En mathématiques, quand on part de A, là où on arrive ne peut être contesté, sauf si on remet en cause A. Ce qu'il y a avant A et ce qu'il y a après là où on arrive sont des questions tout aussi importantes, comme je l'ai découvert en faisant de la finance.
Votre commission d'enquête étudie l'impact de la spéculation sur l'économie, sujet sur lequel tous ceux que vous avez auditionnés ont des compétences que je n'ai pas. Puisqu'on ne parle bien que de ce que l'on connaît, je vous ferai part de mon expérience. En matière de théorie financière, je me définis comme une autodidacte qui s'est progressivement intéressée à de plus en plus de sujets.
Je connais assez bien la banque d'investissement, particulièrement les produits dérivés, la gestion des risques et la mise en place de quantités réglementaires. Ainsi, j'ai directement participé, au Crédit lyonnais, à la mise en place de la value at risk (valeur sous risque), expérience qui exigeait beaucoup plus de technique que de connaissances financières. Je peux donc exposer un point de vue personnel issu de cette expérience, mais sans en tirer de conclusions au niveau de l'économie globale. Je me contenterai d'évoquer les risques que j'ai identifiés et les réflexions que cela m'inspire, en tentant d'adopter une approche quantitative.
Le mathématicien français Louis Bachelier avait rédigé sous la direction d'Henri Poincaré une thèse très novatrice intitulée Théorie de la spéculation, soutenue en 1900 à la Sorbonne. Considérant que tout intervenant sur les marchés est un spéculateur, il s'est intéressé au mécanisme de formation des prix des produits dérivés. Il a affirmé que le marché – c'est-à-dire l'ensemble des spéculateurs – ne croit, à un instant donné, ni à la hausse ni à la baisse du cours vrai, car pour chaque cours coté, il y a autant d'acheteurs que de vendeurs. Sur ce principe, il a construit une théorie mathématique du prix et, par ailleurs, développé des outils qui s'avèreront très utiles notamment en physique, concernant le mouvement brownien.
C'est sur cette base et les développements auxquels elle a donné lieu que j'ai commencé à travailler dans les années quatre-vingt-dix sur les produits dérivés, en m'intéressant non à la détermination du prix des produits, mais au calcul des stratégies de couverture. Le marché à terme international de France (MATIF) avait été ouvert peu de temps auparavant, les banques françaises se développaient beaucoup dans ce domaine. J'ai donc suivi le développement des produits dérivés, d'abord standard, puis plus compliqués.
Première question concernant la spéculation : qui sont les spéculateurs ? Selon la définition de Bachelier, ce sont tous ceux qui participent aux marchés financiers. Mais ce sont plus particulièrement les intervenants des sociétés de gestion, des hedge funds et des fonds de pension, les opérateurs des salles des marchés, ceux qui mènent des activités de trading pour compte propre à l'intérieur des banques d'investissement – et il existe sans doute d'autres catégories. Pour ma part, je connais mieux ce qui relève des salles de marché que du trading pour compte propre et des hedge funds, et encore moins bien les sociétés de gestion et les fonds de pension.
La spéculation, qui consiste à prendre des positions sur l'avenir, est parfois le seul moyen de faire de la performance, notamment quand les taux d'intérêt sont aussi bas qu'aujourd'hui. Ses effets sur l'économie dépendent de la taille et de la capacité d'intervention des acteurs : en 1992, quand il a attaqué la monnaie anglaise, George Soros a joué un milliard de livres. Tous les acteurs ne disposent pas de la même force de frappe.