C'est en effet un sujet de grande préoccupation : la communauté des gestionnaires d'actifs applique des normes qui imposent qu'un pourcentage x de leurs actifs bénéficie de la note AAA, un pourcentage y de la note AA, et un pourcentage z de la note A. Ainsi, si une collectivité passe de la note AAA à la note AA, elle est aussitôt exclue de plusieurs milliers de portefeuilles d'actifs dans le monde. En d'autres termes, les conséquences de la dégradation d'un émetteur important, en particulier d'un émetteur souverain, sont systémiques : cette dépendance vis-à-vis des agences me paraît l'un des problèmes essentiels pour les années qui viennent.
Ce point m'amène au deuxième problème, celui de l'usage potentiellement dévoyé des produits financiers, que j'illustrerai par l'exemple des credit default swaps (CDS), contrats d'assurance contre la défaillance d'un émetteur qui, me semble-t-il, peuvent être destructeurs pour l'économie. Il est en effet possible d'acheter des CDS nus, c'est-à-dire des assurances contre des risques que l'on n'a pas à couvrir. Dès lors, un investisseur qui achèterait un CDS nu sur une obligation assimilable du Trésor (OAT) française à dix ans sans posséder ladite OAT espère une dégradation de la situation économique de la France, puisque son actif se valorise à proportion de cette dégradation : c'est un peu comme si l'on autorisait BetClic ou le PMU à ouvrir des paris sur la situation budgétaire des États. Le même investisseur pourrait faire courir les pires rumeurs sur l'économie française : cela aurait pour effet d'augmenter la valeur de son titre, tout en détériorant les conditions de financement de la France. Une comparaison un peu caricaturale illustrera ce propos technique : si la prime d'assurance de votre Rolls-Royce est de 5 000 euros, et qu'une rumeur se répand sur un défaut des roues, votre prime passera à 10 000 euros, ce que vous accepterez dès lors que vous souhaitez assurer votre voiture contre le risque ; mais si vous possédez une prime d'assurance sans posséder la voiture, vous pouvez faire courir le bruit que les roues sont défaillantes, et revendre votre prime d'assurance au double du prix auquel vous l'avez achetée.
Je suis conscient de la gravité de telles affirmations. Mais une note d'un professeur de Stanford, publiée par la Revue de la stabilité financière de la Banque de France en juillet 2010, révèle à mes yeux – bien qu'elle recommande de n'interdire ni la spéculation sur les dettes souveraines, ni les CDS – l'impérieuse nécessité d'une réglementation. La manipulation, explique l'auteur, reste très marginale ; toutefois, « une variante de ce dispositif de manipulation consiste pour le manipulateur à commencer par vendre à découvert un volume important de l'obligation sous-jacente, avant de surpayer un petit volume de protection par CDS. Si cette opération particulière sur CDS effectuée à un taux élevé ne passe pas inaperçue et induit les investisseurs obligataires en erreur au point que les prix des obligations chutent fortement, le manipulateur pourrait sortir rapidement aussi bien de sa position sur l'obligation que de celle sur le CDS en dégageant un gain net avant que de meilleures informations sur les prix ne parviennent jusqu'au marché. Même si ce dispositif fonctionnait, il est peu probable qu'il déclencherait le défaut de l'entité souveraine. Les prix pourraient être faussés, mais seulement pendant une courte période. »
En d'autres termes, on pourrait absoudre qui ne pèche que peu de temps. À ceci près qu'en période de tension sur la situation financière des États, de tels comportements peuvent être déstabilisateurs…
Second cas de figure cité dans l'article : « le détenteur d'un CDS nu peut préférer que l'emprunteur fasse défaut. Cet argument tient si le détenteur de CDS nu est en position de rendre plus probable le défaut de l'emprunteur. Étant donné que, comme nous venons de le voir, le spéculateur sur CDS n'est vraisemblablement pas en mesure d'influencer notablement le niveau de dépenses ou d'épargne d'un État, l'argument de l'absence d'intérêt à assurer ne me convainc guère. »
C'est, pour ma part, cette dernière phrase qui ne me convainc guère : j'en veux pour preuve l'enchaînement observé dans l'affaire Dexia. Un vendredi, j'avais reçu le président de la banque, qui m'avait assuré que la situation était sous contrôle ; cependant, le soir même, l'un de mes collaborateurs me faisait part de sa préoccupation. Une réunion fut donc organisée le lendemain, au cours de laquelle les dirigeants de Dexia nous confirmèrent ne disposer de liquidités que pour trois mois. Un conseil d'administration est donc organisé le dimanche soir, par téléphone ; le délai est ramené à trois semaines. Nous décidons, dans ces conditions, de nous revoir le lundi soir. Or, le lundi matin, Le Figaro annonce qu'un conseil d'administration de Dexia s'est tenu la veille au soir. Cette information ne laisse pas d'alerter les marchés : durant la journée de lundi, les spéculateurs vendent de nombreux titres à découvert, faisant chuter le cours de l'action ; à telle enseigne qu'à dix-huit heures, le délai n'était plus que de trois heures. Le gouverneur de la Banque de France nous avait d'ailleurs appelés une heure auparavant pour nous informer que Dexia ne passerait pas la nuit.
La recapitalisation de 6 milliards, décidée dans la nuit de lundi à mardi, s'est révélée un peu excessive par rapport aux besoins de solvabilité de Dexia, dont le problème était avant tout un problème de liquidité. Reste que les possesseurs de CDS de Dexia, et ceux qui ont spéculé sur son titre, ont gagné des sommes considérables à l'occasion de cette manipulation de l'opinion des marchés.
Ce qui vaut pour Dexia pourrait valoir, un jour ou l'autre, pour les États ; c'est ce qui conduit l'universitaire américain à conclure : « En tout état de cause, la meilleure façon de traiter l'instabilité financière générée par une prise de risque excessive sur le marché des dérivés consiste à relever les obligations de collatéraux, les exigences de fonds propres pour les établissements d'importance systémique et le recours à la compensation centrale, comme l'analysent Duffie, Li et Lubke (2010). Ces réformes des marchés de gré à gré, et d'autres réformes en préparation, amélioreront la sécurité et la solidité de ces marchés. Des bases de données donneront finalement au régulateur la possibilité de contrôler les éventuels manipulateurs de ces marchés, ou de prendre des positions dont les risques sont trop importants par rapport aux fonds propres qui les soutiennent. […] Une réglementation qui limiterait fortement la spéculation sur les marchés des CDS pourrait avoir pour effet secondaire d'assécher la liquidité du marché […]. »