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Intervention de Michel Aglietta

Réunion du 8 septembre 2010 à 17h30
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Michel Aglietta, conseiller au Centre d'études prospectives et d'informations internationales :

Je tenterai, dans un premier temps, de vous exposer le processus spéculatif ayant conduit à la crise financière, avant d'analyser, dans un second, les raisons profondes qui ont empêché de prévoir l'ampleur de l'instabilité qui a fini par toucher les marchés.

La crise que nous avons connue est la conséquence de ce que les économistes appellent le risque systémique, qui est l'échec général de la coordination des marchés. Ce phénomène remet en cause l'idéologie de la contre-révolution monétariste des « marchés efficients », qui s'est développée au début de la libéralisation financière dans les années 80. Les marchés efficients étant réputés autorégulateurs, il convient de réduire au minimum le rôle des instances publiques de régulation puisque les actionnaires et les marchés boursiers sont la boussole de l'économie.

Le risque systémique est évidemment un scandale pour cette théorie. En sapant le paradigme sur lequel est fondé, depuis trente ans, le lien entre les marchés, les autorités, les agents financiers et le reste de l'économie, il impose de recourir à un autre paradigme, selon lequel la finance n'est pas intrinsèquement instable mais connaît, l'histoire l'a montré depuis des siècles, des périodes récurrentes d'instabilité.

Il convient tout d'abord de ne pas confondre les notions d'incertitude et de risque. Le risque est une évaluation : de même que le marché évalue le prix relatif des biens, il évalue le prix relatif des promesses sur le futur, que sont les créances et les actifs. Comme ce sont des différences qui sont évaluées - les notes des agences de notations ne traduisent que des différences, la note absolue n'a aucun sens -, l'évaluation est établie selon une échelle ordinale.

Le niveau de risque général, qui sert de référence à la mesure des différences, est dès lors déterminé par le prix de la liquidité, qui est fixé par la banque centrale au moyen de sa politique monétaire. Il y a donc au moins un taux d'intérêt qui n'est pas déterminé par le marché, mais par une autorité qui lui est extérieure.

L'incertitude radicale se caractérise, elle, par une perte des repères : les agents ne savent plus évaluer les différences, qui s'exprimaient par des primes de risques – des spreads. Dans la mesure où ils ne savent plus différencier les produits, les agents se réfugient vers la liquidité absolue, considérée comme le dernier refuge. On notera que seuls les bons du trésor allemands, français ou américains, ceux des pays les plus sûrs, étaient recherchés durant la crise, d'où une explosion des spreads pour tous les autres produits financiers dont personne ne voulait plus, quelles qu'ait été par ailleurs la valeur des entreprises ou la qualité des agents économiques.

En temps normal, la spéculation joue un rôle équilibrant : des acteurs financiers mieux informés que d'autres, découvrant que les prix de certains produits ne correspondent pas à leur valeur réelle, jouent sur le retour des prix à cette valeur. Au contraire, en cas d'incertitude radicale, c'est-à-dire en l'absence de repères permettant d'évaluer les différences, la spéculation ne consiste plus à retrouver un prix d'équilibre entre les variations liées aux chocs du marché : privés de tout déterminant objectif, les acteurs prennent leurs décisions en fonction d'heuristiques qui consistent, finalement, à imiter les autres. Chacun étant à la même enseigne, il se produit une convention de méfiance à l'égard de toutes les valeurs, sauf de la liquidité absolue : c'est une convention de peur. La spéculation devient, de ce fait, déséquilibrante et finit par provoquer des processus destructeurs.

Le phénomène peut être fulgurant : le 8 août 2007, en annonçant qu'elle n'était plus capable d'évaluer certaines SICAV dynamiques, la BNP a mis « le feu aux poudres ». Les marchés se sont gelés d'un coup et les banques centrales ont été contraintes d'intervenir immédiatement : tel est le paroxysme d'un processus de spéculation destructeur. Pour créer un prix d'équilibre, il convient que les positions des acteurs du marché sur un même produit soient différentes : certains cherchent à vendre parce qu'ils pensent que le produit va baisser tandis que d'autre souhaitent acheter pour la raison inverse. Au contraire, en raison des mouvements collectifs que crée l'incertitude radicale, on assiste à la disparition de tout prix d'équilibre et donc à un défaut généralisé de coordination.

C'est donc bien en raison de la perte de tous les repères et de l'indifférenciation des valeurs que cette perte entraîne, que l'incertitude radicale se traduit par l'échec de la coordination des comportements privés et l'apparition de comportements collectifs : statistiquement parlant, on peut du reste observer une très forte corrélation des opinions individuelles tournées vers la méfiance.

Je vous l'ai dit en commençant : le socle fondamental, sur lequel reposent les évaluations différenciées, dépend d'au moins un taux d'intérêt déterminé non pas par les marchés, lesquels ne peuvent déterminer que des valeurs relatives, mais par les banques centrales : lorsque l'incertitude radicale touche ce socle, il appartient aux banques centrales, qui sont le dernier régulateur, de tenter de calmer l'angoisse généralisée des opérateurs de marché en garantissant un prix plancher des actifs. Elles le font en injectant des liquidités dans le marché interbancaire afin d'assurer un taux d'intérêt. C'est ce qu'elles ont fait dès le mois d'août 2007.

Lorsque la crise est d'une importance relative – je pense à la crise que Long Term Capital Management a connue en 1998 ou à la crise de liquidités qui a suivi le 11 septembre 2001 –, une seule action spectaculaire de la banque centrale concernée suffit à rendre la confiance aux marchés. La convention de méfiance se transforme alors d'un seul coup en convention de confiance. Dans le cas qui nous occupe, nous avons au contraire assisté à une récurrence de crise, en raison d'un autre phénomène : une dérive massive du crédit et donc un surendettement massif. Ce phénomène a nourri de manière permanente la crise de liquidités.

Il convient d'expliquer une accumulation aussi grande de dysfonctionnements. De fait, la crise que nous avons connue ne relève pas de la seule finance : elle a des racines plus profondes.

En ce qui concerne la finance, on a observé un changement profond du modèle de crédit. Dans le modèle traditionnel, les banques évaluent le risque individuel des candidats emprunteurs, puis, en cas d'acceptation du dossier, portent ce risque jusqu'à l'échéance des prêts. Comme elles prennent elles-mêmes le risque, elles ont tout intérêt à l'évaluer correctement. Or, nous sommes passés à un modèle où le risque n'est plus évalué par les offreurs de crédits initiaux, mais transféré à d'autres dans un processus de titrisation et de création de produits dérivés. Un tel processus incite fortement à la sous-évaluation, laquelle n'aurait pu être évitée que par un renforcement de la supervision. Mais les marchés étaient supposés efficients, le rôle des instances publiques de régulation avait été précisément réduit au minimum. Ce type de crédit n'a pas été supervisé, alors même que les banques qui pratiquent le crédit traditionnel le sont, puisque les risques qu'elles prennent peuvent mettre en cause leur bilan.

De fait, en pratiquant le crédit dans le seul but de le revendre instantanément à ces arrangeurs que sont les grandes banques d'affaires internationales, on a permis à des courtiers, qui n'appartiennent pas au secteur bancaire, de proposer du crédit, voire de démarcher de manière agressive les éventuels emprunteurs : ce fut le cas surtout dans les pays anglo-saxons, mais non en France, heureusement. Le moindre surendettement des ménages français explique en partie que la crise soit moins profonde dans notre pays.

Les courtiers étant rémunérés à la commission, ils n'avaient aucun intérêt à évaluer le risque, celui-ci retombant de toute façon sur le dernier acheteur du titre. C'est pourquoi, les banques d'affaires tirant profit des transactions de gré à gré, les intermédiaires de la finance avaient intérêt à allonger les chaînes de crédits, le risque se trouvant transféré en cascade de manière indéfinie.

Cette sous-évaluation du risque a été aggravée par les effets pervers de la régulation de Bâle : d'une part, celle-ci, limitée aux banques commerciales, ne concernait pas les banques d'investissement pur – ce qui n'a pas joué pour la France qui a des banques universelles ; d'autre part, le capital n'intervenant que dans le calcul du portefeuille bancaire, qui reste au bilan, un tel mode de calcul du ratio de solvabilité a représenté un véritable pousse-au-crime, puisque ce qui était hors bilan n'avait pas à être assuré en termes de capital. À partir de 2004, la perspective de l'entrée en application des recommandations de Bâle II a incité les banques à titriser au maximum, afin de se débarrasser des crédits en les intégrant dans des structures hors bilan.

À cela s'est ajouté le fait que le mécanisme de la titrisation, en termes d'incitation, n'a pas été compris.

Enfin, on ne peut que souligner la naïveté ou la crédulité des investisseurs qui ont acheté les titres. Je pense non seulement aux fonds de pension ou aux fonds souverains, mais également aux compagnies d'assurance et aux banques secondaires, notamment les Landesbanken allemandes : sous la pression de la Commission européenne, au nom du principe de concurrence, les garanties publiques pour les Landesbanken qui financent les collectivités locales ont disparu en 2005. Pour pallier les effets de l'augmentation du coût du crédit que cela entraînait, elles ont cherché à améliorer leur rentabilité. Cela les a conduites à acheter des subprimes, si bien qu'elles se trouvent aujourd'hui dans une situation très préoccupante.

N'oublions pas non plus que l'encadrement macroéconomique a encouragé la crédulité de certaines banques, des fonds de pension ou de certains investisseurs collecteurs d'épargne : c'était en effet une période de très bas taux d'intérêt obligataire et un portefeuille standard ne permettait plus, notamment à une caisse de retraite, de réaliser des profits correspondant aux engagements de passifs. Il convenait donc de chercher des actifs alternatifs mais, faute d'une expertise suffisante, le risque n'a pas été maîtrisé.

La même crédulité a du reste été partagée par tous les investisseurs ainsi que par les agences de notation, qui ont recommandé l'achat des tranches seniors des crédits hypothécaires titrisés en leur affectant la note triple A. Personne ne s'est alors demandé comment on pouvait donner une même note à des obligations d'État et à des titres comportant forcément un risque plus élevé, puisqu'ils rapportaient un intérêt très supérieur. Les investisseurs ont cru réaliser ce qu'on appelle dans le jargon financier de l'« alpha », c'est-à-dire obtenir plus de rendement sans prendre plus de risque. Même la Banque centrale de Chine s'y est fait prendre.

Le mécanisme de spéculation s'est donc enclenché et généralisé sans rencontrer aucun obstacle, ce qui a entraîné un surendettement massif et la création d'une bulle par une augmentation absurde du prix des actifs. Or le propre de la bulle spéculative, c'est de ne pas pouvoir soutenir les prix : aussi l'effondrement devient-il inéluctable. Toutefois, comme personne ne connaît la date de cet effondrement – c'est l'incertitude radicale –, la concurrence pousse les spéculateurs, qui espèrent pouvoir tirer à temps leur épingle du jeu, à poursuivre leur fuite en avant.

L'apparition de bulles boursières est un phénomène récurrent – rappelez-vous celles ayant touché le secteur des hautes technologies ou les économies asiatiques. Ce qu'il faut savoir, dans le cas présent, c'est que le marché du crédit contre collatéral n'est pas un marché ordinaire - ce que trop d'économistes orthodoxes oublient. Dans le cadre du marché ordinaire, en cas de hausse importante du prix d'un bien, on assiste à une diminution de la demande et à une augmentation de l'offre, ce qui crée un nouvel équilibre. Au contraire, dans le cadre d'un crédit contre collatéral, la garantie repose sur l'anticipation de la hausse de la valeur du bien, qui sera saisi en cas de faillite du débiteur. On n'a donc pas à s'intéresser aux revenus du débiteur par rapport au montant de sa dette si on anticipe la poursuite de la hausse du prix de l'actif financé par le crédit.

Une telle dérive spéculative est fonction d'une heuristique bien précise : les prix immobiliers sont censés monter indéfiniment pour l'ensemble d'un territoire donné, hypothèse que les grandes banques d'affaires et les agences de notation n'ont pas hésité à formuler pour le territoire américain. La demande de crédit ne peut dès lors qu'augmenter avec le prix, au lieu de baisser. En effet, la bulle financière permettant de réaliser l'anticipation, si la bulle est appelée à durer indéfiniment, la valorisation s'accroît avec elle : la demande de crédit augmente puisqu'elle finance l'anticipation. L'offreur fait le même raisonnement, espérant, en cas de difficultés du débiteur, revendre avec profit le collatéral. Dans une telle logique, l'offre et la demande sont corrélées dans le même sens, si bien que le taux d'intérêt ne peut plus équilibrer le marché : on aboutit dès lors à un processus de dérive systématique. En l'absence de toute régulation, ce processus a atteint un niveau historique.

J'en viens à mon second point : la nature du capitalisme financier qui est apparu dans les années 80, et s'est développé depuis les années 90.

Ce capitalisme a entraîné des déséquilibres structurels parce qu'il a mis fin au modèle antérieur, dont l'objectif était le développement des entreprises en vue de créer une valeur réelle et d'en partager le fruit. La logique de la grande croissance reposait sur un partage entre profit et salaire réel qui assurait à celui-ci une croissance au même rythme que la productivité. Quant au taux de profit, il était stable. Le processus inflationniste des années 70 – ce fut la première crise – a perturbé ce modèle de manière radicale. L'inflation et la spéculation participent de la même logique. En quelque sorte, on a remplacé, dans les années 2000, le processus d'emballement par l'inflation sur les marchés des biens, qui était celui des années 70, par un processus d'inflation sur les marchés des dettes.

Mais il convient avant tout de comprendre les deux ressorts fondamentaux de la nouvelle logique qui a animé les entreprises. D'une part, celle-ci n'a plus eu pour objectif de redistribuer la richesse créée par l'ensemble de la société mais de maximiser la valeur boursière en vue de maximiser les gains des actionnaires. D'autre part, dans le cadre de la libération financière, les actionnaires se sont mis à exiger des entreprises des taux de profit bien supérieurs au rendement réel du capital productif. Il a donc fallu recourir à l'effet de levier en augmentant la dette relativement aux fonds propres : cette exigence a entraîné une nécessaire déformation des bilans, laquelle nécessite le recours à l'endettement. Les entreprises ont donc été incitées, d'une part, à réaliser des fusions-acquisitions plutôt qu'à développer leur capital productif, et, d'autre part, à s'endetter massivement pour augmenter leur rendement financier par rapport à leur taux de profit intrinsèque. Cette logique de la valeur actionnariale a donc entraîné une dérive très profonde du rendement financier par rapport au rendement intrinsèque du capital productif.

Il faut également se rappeler que, selon la théorie financière classique, en cas de hausse importante de la Bourse, la valeur des actions, et donc de l'entreprise – la Bourse évalue l'entreprise en tant qu'entité économique – croît plus vite que le coût de reproduction du capital lorsqu'on achète les biens matériels. Il convient donc d'émettre des actions, afin de rendre la part des actions dans le financement de l'entreprise supérieure à celle des dettes. Or c'est le contraire qui a été fait, puisqu'on a procédé à des rachats massifs d'actions pour augmenter les dividendes. De cette façon, le rendement de l'actionnaire ne repose plus seulement sur le paiement régulier du dividende : ce que l'actionnaire gagne, c'est le montant du dividende qui lui est versé en termes de revenus augmenté de l'appréciation du coût de l'action.

En conséquence, ce ne sont pas les ménages qui ont financé les entreprises, mais les entreprises qui ont financé les actionnaires ! Telle est la logique sur laquelle ont reposé les processus spéculatifs que j'ai évoqués.

Pourquoi les ménages s'endettent-ils ? En baissant le niveau du capital (« destruction » d'actions par les rachats, relèvement du levier), on réduit le dénominateur du ratio que l'on veut maximiser. Mais on peut également être tenté d'augmenter le numérateur en exerçant une pression sur le partage entre salaire et profit. Cette pression a été facilitée par l'extension fantastique du marché du travail, avec l'entrée de la Chine et de l'Inde dans l'économie mondiale : l'offre de travail est devenue élastique, l'augmentation des salaires s'est trouvée bloquée du fait de la concurrence venant du monde entier, et il s'en est suivi la déformation du partage des revenus à laquelle nous avons assisté. La part des salaires dans la valeur ajoutée n'a fait que baisser – phénomène encore accentué dans les pays anglo-saxons, où le processus avait le plus d'amplitude – et le niveau du salaire moyen s'est déconnecté de la productivité, devenant insuffisant pour que la masse des salariés maintienne ses modes de consommation. Les ménages ont donc baissé leur taux d'épargne (jusqu'à zéro aux États-Unis) et augmenté leur endettement pour compenser des revenus qui ne croissaient pas assez vite.

On a ainsi créé une fragilité financière du côté des entreprises, du côté des ménages, mais aussi du côté des États, dont les revenus ont reculé sous l'effet d'une réduction systématique de la fiscalité sur le capital : entre 1992 et 1996, le taux moyen de l'impôt sur les sociétés est passé de 45 à 35 % dans les pays du G7. Du fait des difficultés rencontrées pour honorer leur service public, on a assisté à une dérive de l'endettement d'abord faible en raison d'une croissance satisfaisante, puis à une explosion au moment de la crise.

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