Je précise que ce rapport sur La fraude aux prélèvements obligatoires et son contrôle est un ouvrage collectif qui a été adopté par le Conseil des prélèvements obligatoires. Le président du conseil et premier président de la Cour des comptes, M. Didier Migaud, qui n'a pu être là aujourd'hui, m'a demandé de vous le présenter.
Ce rapport date de mars 2007 ; il est donc déjà un peu ancien. Néanmoins, la question reste d'actualité, même si de nombreuses initiatives correctrices ont eu lieu depuis, en partie dans le droit-fil de ce rapport. J'imagine que les autres personnes que vous auditionnerez vous donneront des éléments plus précis sur le suivi des recommandations que nous avions faites à l'époque.
Je présenterai quelques observations sur l'évaluation de la fraude, puis sur la densité et les techniques et politiques de contrôle telles qu'on les connaissait dans les années 2005-2006 et qui nous ont servi pour ce rapport. Enfin, de façon plus particulière, je formulerai quelques propositions.
Ce rapport, précisons-le, ne porte pas uniquement sur la fraude sociale ; il traite de la fraude aux prélèvements obligatoires en général – ainsi, de très larges développements sont consacrés à la fraude aux impôts. L'option qui avait été retenue – c'était d'ailleurs une demande parlementaire – était de donner une vision aussi transversale que possible des deux grands blocs de prélèvements obligatoires : fiscaux et sociaux. Cela dit, je concentrerai plus particulièrement mon propos sur le bloc social.
Tout le monde mesure à quel point il est difficile d'évaluer la fraude. Par nature, celle-ci est dissimulée, et il est très difficile d'avancer en termes de méthode et d'évaluation. Le Conseil des prélèvements obligatoires s'y est employé, en s'appuyant sur les administrations et sur les caisses de sécurité sociale.
La méthode la plus fiable consiste à voir s'il est possible de faire des extrapolations à partir des contrôles. Le problème est que les organismes qui contrôlent ciblent leurs contrôles : par expérience, on finit par repérer les zones de faiblesse, qu'il s'agisse de prestations ou de prélèvements, et dès lors toute extrapolation des résultats risque d'aboutir à une forte surestimation de la fraude. Voilà pourquoi on doit procéder à une analyse un peu plus raffinée, par strate, par secteur, de façon à réduire l'incertitude liée à l'exercice d'extrapolation lui-même. D'autres approches macroéconomiques prennent en compte quelques agrégats, mais elles sont plus stimulantes intellectuellement qu'effectives dans leurs résultats. Le rapport présente par ailleurs quelques éléments sur les méthodes d'évaluation utilisées à l'étranger.
Les données que nous avons avancées résultent plutôt d'une extrapolation corrigée des ciblages actuels. Vous en avez l'analyse dans l'annexe III du rapport. En 2007, nous avons estimé la fraude aux prélèvements obligatoires dans une fourchette allant de 29 à 40 milliards d'euros. À l'intérieur de cet ensemble, nous avons considéré que la fraude aux prélèvements sociaux s'échelonnait entre 8,4 et 14,6 milliards et se décomposait ainsi : 6 à 12 milliards pour le travail dissimulé, le « travail au noir » ; 2,2 milliards pour les redressements imposés à des entreprises ou à des particuliers, qui n'étaient pas concernés par le travail dissimulé mais qui ont éventuellement fraudé ou fait des erreurs. Dans cet agrégat global, la part des prélèvements sociaux est donc sensiblement minoritaire – ce qui n'autorise pas à ne pas s'y intéresser.
Cette estimation appelle trois commentaires sur lesquels M. Philippe Séguin, qui présidait alors le conseil, avait beaucoup insisté quand il avait présenté le rapport.
Premièrement, quel que soit le soin que nous avions pris à essayer d'exploiter les enquêtes disponibles, l'intuition globale du Conseil des prélèvements obligatoires était que nous étions en réalité au bas de la fourchette. Mais il nous a semblé réaliste d'utiliser ce qui était disponible, et qui reste dans un ordre de grandeur tout à fait cohérent.
Deuxièmement, les résultats ne diffèrent pas des estimations un peu antérieures qui avaient été faites, notamment par M. Charles de Courson.
Troisièmement, il ne faut pas avoir des « yeux de Chimène » trop brillants devant ce « pactole », qui s'agisse de la fraude aux prélèvements sociaux ou aux prestations : on ne rééquilibre pas le budget de la sécurité sociale ou celui de l'État par le seul levier de la lutte contre la fraude. Certes, une partie de la fraude est détectée et récupérée – concernant les prélèvements obligatoires, nous avions évalué les redressements aux alentours de 16 milliards d'euros, ce qui est tout à fait significatif. Toutefois, on ne récupère pas toujours l'argent, ce qui est le cas lorsque les entreprises ont disparu ou sont insolvables. Par ailleurs, si le contrôle de la fraude était beaucoup plus systématique, certaines activités « au noir », donc frauduleuses, n'auraient même pas lieu. Bref, il serait erroné de rapporter les sommes que j'indiquais aux déficits respectifs de l'État et de la sécurité sociale en imaginant en combler une partie par une lutte plus intensive. Au demeurant, dans aucun pays, on n'arrive à des taux de recouvrement ou de récupération proches de 100 % : la méthode est toujours imparfaite ; le contribuable ou l'assujetti aux cotisations développe des stratégies ; l'on ne saurait développer de façon trop systématique les contrôles.
Pour autant, la lutte contre la fraude est un enjeu financier et politique important : financier, parce qu'elle contribue tout de même au redressement des comptes ; politique, parce qu'il n'y a pas de cohérence à vouloir lever des impôts ou des cotisations si les assujettis ou les contribuables éprouvent un sentiment d'injustice. Il ne faut pas non plus accréditer l'idée que la fraude n'est pas poursuivie.
Notre conclusion a été de dire que la fraude est un problème réel, mais qu'elle n'est pas un problème majeur ou massif. Et si on est impressionné par le montant des fraudes, on pourrait l'être aussi par le chiffre élevé des contribuables ou assujettis qui paient régulièrement leurs cotisations et leurs impôts. Dans l'ensemble, les gens jouent le jeu : parce qu'ils font leur devoir, et c'est sans doute la raison principale ; aussi par « peur du gendarme » – et le fait que le contrôle soit visible, connu, pèse d'ailleurs sur les comportements.
Il y a dans cette acceptation de l'impôt quelque chose qui, en France, s'apparente à un vrai civisme fiscal et social. Il ne faut pas considérer que tous les contribuables et assujettis fraudent de façon systématique et importante. Au demeurant, lorsque l'on fait des redressements dans une entreprise – hormis des situations très atypiques en matière de travail dissimulé –, on s'aperçoit que le taux de redressement n'est pas majeur, la plupart du temps, la fraude est peu élevée par rapport aux cotisations appelées. Il faut remarquer aussi que dans ces redressements, il y a une partie de mauvaise foi – c'est ce qui devrait être appelé « la fraude » – et une partie d'irrégularités plus ou moins subies parce que la législation est complexe ou mal comprise. Quelquefois d'ailleurs, le contrôle débouche sur une restitution financière lorsque l'on s'aperçoit que l'entreprise a cotisé au-delà de ses obligations.
Quelle était, à la date retenue pour nos études – autour des années 2005 et 2006 –, l'étendue de la politique de contrôle ? À la page 34 du rapport, un tableau donne, en ce qui concerne les cotisations sociales, une description assez synthétique du taux de contrôle des cotisants : globalement, pour une entreprise, il serait inférieur à 25 %. C'est un taux assez significatif, qui varie suivant la taille de l'entreprise. Dans l'ensemble, plus l'entreprise est importante, plus elle est contrôlée régulièrement ; cela ne signifie pas qu'elle fraude plus, mais comme son chiffre d'affaires est plus élevé, elle constitue une cible de contrôle à privilégier.
Ces contrôles ne sont pas du tout aléatoires : ils ont lieu à partir d'un plan de contrôle établi à la suite due repérage de zones de probabilité de fraude. Parmi les entreprises contrôlées, les toutes petites entreprises subissent des redressements dans plus de 40 % des cas ; les entreprises de 10 à 200 salariés, dans 72 % des cas ; les très grandes entreprises, dans 88 % des cas. Cela signifie que, quand on contrôle, on voit beaucoup d'irrégularités. Mais celles-ci sont mineures, puisque le taux de redressement des cotisations est de 4,17 % pour les toutes petites entreprises, 2,56 % pour les entreprises moyennes, et de 1,55 % dans les grandes entreprises.
Qu'elle résulte d'une intention délibérée, d'incompréhensions ou de difficultés objectives à établir l'état des cotisations, l'irrégularité est fréquente, mais elle n'est pas grave en valeur unitaire : l'essentiel de l'assiette, même dans les entreprises qui ont fait l'objet de ces contrôles, fait bien l'objet d'un prélèvement, dans le respect de la réglementation. Reste une zone tout à fait particulière, qui est le travail au noir, où les cotisations ne sont pas déclarées.
La densité des contrôles n'est ni plus élevée, ni plus faible qu'à l'étranger. Peu à peu, les pays finissent par rôder des techniques et des approches de contrôle à peu près cohérentes.
Il faut souligner que le ciblage des contrôles a beaucoup progressé. Par exemple, la fréquence des contrôles des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) a légèrement diminué, mais leur ciblage est bien meilleur et le rendement par contrôle s'améliore.
En 2005, les redressements ont été significatifs. Sur la seule sphère sociale, on évalue les redressements à peu près à 1 milliard d'euros. Cela peut sembler très peu par rapport à la fourchette de fraude estimée. Mais on peut penser aussi que cela représente déjà un effort important parce que, bien entendu, on ne peut pas contrôler tout le monde et que certaines fraudes ne sont pas détectées.
Le Conseil des prélèvements obligatoires a considéré néanmoins qu'on pouvait améliorer la performance du système. C'est dans ce sens qu'il a esquissé un certain nombre de propositions, dont la liste figure aux pages 258 à 262 du rapport. Les actions à mener ont été classées en grandes rubriques : d'abord, prévenir les irrégularités ; ensuite, se doter de nouveaux outils contre le travail dissimulé ; enfin, améliorer un certain nombre de dispositifs.
La première des propositions, qui peut sembler évidente, était qu'il fallait beaucoup améliorer notre compréhension de la fraude. Pour mener une politique adaptée, il faut bien connaître le phénomène. J'en veux pour preuve le saut qualitatif qui a eu lieu ces dernières années lorsque la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) a entrepris de faire une étude systématique à partir d'un échantillon aléatoire et important de dossiers, pour repérer les zones de faiblesse. Nous avions donc recommandé de procéder assez régulièrement, par coupes, à des évaluations un peu systémiques. Ce sont des opérations lourdes, mais qui sont certainement rentables à moyen terme.
Le conseil a par ailleurs beaucoup insisté sur le fait qu'à l'origine des redressements, on trouvait à la fois de la fraude et des irrégularités, ces dernières provenant tout à la fois de la complexité de la législation et de la difficulté qu'avaient les entreprises ou les assujettis à trouver un interlocuteur qui leur explique le bon comportement à adopter. Nous avons donc fait des propositions tendant à mesurer la complexité des législations, pour réduire les zones d'incertitude, faciliter les contrôles et la gestion par les assurés, et généraliser la procédure de rescrit – celle-ci permet à une personne qui a un doute d'interroger l'administration sur ce qu'elle doit faire et la réponse qui lui est donnée devient opposable.
La deuxième de nos propositions a été de se pencher sur le travail dissimulé, qui constitue la partie la plus importante de la fraude sociale, mais qui est extrêmement difficile à apprécier. Nous avons fait plusieurs suggestions. Je pense que la direction de la sécurité sociale vous indiquera de quels outils elle dispose maintenant pour lutter contre le travail dissimulé.
La première suggestion que nous avons avancée – et ce avec beaucoup de précaution – concernait les marchés publics. Il s'agissait de définir des standards indicatifs de main-d'oeuvre afin de sensibiliser les acheteurs publics sur le fait que des prix trop bas peuvent laisser penser qu'il y a recours au travail dissimulé. L'exercice est très difficile parce qu'il ne faut pas risquer de fermer la concurrence en élaborant ce qui deviendrait peu à peu des références plancher. Toutefois, c'est une piste que nous pensons utile, et je sais que la direction de la sécurité sociale a déjà une première réalisation à son actif – je pense que le directeur de la sécurité sociale vous en parlera.
Notre deuxième suggestion était de prévoir, dans le code de la sécurité sociale, un redressement forfaitaire sur une durée assez longue. En effet, en cas de verbalisation pour travail dissimulé, la réaction classique d'un employeur est de dire qu'il vient d'embaucher ce salarié et qu'il n'a pas encore fait la déclaration d'embauche. Cela ne trompe personne, l'embauche étant vraisemblablement antérieure. Nous avons donc recommandé qu'en cas de verbalisation, on remonte sur six mois, à charge pour l'employeur verbalisé d'apporter la preuve contraire, ce qui ne doit pas être très facile non plus. Nous pensons que c'est un bon outil. Je crois qu'il a été mis en place depuis et que les premiers résultats sont au rendez-vous.
Reste un dossier très difficile, sur lequel on progresse lentement : impliquer le donneur d'ordre initial dans les cascades de sous-traitants en imposant à celui-ci d'attester qu'il a bien vérifié la régularité des procédures et, si possible, l'effectivité du paiement des cotisations.
Ces propositions nous avaient semblé pertinentes, et je crois qu'elles ont été mises en oeuvre pour partie.
Nos autres propositions étaient assez techniques, et je n'y reviendrai pas à ce stade. Elles visaient à améliorer les processus de contrôle et surtout à explorer un chantier considérable : celui qui résulte de la progression de nos échanges transfrontaliers et qui touche aussi bien la fiscalité, avec les « carrousels » en matière de taxe sur la valeur ajoutée, que le détachement transfrontalier des travailleurs ou les prestations de service. De nombreuses pistes ont été envisagées. Là encore, je pense que nous progressons régulièrement.
En conclusion, je peux dire que le sujet est pris au sérieux. Il n'y a pas d'acharnement, il n'y a pas d'abus de droit mais un travail continu qui mobilise de plus en plus les administrations et les caisses de sécurité sociale. Les conventions d'objectifs et de gestion signées entre l'État et l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) insistent d'ailleurs sur ce point. C'est ainsi que des indicateurs de performance et des indicateurs de suivi ont été mis en place, que des moyens plus importants ont été alloués pour le contrôle du recouvrement, et que les contrôles sur les cotisations de chômage et de retraite complémentaire ont été substantiellement étendus – il faut se souvenir que, jusqu'à 2007, les cotisations de chômage et les cotisations de retraite complémentaire, qui représentaient tout de même à l'époque 75 milliards d'euros, ne faisaient l'objet d'aucun contrôle, alors que leur assiette était à peu près la même que celle des cotisations du régime général. Là encore, on a réussi à combler les lacunes : à peu près complètement pour le chômage, les négociations étant en très bonne voie pour ce qui est des régimes de retraite complémentaire.
Au fond, depuis quelques années, on enregistre de nets progrès à la fois dans la volonté et dans les outils. Il reste un travail considérable et il n'est pas déraisonnable de penser que l'action entreprise pourrait contribuer, pour partie, au redressement de nos finances publiques.