Elle n'aggrave pas la situation – ce qui ne veut pas dire que l'instabilité ne soit pas dure à vivre. Les marchés alimentaires – et je pense que l'enjeu majeur pour la planète n'est pas le défi climatique, mais alimentaire – ont connu des prix extraordinairement déprimés à la fin du XXè et le début du XXIè siècle, ce qui a créé une sorte d'illusion de l'abondance. Puis les marchés ont flambé en 2007-2008 et en 2010, et tout le monde crie haro sur les spéculateurs, à commencer par un eurodéputé dont le prénom est José, dans un article paru dans le Monde cet été. Mais si le chien aboie parce que la maison brûle, il ne sert à rien de tuer le chien. En poussant le bouchon un peu loin, je dirais donc que les marchés jouent un rôle d'alerte. En tout cas, leur fonction anticipatrice est essentielle. Lorsque le pétrole est arrivé à 100 dollars le baril, Thierry Breton, ministre de l'économie et des finances, a déclaré que le prix juste était de 60 dollars et que le reste n'était que spéculation – ce qui, au passage, n'avait aucun fondement scientifique. Mais ce que nous disaient les marchés lorsque le baril est monté à 147 dollars le 10 juillet 2008, c'est que le pétrole allait manquer, qu'il fallait préparer l'avenir et que si nous tenions à faire rouler des camions, il fallait payer le prix de la rareté et de la pollution. De la même manière, la flambée des prix de 2008 a été suivie du premier sommet alimentaire mondial de la FAO. La Banque mondiale est venue expliquer qu'il fallait remettre l'agriculture au coeur de nos stratégies de développement. Cela avait été totalement oublié !
En poussant le raisonnement à l'extrême donc, je pense qu'il faut écouter les marchés. Certes, sur le très court terme, les entrées ou sorties de capitaux spéculatifs peuvent provoquer un déséquilibre, surtout sur les marchés de commodités qui sont nettement plus étroits que les marchés financiers. Mais puisqu'il existe toujours la possibilité de livrer le physique, ils ne durent pas longtemps. Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est qu'il n'y a de spéculateurs que si des marchés dérivés se développent, et qu'il n'y a de marché dérivé que s'il y a instabilité. Mais je conviens qu'ensuite il soit plus difficile de revenir à la stabilité. C'est pourquoi l'un des événements les plus fascinants de l'histoire économique est pour moi la rupture des années 1970 entre le stable et l'instable. En 1970, un banquier n'aurait jamais cru que le système des changes fixes allait exploser deux ans plus tard. Au début des années 1980, feu André Giraud, ministre de l'industrie, me disait que jamais le pétrole ne deviendrait une commodité, ne serait coté sur un marché à terme, parce que l'économie mondiale ne pourrait pas supporter de telles fluctuations. Cette révolution culturelle du passage du stable à l'instable, c'est ce que vivent aujourd'hui les agriculteurs.