La gendarmerie a assez vite ressenti le besoin d'un outil central pour lutter contre la fraude sociale sur l'ensemble du territoire. Cet outil est devenu une réalité avec l'Office central de lutte contre le travail illégal, outil interministériel dont pourra vous parler M. Patrick Knittel. Je me propose, pour ma part, de vous présenter notre analyse du phénomène et de formuler quelques propositions à caractère juridique.
La fraude est un phénomène difficile à appréhender, pour des raisons juridiques, notamment liées à l'éclatement des dispositifs existant entre plusieurs codes. Le champ des infractions, très vaste, va de la simple fraude sociale au blanchiment d'argent, en passant par la corruption, la fraude à l'identité ou l'escroquerie, laquelle peut relever de la criminalité organisée. L'ampleur du phénomène résulte également de la dématérialisation des processus administratifs et financiers, et bien sûr de la mobilité des hommes et des capitaux ; nous nous efforçons de développer de nouveaux outils contre les formes nouvelles de fraude que permettent les nouvelles technologies.
En matière de fraude aux prestations sociales, notre rôle est très limité par rapport à celui des organismes sociaux. La gendarmerie constate moins de 1 000 infractions par an ; ses agents de police judiciaire n'ont pas les moyens de déceler en amont les situations frauduleuses, sinon à la suite de dénonciations ou de plaintes des organismes sociaux. Ainsi, la gendarmerie n'utilise qu'à peine 20 % des 94 incriminations prévues pour ce type de fraude. Sans doute existe-t-il des marges de progression, mais elles supposent des moyens, ainsi qu'une coopération plus affirmée avec les organismes sociaux. En revanche, ces fraudes constatées mènent à des infractions connexes : nous sommes ainsi, avec l'Office central de lutte contre le travail illégal, très présents dans les affaires de travail illégal, qui mobilisent 850 gendarmes « formateurs relais » en ce domaine.
S'agissant de la délinquance « astucieuse », l'intervention des agents de la police judiciaire est évidemment nécessaire. Il s'agit en effet d'infractions relevant du code pénal, allant de la déclaration mensongère à l'escroquerie en passant par la fraude documentaire.
Cette dernière, définie par l'article 441-1 du code pénal, sert de support à de nombreuses formes de criminalité : délinquance financière, blanchiment d'argent et travail dissimulé. Un réseau national d'enquêteurs, formés par l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie, lui est dédié depuis 2007. Nous avons eu l'occasion de passer à l'action : ainsi en 2009, nous avons interpellé quatre individus en région parisienne et à Bordeaux, dans le cadre d'une enquête conduite par la section de recherches de Bordeaux sur une fraude aux allocations logement, qui durait depuis plusieurs mois. Cette fraude consistait à produire de faux baux de location couplés à des comptes bancaires ouverts sous de fausses identités, ce qui permettait la perception indue d'allocations. Le préjudice, pour la caisse d'allocations familiales (CAF), s'était élevé à plusieurs centaines de milliers d'euros.
Quant aux escroqueries, ce sont des fraudes les plus élaborées, avec usage de faux noms, de fausses qualités ou de faux documents, qui peuvent être le fait de bandes organisées. Ce contentieux spécifique ne représente qu'une petite partie de l'ensemble, mais du fait de l'envergure de certaines affaires, le préjudice financier est important. La brigade d'Exelmans, à Paris, a ainsi mis au jour une escroquerie à grande échelle – l'affaire Giordano –, qui fut jugée en 2008 : après avoir racheté huit sociétés en difficulté, un homme de soixante-deux ans en avait fait des coquilles vides destinées à servir de support pour de faux documents. Il recrutait ensuite les candidats à la fraude, le plus souvent à la sortie des antennes de l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE), en leur proposant, contre environ 5 000 euros, des « kits assédic » contenant un faux contrat à durée déterminée et des bulletins de salaire et leur permettant de prétendre aux allocations de chômage. Le préjudice subi par les organismes sociaux s'est, ici, élevé à plusieurs millions d'euros.
Mais c'est le travail illégal qui nous occupe le plus, puisqu'il représente près de 90 % des crimes et délits que nous constatons. On peut en la matière distinguer trois volets.
Le premier concerne les infractions d'opportunité, par exemple dans le bâtiment ou les activités saisonnières agricoles. Les brigades territoriales apportent alors leur concours. Souvent associées à l'immigration clandestine, ces infractions sont mises en évidence à la suite d'opérations de contrôle, en général sur réquisition du procureur de la République.
Le deuxième volet recouvre les infractions résultant de stratégies d'entreprise : ce sont des fraudes organisées à grande échelle, visant à contourner la législation. La dimension internationale, sans être systématique, est de plus en plus fréquente. L'exemple typique est celui d'une compagnie aérienne à bas coûts, dont le siège est à l'étranger, et qui, à partir d'une implantation française non déclarée, exerce une activité commerciale pour laquelle elle emploie, sous contrat étranger, des salariés domiciliés en France. Si cela concerne plusieurs centaines de salariés pendant plusieurs années, l'impact financier est évidemment très important.
Troisième volet : les infractions liées à la criminalité organisée. Depuis 2008, nous constatons une augmentation des dossiers de travail illégal qui mettent en évidence ces infractions connexes. Avec le procureur Jacques Dallest, je m'étais ainsi occupé d'un trafic de produits contrefaits et dangereux pour la santé en provenance de Chine, par une famille de la Camorra napolitaine installée dans la Plaine du Var. Pour parvenir à leurs fins, les malfaiteurs s'appuyaient sur un réseau de distribution illégal implanté dans le Sud de la France et déployé dans plus de 90 départements. Une information judiciaire avait été ouverte auprès de la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, laquelle avait saisi le directeur général et l'Office central ainsi que le service national des douanes. Cette opération de grande envergure, déclenchée en juin 2009 en coordination avec l'Office européen de police (Europol) et l'unité de coopération judiciaire de l'Union européenne (Eurojust), avait permis de démanteler le réseau ; lors des 73 perquisitions, plusieurs centaines de machines et d'outils avaient été saisis, tels que des générateurs électriques ou des tronçonneuses. Des commissions rogatoires internationales ont suivi car plusieurs autres pays européens étaient concernés.
Face à ces phénomènes, les capacités de l'institution se sont développées, par exemple avec les pôles d'excellence, les 850 formateurs relais – soit un ou deux par compagnie de gendarmerie – spécialisés dans la lutte contre le travail illégal, l'Office central de lutte contre le travail illégal, le réseau d'enquêteurs sur la fraude documentaire depuis 2007 – composé aujourd'hui d'une cinquantaine d'agents –, et surtout le réseau de 400 enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la délinquance et la criminalité organisées en matière économique et financière – qui bénéficient d'une formation de master 2 à l'Université de Strasbourg, chaque promotion comptant une vingtaine d'étudiants. Par ailleurs, nous mettons en place des groupes mixtes et des cellules d'enquête afin de travailler en coordination avec la police nationale et les services douaniers.
Pour l'avenir, la première amélioration souhaitable serait l'acquisition de nouvelles sources de renseignements. La lutte contre la fraude se situe au carrefour de plusieurs administrations qui disposent d'informations et ont des liens avec des partenaires – organisations professionnelles, syndicats, associations –, avec lesquels nous ne devons pas nous interdire de travailler. Afin de développer la coordination, des rencontres régulières seraient souhaitables, aussi bien à l'échelon national que départemental, sur le modèle de ce qui existe dans d'autres domaines, par exemple la lutte contre les cambriolages. La délégation nationale à la lutte contre la fraude pourrait désigner un responsable de ces groupes de travail ; quoi qu'il en soit, nous devons passer d'une coopération institutionnelle à une coopération plus opérationnelle, afin d'échanger des informations précises.