« Une fois ou deux elle avait jeté un oeil sur le livre que sa soeur lisait, mais il ne contenait ni image ni conversation, et, se disait Alice, à quoi peut bien servir un livre où il n'y a ni image ni conversation ? ». Pour paraphraser Alice, monsieur le ministre, nous pourrions nous demander à quoi bon examiner un budget dédié aux patrimoines réservés ? Et pourtant, territoire de secrets, de rêves et d'imaginaires collectifs, espace protégé, parfois, réservé aux coulisses de la mémoire, ce que nous appelons notre patrimoine mérite toute notre attention.
C'est pourquoi, sans reprendre l'intégralité de mon rapport, je concentrerai mon propos sur trois des points les plus importants.
Ma première remarque portera, comme celle de Mme Marie-Odile Bouillé, sur la forme : la maquette du budget en rend difficile la lecture et la comparaison rétrospective est malaisée. C'est pourquoi nous vous demandons avec insistance de bien vouloir revenir à une présentation du budget qui distingue, avec clarté, les moyens mis en oeuvre pour les médias et ceux relatifs à la culture, en y incluant livres, industries culturelles et enrichissement des collections publiques. En effet, dans ce nouveau périmètre, que devient la réflexion sur la numérisation du patrimoine écrit contemporain : manuscrits, carnets de notes, livres uniques ou oeuvres orphelines, sur lesquels nous vous avons déjà longuement interrogé ? Comment en négocier la diffusion après numérisation ? Dans le même ordre d'idée, comment faire évoluer notre patrimoine cinématographique, qui n'a rien à faire au sein des crédits de la mission « Médias » ? Enfin, comment évaluer le coût de la gratuité dans les collections permanentes des musées nationaux, étendue à l'ensemble des jeunes de moins de vingt-six ans, alors que, selon les informations fournies par votre ministère, « la compensation de la gratuité n'a jamais été intégrée au projet de loi de finances sur aucune action. […] La compensation est prise sur le dégel du programme “ Patrimoines ” donc au détriment de tout le programme ». Quel aveu ! C'est la raison pour laquelle nous demandons la création d'une mission d'information au sein de notre Commission, pour mesurer l'utilité de cette gratuité en termes de démocratisation culturelle. Comme vous, nous sommes en effet très attachés à l'accès à la culture pour tous et pour chacun.
Ma deuxième remarque découlera de la première : si nous observons avec attention les chiffres remis par le ministère de la culture, le désengagement de l'État est clairement acté, notamment dans les secteurs des patrimoines, ce qui est en totale contradiction avec les propos que le chef de l'État a prononcés en 2007 lors de l'inauguration de la Cité de l'architecture et du patrimoine : « La sauvegarde du patrimoine suppose […] des moyens importants et un effort constant. Je souhaite la rétablir comme un objectif important de notre politique culturelle ». Aujourd'hui, il y a loin de la parole aux actes !
En effet, comment atteindre chaque année les 400 millions d'euros promis pour les monuments historiques avec des crédits en baisse de 0,9 % sur trois ans ? Je vous renvoie, monsieur le ministre, aux rapports alarmants de MM. Christian Kert et Patrick Bloche, qui s'inquiétaient déjà des dangers que représentaient les désengagements budgétaires dans le secteur du patrimoine monumental.
Enfin, au lieu de songer à se séparer de son patrimoine au détour d'un article de projet de loi de finances – je fais référence à cet article 52 du projet de loi de finances pour 2010 heureusement censuré l'an dernier par le Conseil Constitutionnel –, le Gouvernement devrait avoir à coeur de le restaurer dans les meilleures conditions. Or que dire des conditions financières drastiques imposées aux collectivités territoriales, qui devront financer leurs projets à hauteur de 80 % dans le cadre du plan « Musées en région » présenté le 9 septembre dernier ? Que penser des ventes spectaculaires de nos bâtiments patrimoniaux à des pays étrangers ?
Ces restaurations et restructurations nous engagent collectivement, et c'est pourquoi vous voudrez bien me pardonner cette formule que j'emprunte à Isaac Newton : « Si j'ai vu loin, c'est en montant sur les épaules de géants ».
En effet, compte tenu de la situation, comment imaginer la création de la Maison de l'histoire de France ? Je m'interroge, à l'instar de nombreux historiens, sur les modalités de création de cette institution et sur ses conséquences budgétaires sur les structures déjà existantes dans la mesure où rien n'est prévu en 2011 pour développer le projet.
Tels sont les points que je souhaitais évoquer avant d'aborder les conséquences pour les sites et les collectivités d'une inscription au patrimoine mondial. Je le ferai autour de trois axes principaux : le cadre général dans lequel nous nous inscrivons, les procédures avant inscription et les obligations après inscription.
Je ne reviendrai pas sur les conditions d'élaboration de la Convention du 16 novembre 1972, parfaitement explicitées dans le rapport pour avis, qui rappelle également la définition donnée par l'UNESCO du concept de patrimoine matériel. Or, comme on s'est aperçu, avec le temps, que certaines traditions ou pratiques des communautés humaines, constitutives de leur identité – traditions orales, contes ou musique –, n'étaient que très marginalement prises en compte alors même que, dans certains pays, ce patrimoine pouvait être plus important que le patrimoine matériel, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel du 17 octobre 2003 vise à prendre en considération ces éléments exclus de la Convention de 1972.
Les dossiers d'inscription sont, quant à eux, élaborés soit par l'État, soit – c'est le cas le plus fréquent aujourd'hui – par les collectivités territoriales, ou encore par des associations, selon un modèle précisé par les « Orientations » issues des débats du Comité du patrimoine mondial composé de vingt et un États. Or le montage de ces dossiers étant devenu très lourd, aussi bien sur le plan technique que sur le plan financier, il nécessite très souvent le concours d'organismes extérieurs spécialisés ou de personnels dédiés. En effet, selon le ministère de la culture, il faut en moyenne de cinq à sept ans pour monter un dossier. Il est donc impératif de former ces personnels dédiés, qui deviendraient ainsi de véritables référents en vue d'assurer une plus grande efficacité et une meilleure coordination dans le montage du projet. C'était du reste une idée de M. Donnedieu de Vabres lorsqu'il était ministre de la culture.
Depuis une dizaine d'années, les candidatures au patrimoine mondial sont portées et financées quasi exclusivement par les collectivités territoriales. L'État est passé d'un rôle opérationnel à un rôle d'accompagnement dans le processus d'élaboration des candidatures et dans le suivi des obligations liées à l'inscription. Rappelons en effet qu'un label n'est pas uniquement une récompense : il crée également de nombreuses obligations.
Rappelons par ailleurs que c'est à l'État et non aux collectivités responsables des biens et patrimoines inscrits que l'UNESCO demande des comptes. De plus, en matière de patrimoine, l'État est le seul référent, alors que les véritables responsables des biens et patrimoines inscrits sont les collectivités, et ce depuis leur implication dans les années quatre-vingt-dix. La position de l'État est, de ce fait, devenue délicate car, s'il contractualise avec l'UNESCO, il n'est que très rarement responsable des sites et patrimoines inscrits. Dès lors se pose la question de la gestion des sites en France.
Cette situation crée un vrai problème de visibilité et d'efficacité puisque l'État n'a pas de ligne budgétaire spécifiquement dédiée aux biens du patrimoine mondial.
Par ailleurs, si l'outil budgétaire est d'un maniement délicat – nous venons de le voir –, l'outil juridique n'est pas plus facile à utiliser. En effet, la gestion des biens inscrits est devenue singulièrement complexe, sous l'effet de plusieurs facteurs énumérés dans le rapport : aussi convient-il de réfléchir à la mise en place d'un partage des responsabilités entre 1'État et les collectivités. Un système de coordination État-collectivités reste donc à inventer, en dépit de la signature de la Charte d'engagement des biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial, en septembre 2010, laquelle prévoit le partage des responsabilités entre l'État et les collectivités.
Il n'en reste pas moins que les impacts socio-économiques, réels ou supposés, d'une inscription au patrimoine mondial sont l'un des principaux arguments des élus locaux porteurs des projets et dossiers. Au regard des avis contrastés sur ces impacts pour les collectivités, le ministère de la culture pourrait réaliser une étude indépendante ayant pour objet une observation plus systématique et mieux coordonnée des effets de l'inscription. Cette étude pourrait être confiée au département des études, de la prospective et des statistiques du ministère.