Tout à l'heure, ni Mme Grosskost ni M. Scellier n'ont voulu expliquer pourquoi ils étaient opposés à la motion de rejet préalable. Ils étaient sans voix – c'est d'ailleurs bien naturel : où trouver des arguments pour contester ce que disait M. Eckert ?
Il faut se rendre à l'évidence, madame la ministre : votre projet de régulation n'a de régulateur que le nom. Rien ne va fondamentalement changer.
En réalité, votre texte n'est que l'expression de vos options idéologiques : vous êtes engluée dans la foi que la finance pourrait être éthique. Le Président de la République avait prévu, lors d'un meeting devant les militants de l'UMP à Toulon au mois de septembre 2008, de « moraliser le capitalisme ». Autant essayer de donner l'espérance de guérir à un malade incurable ! Car le capitalisme n'est pas moralisable.
Christian Eckert a évoqué une vision du capitalisme dans laquelle les banques auraient pour fonction de favoriser le développement de la production et des richesses – implicitement, il faisait référence au capitalisme rhénan tel qu'il s'est développé aux XIXe et XXe siècles. Aujourd'hui, le capitalisme est entré dans une phase différente : c'est un capitalisme de rente, avec tous ses excès.
Madame la ministre, vous avez un petit peu complété le texte que nous avons examiné il y a quelques mois. Le Sénat a introduit quelques dispositions nouvelles, concernant par exemple la finance-carbone, comme vous l'appelez. Vous avez ainsi pu vous féliciter de ce que la régulation serait désormais applicable à ce secteur.
Je me félicite à mon tour de ce que vous ayez reconnu, à demi-mot, que le marché carbone est bien un marché spéculatif, et en tant que tel totalement inefficace, voire contre-productif : nous y reviendrons lors de la discussion des articles.
Vous vous êtes également réjouie, madame la ministre, de l'introduction par les sénateurs de la possibilité d'interdire une vente à découvert « pour laquelle le vendeur n'a pas pris les mesures nécessaires pour s'assurer qu'il disposera effectivement des titres au dénouement de l'opération ». La formule alambiquée à laquelle vous devez recourir pour décrire cette disposition quasi-révolutionnaire en dit long sur son efficacité réelle telle que vous la voyez vous-même !
Ainsi, contrairement à l'Allemagne que vous citez souvent, vous n'interdisez pas les ventes à découvert ; vous ne limitez même pas la vente aux seules personnes effectivement détentrices des titres correspondants. Non, votre ingéniosité n'a d'égale que celle des financiers eux-mêmes : la vente à découverte est interdite seulement si le vendeur ne peut pas « prendre les mesures nécessaires pour s'assurer qu'il disposera effectivement du titre au dénouement de l'opération ». Autant dire qu'aucune vente à découvert ne sera jamais interdite ! Vous avez d'ailleurs eu l'honnêteté de dire, madame la ministre, qu'il s'agirait de cas tout à fait extraordinaires.
Si le sujet n'était pas aussi grave, je serais presque tenté de prendre du plaisir à décortiquer vos petites phrases : cela permet de trouver une cohérence entre vos paroles et vos actes, même si la grande cohérence de vos actes suffit à faire comprendre votre projet. Il est vrai que celui-ci a déjà été explicité, je l'ai déjà souligné dans cet hémicycle, par M. Kessler.
L'écoute très attentive d'un certain nombre de vos déclarations permet de comprendre votre véritable inspiration, vos options idéologiques en matière économique et sociale. Il n'y a d'ailleurs nul besoin d'être lacanien pour se livrer à ce petit exercice.
Vous avez par exemple déclaré devant nos collègues du Sénat : « La place de Paris sera d'autant plus attractive, comme l'est celle de Luxembourg, tout simplement parce qu'elle sera mieux régulée et parce que ces mesures auront restauré un facteur de confiance indispensable aux investissements comme à l'exercice de bonnes transactions. » Ainsi donc, madame la ministre, la place de Luxembourg serait mieux régulée que Paris ! Je ne crois pas que les dirigeants luxembourgeois s'attendaient à tant de louanges : vos propos sont même compromettants – pour vous, et pas pour eux, compte tenu de leur réputation sulfureuse.
Nous cernons mieux ce que vous semblez appeler une bonne régulation, une bonne transaction – une régulation, une transaction en bon père, ou plutôt en bonne mère de famille, et en dernière analyse en bonne économie. Vous continuez à penser que la finance est le moteur de la croissance, qu'il s'agit de l'industrie du XXIe siècle et qu'elle apportera paix et prospérité au monde entier, ou tout au moins au monde que vous connaissez le mieux : celui des privilégiés et des rentiers du capital, c'est-à-dire de ceux que l'on appelle maintenant les actionnaires.
Vous avez sûrement raison sur ce dernier point, mais sur ce dernier point seulement : les privilégiés ne connaissent d'ailleurs pas la crise ; j'en veux pour exemple les résultats des entreprises du CAC40 pour le premier semestre de l'exercice 2010 – en hausse de 86 % par rapport aux six premiers mois de 2009 – ou encore l'explosion du nombre de foyers assujettis à l'impôt sur la fortune – en augmentation de 75 % depuis 2004.