À l'occasion de mon élection à la présidence du Conseil économique, social et environnemental, j'ai relu les dispositions de la loi organique qui en organisent le fonctionnement. Le Conseil, je le rappelle, peut être saisi par le président de l'Assemblée nationale ou par celui du Sénat ; il peut interpeller les politiques et participer à l'évaluation des politiques publiques à caractère économique, social ou environnemental ; enfin, il peut être saisi par voie de pétition par au moins 500 000 citoyens. Je pense donc que nous sommes à l'aube d'une collaboration plus approfondie entre le Conseil et le Parlement.
J'en viens à mon rôle de Médiateur. Pour faire comprendre la motivation qui m'anime, je citerai deux sondages. Tout d'abord, nous avons interrogé un large échantillon de la population sur la relation qu'elle entretient avec les politiques. Or, 40 % des personnes consultées ont répondu : « Ils nous ont oubliés ». Cela signifie qu'elles restent seules avec leurs problèmes. Le maire, le conseiller général et le député disent qu'ils ne peuvent rien faire ; le Président de la République indique qu'il n'y a pas d'argent disponible. Et le citoyen de penser : « Plus personne ne s'occupe de moi : c'est leur démocratie, plus la mienne. »
Le deuxième sondage est encore plus terrifiant : une personne sur trois indique qu'elle préférerait un homme fort, y compris au mépris de la démocratie et du Parlement ! Le réveil de la citoyenneté, la restauration de la fonction politique et syndicale sont donc, dans la situation actuelle, plus importants que jamais.
Nous sommes dans une société où le montant des sommes disponibles devrait permettre de nous apporter satisfaction. Toutefois, on a perdu le sens de la citoyenneté. Les uns ont le sentiment qu'ils paient trop d'impôt « pour des gens qui ne font rien ». Les autres estiment qu'ils ne reçoivent jamais assez. Ainsi, notre citoyenneté s'effrite par les deux bouts : qu'il s'agisse de la contribution à la solidarité au travers de l'impôt, ou de la perception du bénéfice de cette solidarité au travers de l'aide reçue.
La première mission du Médiateur est d'améliorer les relations entre les citoyens et les services publics par le dialogue et la médiation, sachant que le système administratif est plus tenté de respecter les procédures que les hommes. Quand on est dans la norme, on est inclus, quand on est en dehors, on est exclu ; notre société est aujourd'hui une société d'exclusion plutôt que d'inclusion.
À chaque fois que l'on crée une niche fiscale ou une aide sociale supplémentaire, notre réflexe n'est-il pas de soulager nos consciences, plutôt que d'apporter des réponses à des individus ? Selon moi, l'objectif n'est plus de gérer des hommes et des problèmes, mais d'accompagner des personnes pour leur permettre de surmonter un problème.
Mon diagnostic relatif à la « fatigue psychique » des Français se fonde sur les 76 000 dossiers traités par la Médiature, sachant que 40 % des interventions portent sur des problèmes liés au social. Ainsi, il est frappant de constater que la moitié des 5 000 appels téléphoniques au pôle « Santé, sécurité des soins » concerne des problèmes de maltraitance ordinaire, paradoxalement liés à une perception de violence et de mépris ressentie par celui qui, venu solliciter un conseil ou un avis, juge qu'on ne l'écoute pas ni ne lui répond.
Dans notre société d'hyperconsommation du temps, on tend à vouloir tout, tout de suite. Il en résulte des tensions dans les relations entre l'administration et l'administré, relations qui deviennent de plus en plus compliquées. Une des sources de ces tensions est le refuge de l'administration derrière les nouvelles technologies. On commet la même erreur que lors de l'apparition de l'ordinateur, qui devait tout faire à la place de l'agent. Aujourd'hui, ce sont les plateformes téléphoniques qui sont supposées jouer ce rôle. Elles relèvent de la gestion, du traitement des problèmes, alors que ce dont nous avons besoin, c'est d'écoute et d'accompagnement.
La deuxième mission du Médiateur est de faire avancer le droit et de remédier aux effets inéquitables des normes en proposant des réformes : 23 propositions de réformes, sur 64 en cours d'instruction, concernent d'ailleurs des thématiques sociales.
Mais l'institution – comme vos permanences parlementaires, j'imagine – est surtout le réceptacle de toute la souffrance et de tous les problèmes de gens qui ne se sentent pas écoutés et sont perdus. Une des grandes craintes, théorisée par le sociologue Éric Maurin, est la peur du déclassement. Celle-ci ne frappe pas ceux qui n'ont plus rien, évidemment, ni ceux qui ont beaucoup, mais les représentants de ce que l'on appelle la « classe moyenne ». Lorsque l'on demande aux gens à partir de quelle augmentation de revenus ils pensent sortir du sentiment de précarité, ou à partir de quelle baisse ils estiment y entrer, ils citent un écart de revenus situé entre 50 et 150 euros par mois. Pour 12 à 15 millions de nos concitoyens, les fins de mois se jouent à cette somme. Le moindre pépin peut les faire basculer dans une situation de malendettement, par exemple. Leur bouée de sauvetage ? Elle est révélée par les résultats d'une analyse de la consommation dans deux régions : les dépenses d'habillement et d'alimentation chutent fortement, tandis qu'augmentent les dépenses de téléphonie et l'achat de jeux.
Le ministère en charge des affaires sociales évalue à 4,1 millions le nombre de personnes ayant réalisé un test d'éligibilité au revenu de solidarité active (RSA) depuis le 2 avril 2009. Et 30 000 nouvelles demandes sont enregistrées chaque semaine par les caisses d'allocations familiales. Dans la tranche d'âge comprise entre 35 et 44 ans, 45 % des personnes interrogées déclarent avoir connu un sentiment de précarité dans l'année écoulée ; leur nombre a augmenté de 16 % entre 2008 et 2009. Une enquête auprès des délégués du Médiateur de la République montre que les bénéficiaires de minima sociaux sont très nombreux dans cette situation. Ainsi, l'importance de l'aide sociale n'entraîne pas un recul du sentiment de précarité. Il y a de quoi s'interroger.
Par ailleurs, questionnés sur les reproches qu'ils formulent à l'encontre de l'administration, 64 % des sondés citent le défaut d'écoute, 39 % la complexité de l'organisation des services, 33 % les délais de traitement des réponses. Les principaux organismes concernés sont les caisses d'allocations familiales, Pôle Emploi, les caisses primaires d'assurance maladie. Nous devons nous montrer attentifs à cet isolement grandissant. De plus en plus, nous voyons des personnes éligibles à certaines allocations décider de se mettre en retrait, parce qu'elles refusent d'entrer dans le système.
La crise n'a pas entraîné plus de problèmes, mais elle tend à les mettre au premier plan. Nous voyons bien, par exemple, que la précarité touche aussi les agents publics. Or, si nous voulons reconstruire la confiance dans la démocratie, il faut que les collectivités locales et l'État soient exemplaires. On ne peut, en effet, accepter de la part d'un employeur public des comportements que l'on refuserait pour le privé. C'est pourquoi le Médiateur de la République a dénoncé la précarité des enseignants non titulaires de l'enseignement secondaire, dont la protection chômage souffre de lacunes particulièrement préoccupantes. Les vacataires, ne peuvent, théoriquement, effectuer plus de 200 heures par an, et ne perçoivent généralement pas d'allocation chômage. Ce statut devrait être normalement réservé aux enseignants ou autres professionnels ayant déjà un emploi, mais le recours à la vacation a tendance à être détourné de son objet initial. Il arrive également que des vacataires recrutés en septembre ne soient payés qu'en février.
J'ai engagé une réflexion avec les syndicats sur ce sujet. Dans la mesure où nous ne pouvons pas demander la titularisation de tous les vacataires, ni accepter leur fragilisation, ne pourrait-on pas envisager la création d'un contrat adapté ? D'une manière générale, la gestion par l'administration de ses personnels est contrainte par des textes qui sont en complet décalage avec la situation réelle des personnes. On demande à la société de s'adapter au système, et non au système de s'adapter à la société.
Les mots d'ordre utilisés pendant les campagnes pour l'élection présidentielle illustrent bien la dilution des liens sociaux et la montée des peurs. En 1995, on parlait de « fracture sociale » : on adhérait à un projet politique dans lequel chacun serait responsable, solidaire, et prêt à s'engager pour vivre avec l'autre.
En 2002, les citoyens ne croyaient plus à cette vision collective. Le mot d'ordre était « sécurité ». Plutôt que de faire des efforts en tant que citoyen, on devient consommateur de la République, et on demande au collectif une protection contre l'autre. On commence à observer ce que j'appelle le racisme social. Chacun vit dans l'hypocrisie : on est pour la mixité sociale à condition de ne pas avoir de Maghrébins ou de chômeurs à côté de chez soi ; pour les logements sociaux dès lors que cela n'affecte pas son confort personnel ou le prix de sa maison ; pour l'école de la République et l'égalité des chances, mais à condition d'exclure tout gamin perturbateur.
Aujourd'hui, les équations de la République sont fragilisées. On continue à croire à un idéal qui n'existe plus, et on permet l'expression de systèmes parallèles : quand l'école de la rue est plus rémunératrice que celle de la République, on choisit la première ; quand l'économie souterraine est plus rémunératrice, on la privilégie. Nous devons être extrêmement attentifs à cette évolution.
Les gens sont de moins en moins citoyens et de plus en plus consommateurs de la République : « Je ne veux pas que le juge soit juste, mais qu'il fasse mal à celui qui m'a fait mal » ; « Je ne veux pas que le prof soit bon, mais qu'il mette la note maximale à mon enfant » ; « Je ne veux pas que le maire soit intelligent, mais qu'il mette un candélabre devant ma porte »… Cette société de consommation va d'ailleurs très loin, puisqu'elle s'applique également au conjoint – « je t'aime, je te garde ; je ne t'aime plus, je te jette » –, à l'employeur ou à l'employé.
Nous devons mener une réflexion sur ce système, mis en place par les Américains à la sortie de la guerre. Partant du principe selon lequel les problèmes économiques ne viennent pas de la production, mais de la consommation, ces derniers ont cherché à transformer la gestion des besoins en gestion des envies. Ils ont soutenu des combats politiques destinés à rendre l'homme plus intéressant par ce qu'il dépense que par ce qu'il pense. Il en résulte une gestion des émotions plus que des convictions.
Ce traumatisme démocratique, fondé sur l'idée que les sociétés sont structurées par les espérances, les peurs ou les humiliations, est préoccupant. Le champ des espérances a été ruiné : espérances communistes depuis la chute du Mur de Berlin, espérances libérales avec la faillite de Lehman Brothers, espérances religieuses… La porte est donc ouverte à la gestion des peurs et des humiliations et au partage des clientèles électorales, les droites gérant les peurs, les gauches les humiliations. C'est l'impasse politique assurée. Songeons à ce qui se passe aux Pays-Bas, en Italie, en Autriche ! De même, les débats en cours aux États-Unis sur le multiculturalisme relèvent plus de l'exploitation du rejet de l'autre que de la réflexion sur le vivre ensemble.
Compte tenu des budgets dont elles disposent, les politiques sociales devraient contribuer à renforcer la solidarité nationale. Quelle chance de vivre dans un pays qui le permet ! Pourtant, la tension est de plus en plus forte entre ceux qui payent des impôts mais veulent en payer de moins en moins, et ceux qui reçoivent des aides et en réclament de plus en plus. Nous devons donc nous montrer capables de nous poser certaines questions très problématiques. Quels sont les effets comportementaux des politiques publiques ? Quelle est la limite de la gratuité ? Jusqu'où doit aller la solidarité publique, si elle fait reculer la solidarité privée ? Nous voyons, en effet, exploser le nombre de jeunes de 18 ans virés de chez eux parce qu'ils ne rapportent plus d'allocations, où celui des enfants refusant de payer la retraite de leurs parents.
Notre système social apparaît donc grippé et inadapté.
Par ailleurs, qu'on le regrette ou non, nos parcours de vie sont de plus en plus discontinus, en ligne brisée. Or, le système social repose sur un schéma linéaire. Par exemple, les prestations sociales sont calculées sur la base des ressources perçues en année n-2, alors que les changements affectant la vie sont de plus en plus brutaux : en quelques semaines, on peut perdre son conjoint, son travail ou une partie de ses revenus. Ainsi, on peut toucher beaucoup d'allocations quand on a de gros revenus, et inversement. À cet égard, les handicapés ont bénéficié d'une avancée considérable, puisque l'allocation aux adultes handicapés est désormais calculée à partir d'une déclaration trimestrielle des ressources, pour les titulaires de l'allocation employés en milieu ordinaire de travail. Pourquoi ne pas étendre cette référence trimestrielles à toutes les allocations compensatrices, qui aujourd'hui tendent à proposer une compensation à contretemps ?
Autre signe d'inadaptation : nos dispositifs sociaux ont du mal à prendre en compte la mobilité, qui est pourtant un élément majeur du XXIe siècle : mobilité géographique, conjugale, professionnelle. Le système administratif, lui, recherche la tranquillité, la linéarité, la norme, parce que cela facilite le traitement de masse.
Prenons l'exemple de la situation des polypensionnés dans le système de retraite : les assurés qui, du fait de leur mobilité professionnelle, sont affiliés à plusieurs régimes d'assurance vieillesse peuvent se trouver désavantagés pour le calcul du salaire servant à déterminer le montant de leur pension. Le problème a été en partie résolu par la loi Fillon de 2003, qui introduisait un système de proratisation pour les polypensionnés effectuant leur carrière dans les régimes alignés sur le régime général – artisans, commerçants, salariés agricoles – ou les assurés ayant effectué une partie de leur carrière à l'étranger ou au sein d'une organisation internationale. En revanche, ce mécanisme ne s'applique pas pour les polypensionnés effectuant leur carrière dans un régime aligné et dans un régime qui ne l'est pas. Les conséquences pénalisantes des règles en vigueur sont souvent à l'origine d'un recours auprès du Médiateur.
Les défauts de coordination des régimes d'assurance maladie pénalisent également la mobilité professionnelle des assurés. Songeons aux difficultés que génèrent les lacunes des règles de coordination entre le régime social des indépendants, le RSI, et le régime général de sécurité sociale, en matière d'assurance maladie-maternité. Aucun texte ne permettait la prise en compte des périodes d'affiliation au RSI pour l'ouverture des droits à indemnités journalières de l'assurance maladie du régime général, ce qui pénalisait fortement les travailleurs indépendants devenant salariés. À la suite d'une proposition de réforme du Médiateur, une mesure législative introduite par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2008 a posé le principe d'une coordination interrégimes globale en matière d'assurance maladie et de maternité-paternité, permettant, pour l'ouverture du droit aux prestations en nature ou en espèces, de prendre en compte les périodes d'affiliation, d'immatriculation, de cotisation ou de travail effectuées quel que soit le régime d'affiliation. Mais, ce dispositif se heurte aux caisses de sécurité sociale, qui, par méconnaissance des textes ou par résistance délibérée, ne l'appliquent pas spontanément aux assurés concernés. Le Médiateur de la République est souvent obligé d'intervenir pour les inciter à respecter la loi.
Autre illustration de ce défaut de coordination, les discordances de prise en charge des maladies professionnelles entre le régime de la fonction publique et le régime général de la sécurité sociale. Le régime spécial des trois fonctions publiques prévoit un régime d'indemnisation des maladies professionnelles fondé sur l'imputabilité au service de la maladie, alors que le régime général considère que le régime de prise en charge est celui auquel est affilié l'assuré au moment de la constatation de la maladie. Ainsi, une pathologie – par exemple liée à l'exposition à l'amiante – contractée avant l'entrée dans la fonction publique mais se déclarant lorsque l'intéressé est devenu fonctionnaire ne peut ouvrir droit aux prestations prévues pour l'indemnisation des maladies professionnelles propre à ce régime spécial ; le régime général déclinera également sa compétence du fait que la maladie aura été constatée au cours de la carrière du fonctionnaire. Le système privilégie donc son confort au détriment de la situation des individus.
Enfin, on observe de nombreuses ruptures de droits ou situations d'indus provoquées par les changements de situation. Sachant qu'un écart de 150 euros peut suffire à faire basculer la vie d'un individu, les conséquences d'une réclamation de plusieurs milliers d'euros portant sur des indemnités chômage ou des allocations indues peuvent s'avérer dramatiques. Nous sommes également très souvent sollicités au sujet d'une rupture du versement du RMI lors de sa conversion en RSA ou d'une interruption dans le versement d'une aide faisant suite à un déménagement ou à un défaut de communication entre organismes sociaux. J'ai ainsi en mémoire l'exemple d'un homme qui, après avoir déménagé dans un autre département, a été privé de tout revenu pendant quatre mois faute de transmission de son dossier. Je songe aussi à cet agent du RSI qui avait dit à une commerçante : « Madame, je mettrai trois mois pour retrouver votre dossier ; rendez-nous service, ne tombez pas malade pendant ce délai ! » Je citerai enfin l'exemple de cet enfant handicapé qui s'est retrouvé sans prise en charge à la suite du déménagement de ses parents de la Corrèze vers le département du Nord. Nous devons donc réfléchir à la façon de concilier le principe de l'autonomie des collectivités locales ou des caisses de sécurité sociale avec la mobilité de la population. En effet, plus on décentralise, plus on complexifie les déplacements.
Un autre défaut de nos politiques publiques en matière sociale est l'absence de vision globale et cohérente. Cette complexité de notre système de protection sociale est en partie due à l'État-providence et à la demande sociale de « toujours plus » de protection. Mais elle résulte également d'un mode d'élaboration des politiques publiques procédant par empilement des dispositifs, sans souci de cohérence. J'en donnerai plusieurs illustrations.
En 2005, dans son rapport sur les minima sociaux, Mme Valérie Létard recensait neuf prestations différentes – aujourd'hui, elles ne sont plus que huit, depuis la fusion du RMI et de l'allocation de parent isolé – au sein du RSA. Or, chacune de ces prestations a été instituée de manière autonome, au fil des besoins, et dispose de ses propres règles, élaborées sans souci de cohérence. Le résultat est que nous voyons des personnes placées dans des situations semblables bénéficier de droits différents, car les droits sont fonction du statut de l'individu et non de son niveau de ressources.
Par exemple, les revenus des attributaires de l'allocation aux adultes handicapés (AAH), qui est une allocation non contributive, peuvent être supérieurs à ceux des bénéficiaires des minima vieillesse ou d'invalidité, lesquels ont un caractère partiellement contributif. Une telle différence de traitement n'est pas perçue comme légitime. Le Médiateur de la République a donc proposé de procéder à l'alignement, sur l'AAH et son complément, des minima servis au titre de l'assurance vieillesse et de l'assurance invalidité. Une première mesure allant dans ce sens a été votée dans le cadre de la loi de finances pour 2007. Son article 132 prévoit l'attribution d'un « complément de ressources » destiné aux personnes touchant le minimum invalidité, afin que leurs revenus soient portés à 80 % du SMIC, comme c'est déjà le cas pour les bénéficiaires de l'AAH. Or, selon le dernier rapport de la Cour des comptes relatif à la sécurité sociale, seuls 1 223 pensionnés d'invalidité bénéficiaires de l'allocation supplémentaire d'invalidité (ASI) ont effectivement perçu ces compléments de ressources. Et la Cour d'ajouter que « la faiblesse de ces effectifs suggère l'existence d'un problème d'accès au droit. »
Par ailleurs, cette réforme nécessite d'être poursuivie par un alignement complet des régimes de minima sociaux, qu'il s'agisse des modalités d'appréciation des ressources pour l'accès à ces prestations ou de l'application du recouvrement sur les successions.
Apporter des réponses différentes à des situations identiques contribue à renforcer le sentiment d'injustice. Or, j'ai la conviction que les révoltes naissent moins de la misère que de l'injustice.
Les incohérences du dispositif de l'allocation de cessation anticipée d'activité pour les travailleurs de l'amiante (ACAATA) offrent une autre illustration de l'absence de vision d'ensemble caractérisant les politiques publiques : en effet, les règles diffèrent selon que l'on a travaillé dans une entreprise donneuse d'ordres ou dans une entreprise sous-traitante. Les gens ne le comprennent pas.
Un autre exemple encore : les dispositifs de réparation des dommages corporels. Selon l'origine de leur dommage, les personnes concernées dépendent pour leur indemnisation d'une multitude de dispositifs aux règles disparates. Il existe plus d'une dizaine de procédures différentes ! Il en résulte d'importantes inéquités entre les victimes : deux personnes présentant un dommage corporel similaire peuvent obtenir une indemnisation sensiblement différente. Nous sommes très attentifs à la proposition de loi déposée par le député Guy Lefrand pour améliorer ce système de réparation. Adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en février 2010, elle n'est malheureusement toujours pas inscrite à l'ordre du jour du Sénat. Je dois m'en entretenir avec le président Larcher.
Quoi qu'il en soit, cette manière d'agir a pour conséquence paradoxale de créer un sentiment d'injustice et de frustration chez les bénéficiaires de dispositifs pourtant créés pour les protéger.
Bien que les guerres se gagnent grâce aux généraux et à l'intendance, on tend à négliger cette dernière. Ainsi, des réformes parfois très ambitieuses peuvent se retrouver compromises faute d'harmonisation des systèmes informatiques. On peut citer l'instauration de l'interlocuteur social unique, mariant les fichiers des URSSAF et ceux du RSI, ou la mise en place de Pôle Emploi. Toutes les communes du Nord-Pas-de-Calais ont ainsi reçu des demandes de recouvrement de créances de la part de Pôle Emploi, qui est incapable de savoir lesquelles ont versé les cotisations correspondant à leurs contrats aidés !
Je souhaite également appeler votre attention sur la brutalité de certains effets de seuil, pouvant entraîner, pour deux euros, le refus d'accorder le complément de ressource de l'AAH. Je songe à une personne handicapée à 80 %, depuis longtemps bénéficiaire de l'AAH à taux plein et du complément de ressources, qui n'avait exercé aucune activité pendant l'année 2008 mais avait souscrit un compte courant générant des intérêts auprès de la Caisse d'épargne. Ces deux euros de revenu annuel supplémentaire entraînaient automatiquement une réduction de l'allocation, laquelle n'était donc plus servie à taux plein, ce qui est une condition nécessaire pour bénéficier du complément de ressources. Auparavant, pourtant, la caisse d'allocations familiales acceptait de le verser lorsque les revenus annuels supplémentaires annuels n'excédaient pas 200 euros.
Un tel cas n'est pas unique. Or je vous mets au défi, dans une situation aussi absurde, de parvenir à trouver rapidement l'interlocuteur capable de résoudre le problème. Au sentiment d'injustice s'ajoute donc celui d'être méprisé.
Certes, les centres d'appel représentent une formidable avancée technologique – et je ne suis pas contre la technologie. Mais lorsque l'on se trouve dans l'impasse, on devrait pouvoir être renvoyé sur un interlocuteur humain. Nous travaillons avec la plateforme d'EDF de façon à ce qu'une personne soit nommément désignée dans chaque département afin d'accompagner les clients ne parvenant pas à obtenir satisfaction. Et c'est la même chose pour Pôle Emploi.
Dans un système où les dossiers sont traités en masse, un taux de réussite d'environ 90 % n'a rien d'inhabituel, et peut sembler satisfaisant. Mais vous pouvez imaginer ce que recouvre un taux de « galères » de seulement 5 % : malendettement, alcoolisme, violences… C'est pourquoi il est nécessaire de traiter au cas par cas des situations sensibles et complexes, d'accompagner les personnes en difficulté, d'humaniser les rapports entre le citoyen et l'administration. Dans le cas contraire, et quand bien même vous pourriez consacrer des milliards d'euros supplémentaires aux aides sociales, le résultat resterait négatif si leur application crée un sentiment d'injustice et de mépris. Le défaut d'écoute nourrit la violence. Ce que je n'arrive pas à obtenir par la persuasion, je risque de vouloir un jour l'obtenir par la force, en « pétant les plombs ».
Nous nous sommes rendu compte – mais ce fait reste à vérifier – que la Banque postale tendait à verser les minima sociaux le 8 de chaque mois, alors que tous les prélèvements bancaires sont généralement effectués le 7. Il en résulte des tensions, des ruptures de financement extrêmement préoccupantes. Sur ce point aussi, une évolution est nécessaire.
D'une manière générale, nous devons passer de la culture de gestion des dossiers à l'accompagnement des personnes, afin de les aider à faire surmonter leurs difficultés.
Les frustrations peuvent aussi naître de certains effets d'annonce. Faire des lois, c'est bien, mais quand on ne peut pas les appliquer, cela devient dramatique. La loi sur le droit au logement opposable en constitue un bon exemple. De même, l'institution d'auxiliaires de vie scolaire pour les enfants handicapés a suscité de nombreuses attentes. Sur de tels sujets, il vaut parfois mieux ne pas voter de texte plutôt que de faire naître des espérances qui resteront déçues.
Quelles pourraient être les solutions à tous ces problèmes ?
Tout d'abord, il nous faut mieux apprécier les vertus de l'évaluation, en amont et en aval. Je compte, en tant que président du Conseil économique, social et environnemental, prendre certaines initiatives en la matière. Après avoir été président de l'Association des maires de France pendant dix ans, puis ministre de l'aménagement du territoire pendant deux ans, je croyais connaître la société française. Or, ce n'est qu'en tant que Médiateur que je ne l'ai vraiment découverte, dans sa cruauté, sa réalité et la violence de ses rapports humains. C'est à ce moment que j'ai réalisé que je n'avais jamais vérifié sur le terrain l'application des textes que j'avais contribué à faire adopter. Car souvent, certaines administrations, de façon volontaire ou par inertie, n'appliquent pas la volonté du législateur. C'est vrai sur le plan fiscal comme sur le plan social. La réforme du statut des personnes vulnérables – tutelle et curatelle – est un bon exemple de ce phénomène. C'est là que l'évaluation montre tout son intérêt.
La réforme constitutionnelle avait prévu la nécessité d'accompagner les projets de lois d'études d'impact ; mais, encore trop de lois sont votées sans que les moyens effectifs de fonctionnement des dispositifs créés aient été pensés et prévus. Je suis donc un fervent partisan d'un accroissement des pouvoirs d'évaluation du Parlement, qui pourrait permettre d'assurer un meilleur équilibre entre l'exécutif et le législatif. Le Conseil économique, social et environnemental est à la disposition du Parlement pour l'aider à jouer son rôle en ce domaine.
Une autre solution consister à recourir à l'expérimentation. De nombreuses initiatives prises à l'échelle locale sont jugées moins à l'aune de leur pertinence qu'à celle de leur conformité aux règles. Or, une initiative qui marche m'intéresse plus qu'une action respectueuse des textes mais inefficace. Ainsi, le fonctionnement d'une maison de retraite construite en conformité avec toutes les normes en vigueur coûte 2 500 euros par mois et par personne. Or le niveau moyen des retraites est de 800 euros. Faut-il privilégier l'exigence administrative ou la réalité de la société ?
Une troisième exigence est d'accroître l'accompagnement social et le dialogue. Certaines initiatives prises par des banques en matière d'accompagnement des exclus bancaires ont donné de bons résultats : sur 10 000 personnes, 8 000 sont redevenues solvables au bout de quatre ans. Il n'a pas été nécessaire de mobiliser un seul prêt ; il a suffi de les accompagner et de les aider à gérer leur budget. Ce sont l'isolement et la fragilité qui empêchent les personnes de surmonter leurs problèmes. Il faut donc travailler sur l'accompagnement de proximité – comme le font les maires – plutôt que de voir sa conscience soulagée par le classement des personnes en fonction des normes. Alors que la vocation de la politique sociale est d'inclure, l'imposition de la norme amène de facto à une société d'exclusion.
Enfin, il est indispensable de redonner sa force et sa crédibilité au droit. L'évolution consumériste du comportement des citoyens conduit à remplacer la force du droit par le droit à la force. Les individus finissent par penser que ce que l'on n'obtient pas par le droit, on peut l'obtenir par la violence.
Besoin d'écoute, besoin d'accompagnement individuel, toutes ces raisons doivent inciter au développement des points d'accès au droit et des maisons de la justice et du droit. Il serait souhaitable de proposer une grande politique nationale en ce domaine, peut-être sous l'autorité du Premier ministre. Des expériences intéressantes sont conduites – je pense à la plateforme téléphonique d'Achicourt, près d'Arras, qui fonctionne bien. À Barcelone, tous les guichets sont regroupés dans un seul lieu : on peut même faire établir une carte d'identité. En comparaison, en France, bien qu'en situation régulière, les étrangers doivent effectuer un véritable parcours du combattant et visiter jusqu'à cinq ou six administrations en quelques jours pour obtenir les papiers qui leur sont nécessaires.
Le budget existe, les textes aussi. Mais, il est quelquefois moins important de changer les lois que les comportements, l'état d'esprit, la culture administrative. Il faut surtout développer l'écoute : 50 % des efforts de conciliation permettent d'éviter la saisine des conseils de prud'hommes ; en matière médicale, dans 80 % des cas, la médiation n'est pas suivie d'un procès. La plupart du temps, après une médiation, les citoyens repartent satisfaits parce qu'on leur a expliqué ce à quoi ils ont droit. C'est la même chose, je suppose, dans vos permanences.
Je terminerai en évoquant un thème sur lequel nous avons travaillé, celui du suicide dans la société française. Après la gestion des émotions, destinées à inciter les gens à consommer, les Américains ont franchi une étape supplémentaire en développant la gestion des pulsions. Ainsi, toute la production cinématographique hollywoodienne est fondée sur la gestion de la peur, du sexe, de la violence et de l'épouvante. Les psychiatres disposent de quinze ans de recul pour analyser le phénomène. En particulier, avec le développement des chaînes de télévision destinées aux enfants de 0 à 5 ans, on assiste à la captation de l'identité primaire freudienne, ce qui se traduit par des problèmes d'anorexie, d'hyperactivité, des suicides précoces à 12 ou 13 ans.
Il faut trouver une alternative à la virtualité, qui permet de faire disparaître l'identité de la personne au travers d'une image. Or, nous traitons la société d'aujourd'hui avec les outils d'hier. Nous avons tous été élevés avec une éducation morale et nous étions tous protégés jusqu'à l'âge de 18 ans. Les problèmes auxquels nous étions confrontés étaient plutôt de nature sexuelle et freudiens. Le problème de la génération actuelle concerne la capacité – « De quoi suis-je capable ? » – et l'estime de soi. Quand vous allez chercher votre indemnité chômage alors que vous êtes titulaire d'un diplôme correspondant à Bac + 7, vous n'êtes pas malheureux, vous êtes humilié. Quand on vous répond, à Pôle Emploi, que votre dossier est égaré – et peu importe si vous ne disposez d'aucune ressource pendant trois mois –, vous n'êtes pas révolté, vous êtes humilié. C'est pourquoi nos politiques publiques tendent parfois à ajouter une souffrance à la souffrance, ce qui est l'inverse de la volonté du législateur. Nous prenons souvent des décisions sur des postures de caractère moral, alors que nous devrions les prendre sur des postures de caractère capacitaire.