Le thème de l'avis budgétaire que je présente devant vous ce matin sur le budget européen, et sur la contribution française à ce budget, tombe à point nommé pour nous servir de guide de réflexion à l'égard de la construction européenne. Avant de vous présenter pour 2011 l'article 46 de la loi de finances relatif à la contribution budgétaire de la France au budget de l'Union européenne, je souhaite vous faire part de quelques réflexions sur la relation franco-allemande qui fait cette année l'objet d'un développement spécifique dans mon rapport.
Il est assez tentant d'idéaliser le passé de la relation franco-allemande. Vous avez tous en mémoire quelques duos célèbres de Président et de Chancelier, ou quelques images passées à la postérité. Mais l'histoire des relations personnelles entre présidents et chanceliers a toujours été celle d'une forme d'apprivoisement mutuel. Les résultats en ont été particulièrement riches, pour chacun des partenaires et pour l'Europe dans son ensemble, mais les faits sont là : d'entente spontanée, immédiate et systématique sur tous les sujets importants, il n'y en a tout simplement jamais eu.
Aussi, la période que nous vivons actuellement est loin d'être la plus tendue. Presque tous mes interlocuteurs, des parlementaires aux diplomates, en passant par les chercheurs et les journalistes, ont cité un « point bas » de la relation bilatérale à propos d'enjeux européens : il s'est agi du Conseil européen de Nice, en décembre 2000, à l'époque du « tandem » Jacques Chirac-Gerhard Schröder. Le même tandem avait d'ailleurs connu d'autres tensions, qui nous intéressent directement pour notre propos de ce matin, au sujet des perspectives financières pluriannuelles de l'Union. C'est même à la suite de cet épisode particulièrement orageux qu'ont été instituées les « rencontres de Blaesheim », rencontres informelles entre le Président français, le Chancelier fédéral et les ministres des Affaires étrangères. La première a eu lieu le 31 janvier 2001 à Blaesheim, en Alsace.
Autre leçon d'histoire : le dixième anniversaire de l'unité allemande retrouvée, que nous avons célébré le 3 octobre dernier. Peu de jours après, lors d'une séance solennelle organisée au Parlement européen, Jacques Delors demandait, à mots à peine voilés, si l'Allemagne d'aujourd'hui avait bien toujours la ferveur européenne d'hier. Car telle est la question que beaucoup d'observateurs se posent aujourd'hui, et qui m'a incité à choisir ce thème pour mon rapport : peut-on dire, comme l'écrivait il y a un an ce correspondant à Berlin d'un journal du soir, que « l'Allemagne apaisée enterre le rêve européen » ?
Voilà qui invite à la modestie pour appréhender le temps présent. En effet, la conception d'une « Union sans cesse plus étroite » entre les États membres de l'Union européenne n'est jamais un fait acquis. Or à la lumière des crises récentes qui ont secoué la zone euro, à la lumière du débat qui se poursuit en ce moment même pour trouver les moyens d'une sortie de crise définitive et pérenne, à la lumière également des profonds débats qui ont accompagné la ratification en Allemagne du Traité de Lisbonne, au terme d'une séquence juridique et parlementaire rythmée par une décision historique de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe, la question est plus que jamais légitime : oui ou non, l'Allemagne est-elle encore ce solide moteur de l'intégration européenne, conjointement avec la France ? Oui ou non, est-il encore pertinent de dire que, par leurs différences mêmes, la France et l'Allemagne, lorsqu'elles forgent un compromis sur une décision importante pour l'Union européenne, ont aplani la route pour l'ensemble de leurs partenaires ?
À ces questions, je veux répondre franchement oui. Même dans le cadre devenu très complexe du fonctionnement institutionnel actuel d'une Union à 27, même dans l'urgence de la gestion de crise face aux mouvements spéculatifs, le moteur franco-allemand fonctionne, et il est plus nécessaire que jamais. Lorsque l'euro vacille le temps d'un week-end, seule cette alliance fondatrice peut rassurer tous les acteurs.
Mais alors, d'où vient cette impression de désengagement allemand ? Sans doute du fait que l'Allemagne est désormais moins inhibée qu'elle ne l'a été par le passé. Les chiffres sont connus : la croissance allemande, dopée par la reprise des exportations, est repartie avec une vigueur inégalée, quand la France, dont l'économie fonctionne sur des ressorts différents, est pour l'heure distancée. Or ne nous masquons pas la réalité : France et Allemagne sont des concurrents économiques ! Voyez Siemens et Areva dans le domaine de l'énergie nucléaire, voyez Siemens et Alstom dans le domaine des trains à grande vitesse, voyez le secteur automobile…
Dans ce contexte, quelles sont les leçons à méditer pour demain qu'offre l'analyse de la relation franco-allemande en tant qu'élément moteur de la poursuite de l'intégration européenne ? Les défis à relever sont lourds, et ils ne seront pas relevés sans une loyale coopération franco-allemande. Pour ce faire, nos deux pays peuvent compter sur un maillage de relations politiques, administratives, culturelles, d'une densité inégalée. En dépit des quelques vicissitudes de la relation que l'on peut observer au sommet, la base est incroyablement solide et tient bon. Sur ce socle, il est possible de bâtir une nouvelle gouvernance économique pour la zone euro, d'échafauder une politique de cohésion renouvelée, de construire la politique agricole commune de demain, de refonder la solidarité budgétaire qui lie les 27 États membres.
Nous sommes justement ce matin appelés à nous prononcer, comme chaque année, sur le montant du prélèvement opéré sur les recettes du budget de l'État au titre de la participation de la France au budget de l'Union européenne. Nous le ferons, comme chaque année, avec une certaine marge d'incertitude, puisque le montant de ce « prélèvement européen » est seulement une évaluation de ce que sera la contribution française, et pour cause. D'une part, le budget de l'Union pour 2011 est en cours de discussion au moment où nous parlons, entre la proposition initiale, ambitieuse, de la Commission, la contre-proposition nettement plus raisonnable du Conseil, et l'intervention du Parlement européen, avant que Conseil et Parlement ne parviennent à un compromis d'ici quelques semaines.
Un autre élément d'incertitude porte sur ce que sera in fine la contribution française, qui est soumise traditionnellement à un triple aléa. Le premier aléa concerne le sujet à l'instant évoqué du montant des dépenses globales qui sera finalement arrêté par les 27. La contribution française inscrite dans le projet de loi de finances pour 2011 cible le bas de la fourchette, puisqu'elle s'aligne sur la position du Conseil, que je qualifiais à l'instant de raisonnable et qui représente une hausse de 2,9 % des dépenses par rapport à 2010. Le deuxième aléa a trait aux recettes communautaires, qui sont estimées au regard des différentes contributions des États membres assises sur leur Revenu national brut, au regard du produit de ce que l'on appelle la « TVA communautaire », ainsi qu'au regard du montant du fameux « rabais britannique ». Le troisième aléa enfin, concerne le solde de l'année n – 1, c'est-à-dire le solde qui sera constaté en fin d'année 2010, et qui viendra en principe diminuer les contributions théoriques des États membres. Car l'Union européenne ne dépense pas l'argent qu'elle n'a pas ; elle est toujours en excédent, même si ce résultat positif n'est pas comparable à la situation budgétaire d'un État qui doit s'endetter pour faire face à la crise économique et financière.
Je voudrais rappeler les grandes masses en cause. L'avant-projet de budget de la Commission européenne présenté avant l'été prévoyait 142,6 milliards d'euros d'engagements (1,13 % du Revenu national brut de l'Union européenne) et 130,13 milliards d'euros de paiements (1,06 % du Revenu national brut de l'UE). Cela représente une augmentation de 2,2 % des engagements et 5,9 % des paiements par rapports à 2010. Cet avant-projet était légèrement en retrait par rapport au cadre financier pluriannuel 2007-2013, qui envisageait, quant à lui, près de 143 milliards d'euros d'engagements et 134,3 milliards d'euros de paiements. Le Conseil de l'Union européenne s'est ensuite prononcé pour 141,8 milliards d'euros d'engagements et 126,5 milliards d'euros de paiements, soit 3,5 milliards de moins que la proposition de la Commission. L'aide aux régions les plus défavorisées, l'agriculture et l'aide internationale seraient les premières politiques touchées par ces réductions. Le budget de fonctionnement des institutions européennes serait diminué de 163 millions d'euros. Sept États membres – Royaume-Uni, Suède, Pays-Bas, Finlande, Danemark, République tchèque et Autriche – ont voté contre cette proposition, estimant qu'elle n'allait pas assez loin : ils demandaient de geler le budget au niveau de 2010.
Le Parlement européen, comme il le fait habituellement, a proposé, via sa commission des budgets, de porter les paiements à un niveau beaucoup plus proche du plafond, précisément à 134,14 milliards d'euros en 2011. La position finale du Parlement sera votée lors de la deuxième session plénière d'octobre. Ensuite, la procédure de conciliation entre le Parlement et le Conseil devrait aboutir à un compromis en novembre.
Mais au-delà, c'est déjà le sujet autrement plus délicat des prochaines perspectives financières, pour l'après-2013, qui se profile. Et le dialogue franco-allemand sera évidemment crucial pour forger un compromis inévitablement douloureux. Pourquoi douloureux ? Car l'écart risque d'être plus grand que jamais, pour les grands États comme la France et l'Allemagne, entre le souhaitable et le possible. Entre l'appel à une plus grande efficacité du budget communautaire pour investir dans la recherche et l'innovation, pour accroître l'aide humanitaire et l'aide à la reconstruction, pour déployer une réelle politique étrangère, pour combattre la piraterie, pour réinsérer les Roms, pour soutenir la relance ou pour stabiliser l'euro – j'en passe –, et la nécessité pour chacun de réduire sa contribution nationale et de « maximiser les retours », comme l'on dit assez peu élégamment.
La tentation est forte de déplorer que le budget communautaire limite trop l'ambition de l'Europe, et dans le même souffle, de s'offusquer du poids de la contribution nationale française ou allemande. Il est tellement aisé de moquer l'archaïsme des dépenses communautaires : elles sont accaparées par des aides directes aux agriculteurs et par des subventions à des régions qui ne sont plus, depuis bien des années déjà, les plus pauvres de l'Union. Et pourtant il est très difficilement imaginable, pour la France, de ne plus bénéficier autant de la PAC, et pour l'Allemagne, de ne plus percevoir autant de fonds communautaires pour les Länder de l'Est…
Alors, tandis que le solde net de la France se dégrade régulièrement au fil des années sous l'effet de l'élargissement de 2004 et de la modération des dépenses agricoles, j'ose vous appeler à donner un avis favorable à l'article du projet de loi de finances pour 2011 entérinant ce prélèvement de quelque 18,2 milliards d'euros, supérieur, comptablement, à ce que la France reçoit comme fonds communautaires. De l'ordre de – 5 milliards d'euros aujourd'hui, ce solde net négatif s'établira à – 7,3 milliards d'euros en 2013, au terme des perspectives financières actuelles.
Permettez-moi, en conclusion, d'assortir mon avis favorable de deux explications de vote : en premier lieu, même si la notion de solde net risque fort d'être l'élément incontournable du débat sur les futures perspectives financières qui devrait s'engager au printemps prochain, il ne s'agit que d'un ratio très théorique. Un peu comme si un contribuable mettait en regard les impôts qu'il paie et les allocations qu'il reçoit. Et si l'on dénie toute valeur à l'idée de redistribution au sein de l'Union européenne, alors autant tirer un trait sur plus de cinquante ans d'intégration européenne. En second lieu, la négociation du prochain cadre budgétaire de l'Union doit s'engager dès que possible et répondre enfin à l'objectif de « remise à plat » qui était prévu pour 2009, en dépenses comme en recettes, y compris les soldes et autres correctifs ou « rabais sur le rabais »… Sur ce sujet sensible entre tous, il y aura compromis franco-allemand ou rien.