain nombre de pays fonctionnent selon les mêmes méthodes que les nôtres. J'ai signé des accords avec le Qatar, la Jordanie ou le Liban. Certains pays étaient en train d'hésiter entre le droit continental et le droit anglo-saxon pour bâtir le leur – et de ce point de vue, la crise nous a aidés puisque les pays de droit continental s'en sont d'une façon générale mieux sortis. Ces accords, les échanges entre magistrats, notaires et avocats créent ce contexte rassurant.

Il doit en être de même partout. C'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que la francophonie me soit directement rattachée. En effet, une politique d'influence doit être globale. Elle inclut l'économie, la francophonie, le droit ou même la défense. C'est ainsi que nous pourrons créer un état d'esprit propre à nous faire davantage écouter. Pour cela, nos excellents lycées et instituts français à l'étranger constituent un outil formidable, à condition de veiller à ce qu'il serve. Ainsi, il faut sensibiliser les entreprises françaises qui recrutent du personnel local au fait qu'elles doivent s'adresser par priorité aux anciens élèves de ces établissements. Par ailleurs, j'ai pu constater à plusieurs reprises qu'à partir de la troisième, les classes ne comptent pratiquement plus que des filles – parce que le français, avec le piano, ça fait bien – alors que les garçons s'en vont poursuivre leurs études dans des établissements de langue anglaise : compte tenu de la politique menée par les entreprises anglo-saxonnes, leurs parents pensent que cela leur permettra de trouver plus facilement un emploi. Il n'y a pas de raison que nous ne sachions pas, nous aussi, valoriser la connaissance de notre langue. Il n'en reste pas moins que notre influence dépend aussi de la culture internationale de nos entreprises, de nos administrations et de nos collectivités locales. Certes, il y a de nombreux Français à l'étranger qui sont extrêmement dynamiques, et ce dans différents domaines, mais l'ensemble des Français ne possède pas cette sensibilité internationale qui nous permettrait d'être plus influents à l'étranger. Je souhaite créer une telle culture, et d'abord en mettant en place des systèmes pour échanger entre diplomates et membres d'entreprises, d'autres administrations ou de collectivités territoriales.

Ce qui m'amène à la question des moyens à mettre en oeuvre.

Il faut s'appuyer sur les hommes. Je souhaite, en développant des choses qui existent déjà, mettre en place une formation sur le modèle de l'Institut des hautes études de défense nationale. Il s'agirait d'une année de formation permanente pour nos diplomates, notamment pour ceux destinés aux plus hautes carrières, afin de les sensibiliser à un certain nombre de sujets, entre autres économiques. Des personnes de l'extérieur – cadres d'entreprise ou de collectivités territoriales, personnels d'autres ministères, journalistes par exemple – participeraient à ces sessions, à l'instar de ce qui se fait à l'IHEDN, car c'est ainsi qu'on peut diffuser cette sensibilité dans des domaines très divers et qu'on peut donner l'envie, ou même parfois l'idée, d'agir à l'étranger.

De la même façon, il est important pour les autres administrations, les collectivités territoriales et les entreprises d'avoir la possibilité de disposer des compétences de diplomates du Quai d'Orsay, détachés deux ou trois années auprès d'elles pour les faire profiter de leur expertise. Un très grand nombre de collectivités territoriales mènent des actions de coopération avec des pays, des villes françaises sont jumelées avec des villes étrangères, mais elles n'ont parfois pas le savoir-faire nécessaire. Il en est de même pour les entreprises : si les grandes embauchent souvent des diplomates qui ont quitté la carrière, il est très difficile aux PME d'y consacrer un emploi permanent. Bénéficier de l'expérience de quelqu'un le temps de leur inculquer cette sensibilité, de leur donner des informations pour aborder une zone géographique, serait un plus.

Je souhaite donc créer cette culture, instaurer un véritable dialogue entre le ministère et l'extérieur. Cela permettra en même temps de sensibiliser les fonctionnaires des affaires étrangères à certaines réalités parce que si certains diplomates sont très dynamiques dans le domaine économique, d'autres ne connaissent rien des réalités et des contraintes des entreprises ou des collectivités territoriales. Il y a là matière à un enrichissement mutuel.

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