Nous assistons, depuis une vingtaine d'années, à une succession de crises qui présentent toutes la même configuration : une hausse anormale des prix d'une classe particulière d'actifs – les actions des nouvelles technologies dans les années quatre-vingt-dix, l'immobilier et les produits financiers connexes entre 2002 et 2008 –, suivie d'un retour à la normale qui révèle le surendettement des agents économiques ayant acheté ces actifs en phase d'ascension des prix. Il s'est agi, dans le premier cas, des entreprises ; dans le second, des ménages, surtout dans les pays anglo-saxons et en Espagne, et des banques qui ont acquis à des prix trop élevés des produits structurés fabriqués à partir de crédits immobiliers. Il importe donc de comprendre pourquoi ces crises se produisent et quels mécanismes y sont à l'oeuvre.
Le plus compliqué est d'identifier la raison pour laquelle le prix d'un certain type d'actifs monte de façon manifestement déraisonnable. Le plus souvent, les nombreux investisseurs savent pertinemment qu'ils achètent trop cher et on a beaucoup de mal, malgré des études nombreuses et précises, à comprendre pourquoi ils le font néanmoins. Pourtant, c'est le noeud du problème.
Autre point qui fait question, mais qui n'a pas de rapport immédiat avec le sujet de votre commission d'enquête, c'est l'abondance de liquidités qui rend possible ce comportement. L'endettement nécessaire pour acheter des actifs n'est possible que si des agents financiers ont des ressources, donc de la liquidité. Il y a une relation évidente entre la politique monétaire et les phénomènes de bulle. Et, une fois que la bulle a explosé, que les prix ont baissé, se produisent des défaillances massives, d'où une crise bancaire. Le problème de la liquidité, j'y insiste, est central. Si cette liquidité avait été moins abondante, les crises auraient été moins violentes, faute de « munitions ». Mais, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les politiques monétaires sont chroniquement trop expansionnistes, ce qui a incontestablement été un facteur permissif. Et la récente décision prise aux États-Unis ne sera pas pour améliorer la situation.
Quel est le mécanisme qui se cache derrière la hausse effrénée des prix, suivie d'une baisse tout aussi déraisonnable ? Les crises sont souvent déclenchées par la correction des hausses anormales, mais, symétriquement, se produisent aussi des baisses anormales – ainsi, aujourd'hui, les dettes publiques irlandaise et grecque sont anormalement peu chères. La tentation est grande, pour expliquer ces phénomènes, de plaquer sur eux le modèle le plus simple de spéculation : j'achète un actif en sachant très bien qu'il est trop cher, mais en espérant le revendre encore plus cher avant que ne se révèle la vérité des prix. Ce qui rend la question extrêmement compliquée, c'est que, en sus de la spéculation, il y a d'autres mécanismes à l'oeuvre dans la formation des prix : par exemple, le mimétisme forcené d'investisseurs qui ne sont pas des spéculateurs – les fonds d'investissement, les gérants de SICAV, les assureurs-vie, les caisses de retraite… Toutes les études montrent depuis trente ans qu'ils achètent toujours tous ensemble quand les actifs sont trop chers, et vendent toujours tous ensemble quand les actifs sont trop bon marché. De tels comportements sont totalement destructeurs pour les clients de ces intermédiaires financiers et provoquent des mouvements de prix extrêmement violents sur tous les marchés – actions, obligations d'entreprise, changes…
Paradoxalement, il s'agit d'investisseurs dont les horizons de placement sont très longs. La recherche faite en ce domaine montre que le mimétisme est favorisé par la combinaison de la réglementation comptable et de la façon dont sont jugés ces investisseurs. Depuis plusieurs années, on mesure les performances des investisseurs à long terme avec des instruments de court terme, par exemple en affichant les résultats des produits d'assurance-vie ou des caisses de retraite tous les mois ou tous les trimestres alors que leur horizon naturel est de cinq, dix ou trente ans. Cette évolution les incite à prendre des décisions qu'ils ne prendraient sans doute pas sinon, par exemple à acheter ce qui monte pour être aussi performants que les autres à court terme. Nous sommes loin de la spéculation, là.
Ainsi, l'appareil de mesure de la performance des investisseurs souffre d'un biais court-termiste systématique. Il n'est pas normal de juger la gestion d'un fonds de pension d'après sa performance trimestrielle plutôt que sur sa capacité à payer des retraites dans trente ans. Mais, dans le contexte actuel, il est obligé, à l'intérieur de chaque intervalle de temps, de commettre les mêmes bêtises que les autres pour être sûr de faire comme eux. Il y a un désajustement très profond entre l'horizon naturel des investisseurs et l'aune à laquelle ils sont jugés. Les normes comptables ont encore aggravé les choses puisque les fonds de pension, y compris publics et à horizon long, doivent produire des comptes trimestriels en valeur de marché.
Autre anomalie : on lit beaucoup que la hausse des taux des dettes grecque, irlandaise, portugaise, est liée à la spéculation, mais la taille des marchés dérivés – par exemple celui des crédit default swap, les CDS, qui représente entre 3 et 4 % de l'encours du sous-jacent – est trop réduite pour qu'ils aient déclenché des mouvements de prix visibles. Si l'on considère les flux, on s'aperçoit que la chute des prix provient des ventes effectuées par des investisseurs institutionnels parfaitement conservateurs, mais qui jugent que ces actifs sont devenus trop dangereux. Et le phénomène est entièrement « auto-réalisateur » : si tous les assureurs-vie européens vendent leur dette irlandaise, elle va chuter au point de forcer ceux qui voulaient la garder à la vendre. C'est ce à quoi on assiste en ce moment.