Il existe au départ, pas nécessairement à l'arrivée, une spéculation normale, inévitable. Conserver ses dollars quelques semaines avant de les changer parce qu'on pense que le dollar va monter, c'est spéculer – autrement dit, prendre une position ouverte. Et il y a toujours des gens qui veulent se couvrir sur un marché. Mais parfois, trop c'est trop, et une bulle se crée, le problème étant qu'on ne sait pas bien déterminer quand commence le trop.
Une remarque, pour commencer, sur les liens entre spéculation et inflation. L'inflation a eu tendance à se déplacer des biens et services vers les marchés d'actifs : depuis quinze ans, on passe d'une bulle à l'autre et je pense que cela va continuer, d'autant que les banques centrales ont beaucoup de mal à tenir compte de ce phénomène. Il y a eu la bulle Internet, puis la bulle immobilière, puis la bulle énergétique – le prix du baril à 150 dollars, c'était un effet de la spéculation. Aujourd'hui, il y a une bulle sur une partie des marchés obligataires, concernant les titres des États bien notés. Aux États-Unis, le taux à dix ans sur les titres d'État est de 2,5 % en nominal, avec une inflation de 1,5 à 2 % par an, ce qui fait des taux réels à long terme très bas. C'est une bulle. On sait qu'elle éclatera un jour, mais on ne sait pas quand.
Je traiterai successivement deux points. Existe-t-il des indicateurs permettant de déceler une déconnexion entre la finance et l'économie réelle ? Quelles mesures prendre pour l'endiguer ?
Une des approches de la crise est quantitative. Ainsi, après le krach boursier de 1987, il y a eu un sentiment général de déconnexion entre la finance et l'économie réelle. Le Conseil national de l'information statistique (CNIS) m'a demandé alors d'animer un groupe de travail en vue de créer des indicateurs de déconnexion – pour savoir à partir de quand trop c'est trop, à partir de quand la finance tourne sur elle-même. Un premier indicateur peut être fondé sur la comptabilité nationale : un ratio entre les transactions financières et le PIB national par exemple. Difficile, certes, de définir un « niveau normal », mais on sent bien en revanche si les chiffres sont anormaux. Comme le disait Mrs Joan Robinson, collègue de Keynes à Cambridge, on ne sait pas forcément définir un éléphant, mais lorsqu'il est dans la pièce, on le reconnaît ! Ces ratios mesureraient l'ampleur de la sphère financière par rapport à la base réelle de l'économie, fondée sur le PIB.
Un deuxième axe serait l'utilisation des multiples de valorisation comme le price earning ratio, ou coefficient de capitalisation des bénéfices. Entre 1995 et 2000, époque de la bulle Internet, certaines start-ups des nouvelles technologies avaient des price earnings de 300 ou 400, c'est-à-dire que le cours capitalisait trois cents ou quatre cents fois les bénéfices annuels – l'entreprise fît-elle des pertes ! Là non plus, on ne peut pas déterminer de valeur normale du ratio mais il y a une fourchette acceptable, au-delà de laquelle, à la hausse ou à la baisse, une correction est inévitable. Ainsi, on savait qu'un price earning ratio de 2 est a priori trop bas, alors qu'une valeur de 40 serait probablement trop élevée.
Troisième indicateur : le rapport entre les contrats sur instruments dérivés dans le monde et le PIB mondial. Le PIB mondial est évalué à 60 000 milliards de dollars par an, et la valeur des contrats sur instruments dérivés à 700 000 milliards (chiffre de la Banque des règlements internationaux) – environ douze fois plus. Je ne sais pas quelle serait la bonne valeur, mais je sais que douze fois, c'est trop ! Or, la crise n'a rien changé : on aurait pu croire que les problèmes des CDS, les credit default swaps, auraient calmé les investisseurs et les marchés, mais non : depuis août 2007, la montée tendancielle de ce rapport ne s'est pas interrompue et les marchés de gré à gré représentent toujours les neuf-dixièmes du total des marchés des instruments dérivés, ce qui laisse peu de place aux marchés organisés comme le MATIF. Pourtant, les marchés OTC – over the counter, ou de gré à gré – sont plus dangereux : le risque de contrepartie joue à plein, alors qu'il est pris en charge par la chambre de compensation sur un marché organisé. Pourquoi ont-ils un tel succès ? À mon sens, parce que la finance mondiale veut des contrats sur mesure. Il y a des produits, des swaps, certaines options qui ne se trouvent pas sur les marchés organisés. Alors certes, il faut chercher à faire migrer les marchés OTC vers les marchés organisés – c'est l'objectif depuis le G20 de Londres – mais si l'on ne répond pas en même temps à la demande de « sur mesure » des opérateurs, on ne fera que déplacer le problème.
Quelques mots à présent sur la problématique de la spéculation. À l'occasion de notre rapport sur les moyens de réduire la volatilité des prix agricoles – ce sera l'une des priorités de la présidence française du G20, à partir du 12 novembre – je me suis rendu compte qu'il y a des questions spécifiques à chaque marché, mais aussi des questions transversales. Ainsi, une grande partie des recommandations du G20 peuvent s'appliquer en matière agricole, notamment celles relatives aux hedge funds, parce que ces derniers interviennent sur tous les marchés, aussi bien des produits agricoles que de l'immobilier ou du pétrole. Un exemple de particularité tenant à la nature du produit, en revanche, est la problématique du stockage des produits agricoles. C'est pourquoi cette étude de la volatilité des prix des marchés agricoles est pour une large part aussi bien valable en matière de pétrole, d'immobilier ou de taux de change – ce qui m'amène, au passage, à parler du risque de guerre des monnaies qui se profile : des bulles sont en train de se créer, qui feront très fortement augmenter certaines monnaies, alors que d'autres devises vont connaître une « descente aux enfers ». En tout état de cause, le débat sur la spéculation soulève un autre débat transversal sur la financiarisation des marchés.
Alors, que faire pour réduire la spéculation ? Il n'y a pas de recette miracle, et il faudra combiner plusieurs mesures. On parle beaucoup de transparence et d'information. Je crois à la transparence, elle est nécessaire, mais elle ne sera pas suffisante. Certains disent que ramener les marchés OTC vers des chambres de compensation permettra de régler 80 % du problème. À mon sens, cela permettra d'y voir plus clair et de mieux surveiller les intervenants, mais ne réglera pas la question de la spéculation. L'idée qui sous-tend Bâle 3 est d'inciter les banques à intervenir sur les marchés dérivés organisés, où les charges en fonds propres seront plus faibles que sur les marchés OTC. Mais cela ne changera rien au phénomène d'anticipation qui est à la base des marchés, comme Keynes l'avait montré dès 1936 avec l'analogie du concours de beauté : l'important, c'est d'anticiper ce que les autres anticipent, même s'ils se trompent. Ainsi, si j'anticipe que les autres vont continuer à acheter du blé, je continuerai aussi à acheter du blé, même si sa valeur après ce qui s'est passé cet été en Russie n'a déjà plus aucune mesure avec les fondamentaux. Le fait d'améliorer la transparence ne change rien à cette anticipation mimétique qui fait que les prix décrochent des fondamentaux du marché.
Il va donc falloir choisir parmi toute une panoplie de mesures. Faut-il interdire les ventes à découvert à nu ? Fixer des limites de positions, comme le fait la CFTC américaine, sur les marchés à terme de matières premières ? S'inspirer de la réforme bancaire américaine en limitant les possibilités de spéculation des banques via les hedge funds ? Quelles mesures prendre d'ailleurs à l'égard de ces derniers ? Les hedge funds peuvent favoriser la liquidité des marchés et donc réduire la volatilité, mais ils jouent aussi un rôle dans la formation des bulles, comme sur le pétrole en 2008, en accentuant les écarts avec les valeurs fondamentales de l'économie. Et il y a bien sûr la taxe Tobin…
Il me semble que la régulation des hedge funds doit être indirecte. Leur imposer des règles prudentielles voisines de celles des banques ou des assurances ne saurait être efficace. Aujourd'hui, 1 400 milliards de dollars sont investis en hedge funds. S'ils étaient régulés comme les banques et assurances, j'ai l'intuition que ces 1 400 milliards partiraient ailleurs. C'est pourquoi il faut toujours, en élaborant une régulation, chercher à garder une longueur d'avance, à prévoir son effet sur le comportement des opérateurs, sans quoi elle peut se transformer en incitation au contournement. Une partie des innovations financières qui ont fait parler d'elles pendant la crise ont été introduites depuis trente ans pour contourner la réglementation. Si j'ai été régulateur bancaire en France pendant quinze à vingt ans, c'est que je crois à la régulation et à la réglementation, qui est une de ses formes, mais il faut toujours garder à l'esprit qu'elle peut être contournée
Comme je l'ai dit, je crois qu'on n'arrivera pas à éradiquer les bulles. En effet, si les banques centrales savent bien que l'inflation est beaucoup plus présente dans les prix d'actifs que dans les biens et services, elles n'arrivent pas à en tirer les conséquences. Elles sont mal à l'aise dans ce domaine, elles ne contrôlent pas le prix de l'immobilier ni de bien d'autres actifs. Mais on peut tout de même chercher à limiter les écarts vis-à-vis de l'économie réelle en combinant deux politiques, l'une monétaire, l'autre prudentielle, pour contenir les bulles et limiter leurs conséquences sur l'économie, la croissance et l'emploi. Je ne suis pas contre l'interdiction des ventes à nu à découvert, si elle est mondiale. J'étais contre la taxe Tobin il y a vingt ans parce que cela n'avait pas de sens de l'appliquer dans une seule partie du monde, mais je suis d'accord si le contexte politique y est plus favorable aujourd'hui. Mais attention : un accord au G20 serait insuffisant, pour la taxe Tobin comme pour une régulation indirecte des hedge funds. Il faut beaucoup plus de monde. L'Europe doit prendre l'initiative, mais sans se tirer une balle dans le pied. Si elle est seule à prendre des mesures restrictives, elles seront inefficaces au plan mondial et constitueront un handicap pour nous dans la concurrence bancaire et financière mondiale.
Nous sommes à un moment rare, et passionnant. Il y a une fenêtre de tir du côté américain. La réforme bancaire américaine est assez audacieuse, les Américains sont plutôt en avance sur nous, et je ne suis pas sûr que leur envie de resserrer les boulons dure longtemps. Nous verrons déjà ce qui se passe aux élections de mi-mandat, et le président Obama a en tout état de cause bien fait de faire voter la réforme avant. Mais il y a une occasion d'avancer ensemble maintenant, dans le cadre du G20 et au-delà, alors que dans dix-huit mois ou deux ans nous serons sans doute revenus, si nous n'y prenons garde, au business as usual…