L'insertion de l'OMC dans le système international est une question complexe. Ce système, que l'on peut qualifier de westphalien car ses bases remontent à 1648, repose sur la souveraineté de 192 États, lesquels sont autant de molécules qui s'agrègent – ou se désagrègent – selon leurs volontés et seulement dans des domaines spécifiques. Ainsi, il n'y a pas de gouvernement mondial, mais il existe en quelque sorte un ministère mondial du travail – l'OIT –, un ministère mondial de la santé – l'OMS –, un ministère mondial des télécommunications, du commerce ou de la culture. Tout cela constitue une sorte d'archipel. La théorie westphalienne, à laquelle les pays membres sont très attachés, est qu'ils produisent eux-mêmes la cohérence nécessaire entre ce que font les différentes organisations internationales et ce qu'ils font au sein de chacune d'elles. Pour les théoriciens du système international, il n'y a donc pas de problème : les États souverains étant par définition cohérents, la cohérence de leur action s'étend, par transitivité, à ce qu'ils font dans les organisations internationales. Mais la théorie est démentie par la pratique, ce qui signifie soit qu'il faut changer de pratique, soit que cette théorie n'est pas la bonne – et je privilégie la seconde hypothèse. Certes, ma conviction n'est pas très largement partagée, ne serait-ce que parce que beaucoup de pays, y compris parmi les plus petits et les plus pauvres, sont très attachés à la notion de souveraineté, dans laquelle ils voient le moyen de peser sur la vie internationale.
Cela dit, il existe des ponts entre les îles de l'archipel. Les dirigeants des organisations internationales se réunissent régulièrement, notamment dans le cadre du Chief Executives Board des Nations unies, pour essayer de produire de la cohérence dans la limite des mandats donnés par leurs membres. Et la semaine dernière, au sommet sur les Objectifs du millénaire, le Secrétaire général des Nations unies, le président de la Banque mondiale, le directeur général du FMI et moi-même avons tenté de faire passer un message cohérent. Par ailleurs, en ce qui concerne l'OMC, nous avons, depuis mon arrivée en 2005, beaucoup développé nos liens avec d'autres organisations : nous travaillons avec l'OIT et avons publié des travaux communs ; nous avons publié l'année dernière avec le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUD) un rapport intitulé « Commerce et changement climatique » ; l'an prochain, nous publierons avec la FAO un travail montrant pourquoi l'Afrique est devenue, en quarante ans, importateur net en matière alimentaire. Des ponts existent donc, mais la base théorique est fragile.
Je suis désormais mal placé pour porter des jugements sur la Commission de Bruxelles et apprécier ce qu'elle fait pour promouvoir la compétitivité européenne, tant sur le plan offensif que sur le plan défensif. C'est un sujet complexe, les membres de l'Union n'ayant pas toujours les mêmes intérêts. À mon sens, il s'agit pour l'essentiel d'une affaire franco-allemande : si la France et l'Allemagne s'accordaient sur le parcours d'insertion de l'économie européenne dans l'économie internationale pendant les prochaines décennies, la vision de l'Union européenne serait plus nette. Faute d'un tel accord, si difficile à conclure qu'il soit, la Commission aura du mal à agir.
Monsieur Schneider, la négociation sur l'adhésion de la Russie à l'OMC entre dans sa dix-septième année, ce qui prouve que la lenteur n'est pas spécifique aux négociations multilatérales. Tandis que les négociations techniques se poursuivent, une impulsion politique forte a été récemment donnée par les Américains et les Européens. Bien entendu, les autres membres de l'OMC doivent aussi donner leur avis. Du côté russe, l'énergie politique existe, même si toutes les déclarations ne sont pas convergentes. L'accélération que nous connaissons depuis quelques mois est sans précédent depuis l'accord de 2004 entre l'Union européenne et la Russie. En outre, les Américains et les Russes devraient annoncer dans les jours qui viennent la fin de leur propre négociation bilatérale, de sorte que l'on se concentrera désormais sur les sujets systémiques.
Monsieur Guibal, en me demandant s'il existait des limites à la libéralisation des échanges, vous avez suggéré une hypothèse qui n'est pas la mienne. La fonction de l'OMC n'est pas de libéraliser intégralement les échanges, mais de les ouvrir progressivement, selon des règles permettant de prendre en considération les valeurs et les politiques qui pourraient pâtir d'une telle ouverture. Il ne faut pas présenter l'OMC comme un rouleau compresseur destiné à écraser toute forme de protection. Au contraire, ses textes fondateurs affirment que l'ouverture des échanges est au service du développement, du bien-être social, du plein-emploi et du développement durable. C'est même l'une des rares instances internationales à faire de ce dernier le principe général de son action. Les règles de l'OMC permettent ainsi de restreindre les échanges au nom de préoccupations autres que commerciales, notamment la santé ou l'environnement. Ainsi, quand l'Union européenne a cessé d'importer de l'amiante du Canada, l'OMC, saisie par le Canada, a donné raison à l'Union, parce que l'amiante est un produit nocif. En matière environnementale comme dans le domaine sanitaire et phytosanitaire, les accords techniques prévoient la possibilité de restrictions aux échanges, à condition que soit écarté tout soupçon protectionniste. Par ailleurs, les règles de l'OMC ménagent la possibilité d'un « traitement spécial et différencié » donnant aux pays en développement une plus grande marge de manoeuvre. Ainsi, après Doha, le maximum des droits de douane agricoles sera en moyenne de 8 % pour les pays industriels, de 30 % à 40 % pour les pays émergents et de 70 % à 80 % pour les pays les moins avancés. Pour les produits manufacturés, le plafond est, pour les pays développés, de 1 % ou 2 % en moyenne. L'OMC traite donc de manière spécifique le secteur agricole, ainsi que, au sein de celui-ci, les pays en développement, lesquels font eux-mêmes l'objet d'une distinction entre pays émergents et pays moins avancés. C'est dire la flexibilité du système.
J'ai passé quinze ans de ma vie professionnelle à Bruxelles sans réussir à comprendre ce qu'on entendait exactement par « préférence communautaire », notion qui n'est définie dans aucun des traités qui régissent l'Union européenne. S'il s'agit du droit pour l'Union de se protéger de la concurrence extérieure par des droits de douane ou des subventions, ce droit lui est reconnu dès lors qu'il s'exerce dans le cadre des règles multilatérales.
La TVA sociale est une affaire européenne ; elle ne relève pas de l'OMC. Si les pays européens trouvaient un jour un accord à ce sujet, dont les prémices existent dans certains pays de l'Union, je ne vois pas pourquoi l'OMC s'en préoccuperait. Elle n'intervient en matière de fiscalité que lorsque celle-ci entraîne une discrimination ou un avantage comparatif pour les exportateurs d'un pays. Ce fut le cas dans le contentieux sur la taxation des sociétés qui a opposé l'Union européenne aux États-Unis.
Dans l'archipel que j'ai décrit, la question des changes concerne l'îlot FMI, non l'îlot OMC – même s'il y a possibilité de quelques ponts, que nul n'a encore eu la hardiesse d'emprunter.
Monsieur Dufau, vous avez fort bien retenu la conclusion de mon intervention aux Nations unies la semaine dernière : il y a très clairement un lien entre ouverture des échanges, croissance des pays en développement et réduction de la pauvreté. Certes la relation entre ces éléments ne fonctionne pas en permanence, mais les pays en développement qui se sont le plus complètement et le plus vite ouverts au commerce international ont obtenu de meilleurs résultats que les autres. L'ouverture des échanges crée de la croissance parce qu'elle est source d'efficience. Si la croissance ne se traduit pas toujours par une réduction de la pauvreté, la responsabilité en incombe aux politiques intérieures des États, notamment sociales ou fiscales, qui ne sont pas du ressort de l'OMC.
La faible place de l'Afrique dans le commerce international s'explique très largement par la faible intégration des marchés africains et la persistance de relations héritées du modèle colonial : le commerce africain est Nord-Sud beaucoup plus que Sud-Sud – même si la situation est en train d'évoluer. Enfin, l'insertion dans le commerce international suppose des infrastructures ; des pays comme la Chine, la Corée et, dans une certaine mesure, le Brésil et l'Inde les possèdent, mais elles manquent toujours aux pays africains.
Cela dit, tant l'amélioration de la qualité de la gouvernance que l'évolution des règles du commerce international sont sources de progrès. La conclusion du cycle de Doha apportera beaucoup aux pays en développement. Elle va notamment mettre fin à l'escalade tarifaire, vieux procédé colonial consistant à mettre des droits de douane nuls sur les matières premières et, au fur et à mesure de la transformation de celles-ci, à faire croître ces droits. Ce système, utilisé pendant des décennies par les pays riches, a handicapé le développement de nombre de pays du Sud, notamment dans le domaine agricole, et s'agissant des filières à valeur ajoutée. Sa disparition interviendra, donc, à la conclusion de ce cycle de même que lors du cycle précédent, à la demande des pays en développement, un gros travail avait été fait sur le textile et l'habillement.
Monsieur Asensi, ne classez pas trop vite l'OMC dans un fatras néolibéral aux côtés du FMI – qui, d'ailleurs, ne mérite peut-être plus non plus ce qualificatif. Depuis 2005, le FMI et la Banque mondiale ont renoncé à intégrer des conditionnalités commerciales dans leurs plans d'ajustements structurels. Il n'a pas été facile d'arriver à ce résultat, mais nous y sommes parvenus. Il n'est pas exact de parler de néolibéralisme à propos de l'OMC, dont le principal métier est la régulation, dans le cadre de l'ouverture des échanges – laquelle ne veut pas dire dérégulation. Dans un marché ouvert, les opérateurs sont traités comme les opérateurs nationaux ; mais, pourvu que cette condition soit remplie, rien n'interdit aux États de réguler. Ainsi, alors même que les États-Unis et le Canada sont parfaitement ouverts aux échanges de services financiers, on a constaté en 2008 que le système financier des États-Unis a explosé, alors que celui du Canada a résisté, signe que la régulation n'était pas la même de part et d'autre de la frontière. Quand un pays ouvre son marché, il s'engage auprès de l'OMC non à s'abstenir de toute régulation, mais à ne pas en pratiquer une qui opérerait une discrimination entre les opérateurs étrangers et les opérateurs nationaux. Il faut bien distinguer, donc, d'une part l'ouverture des échanges, d'autre part la nécessité de réguler ou de déréguler en matière prudentielle, en matière de santé, d'environnement, voire en matière sociale.