Bien que je me sois promis de ne pas le faire, il me semble utile de présenter ici, à titre liminaire, mon analyse du cadre de la loi de bioéthique. Je suis opposé depuis toujours à l'obligation de révision de cette loi tous les cinq ans. En effet, si une révision est urgente, pourquoi attendre cinq ans ? Dans le cas contraire, serait-ce à dire que la pensée morale, qui pour l'essentiel fonde les règles de bioéthique, serait soluble dans la science ? Je me refuse à le croire.
Une loi de bioéthique doit avant tout indiquer, dans une perspective éducative, ce que les parlementaires considèrent comme essentiel dans l'identité de l'homme et qui, menacé par l'évolution des connaissances et des techniques, doit être protégé au nom de valeurs partagées au sein de notre société. Telle est la question qui, selon moi, doit profondément habiter le parlementaire lors du vote d'un tel texte.
En matière de déterminisme génétique, il faut rappeler quelques points très importants. Ayant eu la chance d'être impliqué, depuis le rapport Braibant, dans tous les grands débats éthiques qui ont abouti aux lois de bioéthique, je me souviens notamment que l'obligation d'une saisine judiciaire qu'impose la loi en cas de recherche de filiation génétique procède de la profonde conviction que la filiation humaine se caractérise par la dualité entre une filiation par le sang et une filiation par le coeur. Le plus souvent, les deux sont conjointes, mais elles peuvent être disjointes et une filiation qui ne se définit pas par le sang – on dit aujourd'hui « par les gènes » – peut n'en être pas moins une filiation à part entière. Le législateur de 1994 était conscient qu'il ne fallait pas réduire la famille humaine à sa dimension biologique. En langage d'aujourd'hui, on dirait qu'une des définitions acceptables de la famille humaine consiste à la décrire comme un ensemble composé d'adultes que des enfants aiment comme tels et appellent, dans le cas habituel, « papa » et « maman » – à titre personnel, je ne serais pas opposé à ce que ce fût aussi « maman-maman » ou « papa-papa » – et d'enfants regardés par ces adultes comme leurs enfants et aimés comme tels, indépendamment des liens du sang. L'important, c'est la qualité de cette filiation par le coeur, par l'esprit, par l'affection, par le désir d'avoir et d'élever des enfants ensemble. C'est là ce qu'il y a de plus spécifiquement humain dans la filiation. De fait, la filiation par les gènes nous est commune avec les plantes à fleurs et l'ensemble du monde animal – elle n'est certes pas négligeable, mais n'est pas caractéristique de l'homme. L'humanité de l'homme et son entendement l'amènent parfois à fonder une filiation à part entière sur l'investissement affectif, comme dans le cas de l'adoption ou de la fécondation avec recours à un tiers.
Ce que déterminent les gènes fait l'objet d'une gigantesque illusion. Depuis la nuit des temps, nombre d'hommes et de femmes pensent que le destin est écrit quelque part et qu'on peut le connaître en consultant les pythies, les oracles, les cartomanciennes ou les astres. L'espoir fou a traversé le monde que les généticiens avaient enfin découvert où était écrit ce grand livre de l'homme – dans son ADN –, qu'on en avait compris le langage et que les gènes nous permettraient de connaître notre destin. Cette illusion totale est typique d'une idéologie, qui mobilise une science nouvelle pour conforter une croyance ancienne. Les gènes ne codent jamais un destin : ils déterminent seulement les propriétés de protéines ou de cellules, soit plus généralement d'organismes. À ce titre, il est vrai qu'ils influent sur la réaction des organismes à différentes conditions du milieu extérieur. Ainsi la sensibilité aux maladies infectieuses diffère-t-elle fortement d'une personne à l'autre et certains d'entre nous sont incroyablement résistants au stress de la vie moderne, tandis que d'autres y sont extrêmement sensibles sans qu'aucun gène ne code cette résistance ou cette fragilité. Je le répète : l'idée qu'un génome coderait un destin est absurde et profondément fausse.
Cette observation s'applique à la famille humaine : si l'on est persuadé que le destin des enfants est, pour l'essentiel, déterminé par leurs gènes, on sera enclin à sous-estimer l'importance de la filiation par le coeur. Des parents qui aiment leurs enfants et ont le désir de les élever espèrent que la communication fondée sur l'affection réciproque contribuera à les modeler. À l'inverse, la certitude que les enfants seront ce à quoi les destinent leurs gènes réduit la filiation humaine à celle des animaux ou des plantes à fleurs, c'est-à-dire à la filiation génétique. Je ne le crois pas et la science ne le dit pas. Il faut être très clair là-dessus.
Pour ce qui est de l'anonymat du don de gamètes, ma position est très pragmatique et aboutit d'ailleurs à des propositions assez proches de ce que vous envisagez. Il est dans l'air du temps de dire qu'hors de la réalité des origines biologiques, il n'y aurait point de salut. Si on pousse ce raisonnement à son terme, toutes les femmes qui savent qu'elles ont eu un enfant avec un homme particulièrement séduisant, au charme duquel elles ont succombé une nuit de pleine lune, devraient avouer à leur mari, des années plus tard, qu'il n'est pas le père de l'enfant. Cette idée est absurde et répugnante. Pourquoi, alors que l'on sourit lorsqu'un homme succombe au charme de belles femmes – car, dit-on, cela arrive aussi – faudrait-il que cela soit épouvantable lorsqu'il s'agit d'une femme ? Avant la contraception, dans ma jeunesse, 10 % des enfants n'étaient pas les enfants de leur père. Aujourd'hui, ce chiffre a été ramené, à l'échelle mondiale, à 3 % ou 4 % – non parce que les femmes sont plus vertueuses, mais grâce à la contraception. Cela n'en fait pas moins d'excellentes familles. Faut-il les déstabiliser et créer du malheur pour les pères et pour les enfants ? Ce serait absurde.
Ainsi, dans les cas de fécondation avec recours à un tiers, deux situations sont possibles. La première : un couple dont l'homme est stérile recourt au sperme d'un donneur en considérant qu'il s'agit d'une assistance médicale banale et sans faire la moindre différence entre l'enfant ainsi conçu et celui qui aurait pu l'être dans l'étreinte amoureuse. On revient alors à la situation antérieure : si les parents ne disent rien, oubliant presque eux-mêmes les circonstances de la conception, la sagesse est d'en rester là. La deuxième situation est celle que rencontrent des parents, de plus en plus nombreux, qui vivent aujourd'hui la procréation médicale comme une telle épreuve que l'enfant ne peut manquer de le savoir un jour, qu'il l'apprenne par hasard ou qu'ils le lui disent. L'enfant peut alors se mettre en quête d'informations sur ses origines. Si cette quête est douloureuse, il faut aider l'enfant en difficulté. Je suis favorable à ce que, dans ces circonstances, l'enfant puisse obtenir des informations non identifiantes sur son géniteur et que, s'il persiste, on puisse demander à ce dernier s'il accepte de le rencontrer.