Je partage les propos de Philippe Menasché sur le rôle positif qu'a joué l'Agence de la bioéthique pour nos travaux de thérapie cellulaire ainsi que sur les dangers auxquels nous expose le maintien du cadre législatif actuel.
Pourquoi Philippe Menasché et moi-même, mais aussi tous les scientifiques qui travaillent sur les cellules souches et les industriels qui les accompagnent, demandent-ils qu'on passe d'un régime d'interdiction à un régime d'autorisation ?
Depuis l'identification des propriétés des cellules souches embryonnaires aux États-Unis, en 1998, jusqu'à il y a peu encore, on en était resté, pour l'essentiel, à des recherches fondamentales. En 2004, les cellules souches embryonnaires n'étaient qu'un espoir d'espoir. Les chercheurs ne faisaient qu'espérer maîtriser un jour leurs deux propriétés spécifiques.
La première est leur capacité de prolifération, dont l'intérêt est de permettre d'obtenir en laboratoire, la quantité de cellules voulue au moment voulu. C'est là une différence considérable avec les cellules souches adultes, pour lesquelles il faut chaque fois trouver un donneur et qu'il est très difficile d'amplifier pour en obtenir une quantité suffisante à un patient, a fortiori à des centaines de milliers ou des millions.
La seconde est que ces cellules, comme c'est d'ailleurs leur vocation naturelle chez l'embryon, permettent d'obtenir tous les types de cellules de l'organisme.
S'il y a six ou sept ans, les cellules embryonnaires constituaient encore un Saint Graal pour la thérapie cellulaire, le progrès scientifique a bouleversé notre réflexion. Aujourd'hui, nous maîtrisons en laboratoire la prolifération de ces cellules, non pas seulement dans quelques boîtes de Pétri mais d'énormes bioréacteurs, avec des possibilités de production de dizaines de milliards de cellules lorsque nous en avons besoin. Autrement dit, nous avons transformé un rêve en capacité de production industrielle.
C'est parce que nous avons apporté aux firmes la preuve que ces cellules pouvaient être fabriquées de manière industrielle et utilisées à grande échelle qu'elles s'y sont intéressées.
C'est en 2004 exactement, c'est-à-dire au moment même de la précédente révision de la loi de bioéthique, que de premiers travaux avaient montré qu'il était possible d'obtenir à partir de cellules souches embryonnaires des cardiomyocytes – cellules cardiaques – ou des neurones, à l'époque des neurones dopaminergiques. C'était un premier pas vers l'obtention de cellules spécialisées susceptibles d'être utilisées un jour en thérapie cellulaire. Aujourd'hui, ce sont des dizaines de types cellulaires que nous pouvons produire à la demande, à diverses fins. Je ne peux tous les énumérer ici.
La situation a donc radicalement changé. Ce que nous vous demandons aujourd'hui, ce n'est pas, comme en 2004, de pouvoir conduire des recherches, mais de disposer d'un cadre législatif permettant les investissements considérables qui sont nécessaires pour passer aux applications cliniques. Cela suppose, dans les hôpitaux, des changements d'importance, avec notamment la création de services ad hoc et la constitution d'équipes capables de pratiquer la thérapie cellulaire non plus de façon expérimentale sur quelques dizaines de patients, mais, dans un pays comme le nôtre, sur des centaines de milliers, voire des millions de patients.
Ainsi, en France, deux millions de patients atteints de DMLA pourraient demain bénéficier d'une transplantation d'épithélium pigmentaire rétinien si les résultats de l'essai clinique d'ACT demandé pour le traitement de la maladie de Stargard, maladie ophtalmologique très rare, sont concluants. Ce sont exactement les mêmes cellules qu'il faudra produire pour traiter la DMLA. Ce qui nous manque aujourd'hui, ce sont les outils industriels de production et les dispositifs hospitaliers nécessaires à leur distribution à cette échelle.
Nous ne pouvons pas demander aux hôpitaux d'engager des investissements aussi lourds dans le cadre d'une loi qui pose le principe de l'interdiction de ces recherches. Contrairement à ce que vous pourriez penser, octroyer des dérogations à une interdiction ne revient pas au même qu'autoriser. Il nous faut en effet compter avec les associations ou fondations hostiles aux recherches sur les cellules souches embryonnaires. La Fondation Jérôme Lejeune a attaqué en justice l'Agence de la biomédecine au sujet d'une autorisation que celle-ci avait accordée. Le travail que mon laboratoire voulait entreprendre sur une lignée cellulaire en a été bloqué. Les hôpitaux ne souhaitent pas s'exposer à des litiges après avoir investi plusieurs millions d'euros pour pouvoir pratiquer la thérapie cellulaire.
Pour autant, les applications industrielles vont être très prochainement opérationnelles. Pour travailler à l'échelle industrielle sur les cellules souches embryonnaires, Pfizer s'est établi à Cambridge, où il a investi trente millions de livres, Roche à Bâle – en étant d'ailleurs venu chercher les compétences de mon laboratoire –, GlaxoSmithKline à Shanghaï, et le Français Sanofi à San Diego !
Les cellules souches embryonnaires sont un moyen d'accès à tous les tissus humains dont l'industrie pharmaceutique a besoin pour tester l'efficacité ou la toxicité des médicaments, deux opérations indispensables à la mise au point de nouvelles molécules. Ce criblage moléculaire requiert des dizaines de millions d'euros d'investissements ; les industriels n'y procéderont pas en France s'ils doivent en parallèle financer des bataillons d'avocats pour faire face à la Fondation Jérôme Lejeune – ou d'autres. Si la loi ne leur permet pas de travailler correctement dans notre pays, ils continueront à s'installer outre-Manche ou outre-Quiévrain comme ils le font déjà et y travailleront avec nos compétences qu'ils nous auront achetées.
Les cellules iPS offrent-elles les mêmes possibilités que les cellules souches embryonnaires ? Non, en tout cas aujourd'hui. Pour l'instant, les iPS ne sont que des artefacts de laboratoire. Je ne dis pas que cela ne sera jamais possible mais aujourd'hui on ne maîtrise pas totalement ce qui advient dans ces cellules. Il faudra au moins plusieurs années de travail pour identifier les mécanismes moléculaires qui les font ne pas se comporter tout à fait exactement comme les cellules souches embryonnaires, qu'elles devraient reproduire à l'identique. Pour cette raison, elles ne peuvent encore s'y substituer. Or, c'est aujourd'hui que les investissements se décident.
Les protéines, parmi lesquelles les anticorps monoclonaux, sont désormais très largement utilisées dans le traitement de nombreuses pathologies. Or, il y a quinze ans, l'industrie pharmaceutique française a raté ce tournant majeur. Ses cadres étaient arc-boutés sur la pharmacologie traditionnelle. Les industriels ont refusé de faire le pas en avant nécessaire et d'investir comme il l'aurait fallu. C'est ce qui explique que l'industrie pharmaceutique française est aujourd'hui menacée : la moitié des produits nouveaux qui seront mis sur le marché dans les cinq prochaines années sont des protéines thérapeutiques, et aucune n'est produite en France. On est aujourd'hui face à la même situation pour les cellules souches.