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Intervention de Jean-Pierre Jouyet

Réunion du 8 septembre 2010 à 18h45
Commission d'enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Jean-Pierre Jouyet, président de l'Autorité des marchés financiers, AMF :

Monsieur le président, je tiens tout d'abord à saluer le choix du thème de cette commission d'enquête.

Permettez-moi, en commençant mon propos, d'être une peu provocateur. Acheter un actif financier en espérant que son prix augmentera et que l'on touchera un bénéfice quand on le revendra, suscite une condamnation morale de plus en plus vive. Pourtant, les financiers ne sont pas les seuls à se livrer à ce type d'activité. En quoi est-ce différent de la réalisation d'une plus-value immobilière, escomptée par tout un chacun à la revente de son bien ? Sans spéculateurs, il n'y aurait pas de marché. Pour qu'une transaction se fasse, il faut un acheteur et un vendeur, chacun considérant qu'elle est dans son intérêt. De même, les entreprises ne pourraient pas se protéger aussi facilement contre les fluctuations des prix des matières premières, des devises ou des taux d'intérêt s'il n'existait pas des « spéculateurs », ou plutôt des intermédiaires financiers, prêts à faire le pari inverse pour quelques heures, quelques mois, voire quelques secondes. La spéculation est consubstantielle au marché.

Le problème, ce n'est pas son existence, mais celle d'une spéculation excessive, que l'on pourrait qualifier de pathogène, porteuse de risques systémiques ou susceptible de porter atteinte à l'intégrité des marchés, ou celle d'une spéculation frauduleuse, passant par la manipulation des cours, la diffusion de fausses rumeurs, voire les manquements d'initiés – autant de pratiques contre lesquelles nous avons pour mission de lutter.

Aujourd'hui, les principaux acteurs du mauvais feuilleton du printemps sont montrés du doigt. Vous les avez identifiés dans votre rapport sur la proposition de résolution tendant à la création de la commission d'enquête, monsieur le président, et vous cherchez aujourd'hui à savoir quelle est la responsabilité respective des agences de notations, des États, des banques, des hedge funds.

Il est pour moi plus compliqué qu'il n'y paraît de vous répondre car l'AMF n'est pas le régulateur de tous les marchés de dettes souveraines en Europe ; elle n'est compétente que sur les opérations comportant un élément de territorialité, c'est-à-dire sur celles relatives aux titres cotés en France ou réalisées par des opérateurs français. Aux termes de la loi, c'est le secrétaire général, M. Thierry Francq, ici présent, qui est habilité à ouvrir et à instruire les enquêtes. Je ne saurais me substituer à lui. Aussi centrerai-je mon propos sur trois sujets que vous avez évoqués, et dont deux furent au coeur de la crise grecque : les ventes à découvert, les agences de notation et le trading algorithmique.

Les ventes à découvert, dont le rôle avait déjà été contesté lors de la crise bancaire, ont été une nouvelle fois mises en cause dans la crise grecque qui s'est développée à partir de novembre 2009. Celle-ci s'est concrétisée par la flambée des cours des CDS souverains et des écarts de crédit – spreads – des obligations d'État émises par la Grèce, ainsi que par une forte chute du taux de change euro-dollar.

Soyons clairs : cette crise provient, au premier chef, des mensonges publics grecs sur certaines statistiques. Lorsque, le 4 octobre 2009, M. Georges Papandréou arrive au pouvoir, il décide de faire la vérité sur le déficit budgétaire du pays, qui s'avère être de 12,7 % du produit intérieur brut (PIB), et non de 6 %. Les marchés perdent confiance. Nul besoin de spéculateurs pour faire chuter les cours et monter les taux : il suffit qu'il n'y ait plus d'acheteurs. Plus personne n'a confiance dans les données statistiques diffusées par les Grecs, ni dans la capacité de la Grèce à rembourser ses dettes ; plus personne ne veut acheter de la dette grecque. Les taux grimpent. Le pays emprunte à des coûts de plus en plus élevés. Ceux qui détenaient de la dette grecque cherchent alors à la céder ou à se protéger grâce à des CDS contre la dépréciation de leur portefeuille.

La raréfaction des acheteurs et les ventes de titres de plus en plus dépréciés peuvent suffire à expliquer la hausse des taux grecs durant cette période. Il est néanmoins possible que des spéculateurs aient tenté d'anticiper les mouvements en vendant « à découvert » – ce qui signifie que l'on emprunte des titres pour les vendre, dans l'objectif de les racheter une fois leur cours déprécié, avant de les rendre à leur propriétaire d'origine, en empochant dans l'intervalle la différence entre le prix d'achat et le prix de vente. Si ces opérations amplifient les tendances au point de contrarier le mécanisme de formation des prix, ou si elles sont accompagnées de rumeurs visant à alimenter la spirale baissière, on peut parler de manipulation des marchés. Qui plus est, si le vendeur ne prend même pas la précaution d'emprunter le titre qu'il vend, il court le risque de ne pas pouvoir le livrer, se mettant ainsi potentiellement en infraction avec les règles de marché ; on parle alors de « vente à découvert à nu ».

Compte tenu de l'ampleur des mouvements observés à l'acmé de la crise grecque, les services de l'AMF ont cherché à déterminer si des interventions spéculatives avaient aggravé les mouvements de marché. Je tiens à souligner qu'à l'heure actuelle, les manipulations de cours sur des produits dérivés échangés de gré à gré ne peuvent donner lieu à des sanctions, faute de base légale ; le projet de loi de régulation bancaire et financière va y remédier en donnant à la commission des sanctions de l'AMF la possibilité de sanctionner des abus de marché, notamment les manipulations de cours portant sur des instruments dérivés échangés sur des marchés de gré à gré et dont le sous-jacent est coté sur un marché réglementé.

Aujourd'hui, l'AMF ne collecte pas la totalité des données relatives aux transactions sur les marchés de dette souveraine. Les informations concernant les transactions sur les titres de dettes cotés en France – marchés organisés, marchés obligataires, marchés de titres d'État – lui sont transmises automatiquement, mais il n'existe à ce jour aucun dispositif de reporting équivalent pour les CDS. Un tel dispositif n'aurait un sens que s'il était européen, compte tenu de l'importance de certaines places financières, en particulier celle de Londres ; or pour l'instant, les régulateurs européens ne se sont mis d'accord que pour un échange organisé des données sur les titres eux-mêmes. Notre seule possibilité est donc de nous adresser directement et individuellement aux intermédiaires financiers ayant réalisé des opérations sur les CDS. L'AMF a donc interrogé systématiquement les principaux intervenants français réputés actifs sur ce marché.

Ceux-ci nous ont fourni les informations demandées sur les transactions réalisées sur les CDS grecs de novembre 2009 à février 2010. Leur volume s'avère relativement faible au regard des transactions sur les obligations souveraines grecques. Autrement dit, le marché des CDS est resté limité à l'aune du marché de la dette grecque elle-même.

S'agissant de la chronologie des opérations, les deux principaux établissements français actifs sur ce secteur de marché semblent s'être protégés davantage au fur et à mesure que les craintes sur la solvabilité de la Grèce, donc le prix des CDS, augmentaient. Plus généralement, nous n'avons pas relevé d'indices suffisants de comportements spéculatifs susceptibles de déstabiliser les marchés, comme des ventes à découvert en début de période, suivies de rachats après la baisse des cours. Je rappelle par ailleurs que seules les autorités grecques sont compétentes pour collecter une information exhaustive sur les transactions relatives à la dette grecque – et elles ont diligenté une enquête –, de même que seule l'AMF est compétente pour les obligations émises par le Trésor français et cotées en France.

Les enseignements à tirer des investigations que nous avons menées en matière de ventes à découvert sont de trois ordres.

Tout d'abord, nous n'avons pas trouvé de « smoking gun », d'indice manifeste ou de flagrant délit, mais nous ne pouvons exclure que des acteurs étrangers ou des acteurs finaux non identifiés, dont les ordres auraient été noyés dans la masse, aient pu avoir un comportement spéculatif.

Ensuite, la capacité du régulateur à surveiller les marchés de dettes souveraines est encore trop limitée. Les enquêtes sont lourdes – elles nécessitent en général des investigations européennes, voire internationales –, elles sont limitées par les compétences territoriales des différents régulateurs, et notre vision du marché reste partielle en l'absence d'une collecte systématique des informations sur les transactions réalisées sur les produits dérivés « over-the-counter » – OTC, « sous le comptoir » –, en France et hors de France. Cette difficulté à surveiller les transactions sur les marchés dérivés de gré à gré n'est d'ailleurs pas limitée aux marchés de dette souveraine.

Enfin, l'Europe est en retard dans ce domaine crucial de la surveillance. C'est pourtant un chantier sur lequel il faut avancer vite, compte tenu des enjeux systémiques des dérivés, notamment des dérivés de crédit, et des enjeux de surveillance micro-prudentielle. Nous avons besoin d'une vision consolidée à l'échelle européenne, ce qui suppose l'adoption de législations appropriées à ce même échelon, avec des mécanismes d'enquête et d'échanges d'information efficaces – nous en sommes loin.

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