Cela prouve, s'il en est encore besoin, que nous ne disposons pas aujourd'hui de l'ensemble des éléments nécessaires à la compréhension de l'impact de votre réforme. C'est un argument supplémentaire justifiant notre demande de renvoi du texte en commission.
À l'appui du passage de 60 à 62 ans de l'âge légal vous nous dites également, très sérieusement, que « tous nos partenaires en Europe, qu‘ils soient dirigés par la droite ou la gauche, ont reconnu cette évidence. » Ce n'est pas un argument, mais simplement le constat du caractère un peu trop consanguin de tous ces gouvernements, comme l'a montré le faux débat sur la Constitution européenne. Sur l'exemplarité des solutions européennes et le paramètre supposé incontournable de l'âge minimal, vous vous livrez, comme à l'accoutumée, à une importation pour le moins orientée et partielle. Vous savez pourtant, monsieur le ministre, que ce paramètre de l'âge minimal n'est qu'une composante des systèmes de retraite et qu'il convient donc également de regarder : la durée de cotisation minimale requise – 35 ans en Allemagne et en Espagne, 30 ans au Royaume-Uni en compensation du passage à 68 ans d'ici à 2046 de l'âge minimum – l'âge réel de départ, celui de sortie du marché du travail, les dispositifs permettant de partir de façon anticipée à la retraite – dispositifs grâce auxquels, par exemple, un quart des nouveaux retraités espagnols liquident leurs droits avant 60 ans – ou le taux de remplacement… Vous ne vous attardez pas non plus sur le fait qu'aujourd'hui en Allemagne le passage de 65 à 67 ans est contesté notamment parce que, seuls, 9,9 % des 60-64 ans exercent une activité professionnelle.
Vous obérez l'essentiel : non seulement la France n'est pas le mauvais élève de la classe, mais elle risque d'adopter l'un des systèmes les plus sévères du continent parce que le relèvement des seuils d'âge va de pair avec le durcissement des durées de cotisations. En cela aussi, la réforme du Gouvernement est particulièrement brutale.
La brutalité caractérise également la posture du gouvernement vis-à-vis des partenaires sociaux et de la représentation nationale. Une fois le « timing » serré de la réforme et sa colonne vertébrale intangible arrêtés par le Président de la république, le champ laissé au dialogue social s'est réduit à une concertation de façade avec les organisations syndicales sur des sujets pourtant dits « ouverts » – tels la pénibilité et les polypensionnés – le Gouvernement ayant, en préalable, affiché sa fermeté sur l'équilibre général du texte : le financement de la réforme, le passage à 62 et 67 ans, la convergence public-privé. Il est vrai que pour vous, « les syndicats sont utiles pourvu qu'ils ne bloquent pas tout. » Résultat : « impossible de débattre sur le fond du dossier avec ce gouvernement » tempêtent les leaders de la CGT et de la CFDT ; un gouvernement effectivement affaibli par l'affaire Bettencourt, un gouvernement sur le départ en attente du remaniement ministériel d'octobre.
Après le jeu de concertation pipée avec les organisations syndicales, le Gouvernement a délibérément choisi d'expédier le temps parlementaire, de le maîtriser, de le vider de sa substance : procédure accélérée sur le texte de la législature, examen en session extraordinaire, temps programmé permettant qu'en une petite semaine – c'est ce que vous espérez – le débat soit bouclé, parodie de huis clos et de travail parlementaire en commission des affaires sociales, le rapporteur « invitant » même les députés à retirer leurs amendements sur la question clé de la pénibilité ou annonçant un avis négatif de principe sur les propositions, qu'il justifie par « le respect pour le Gouvernement et les partenaires sociaux » a priori engagés dans le dialogue, ce qui n'était pas vrai, monsieur Jacquat !
Nous entamons, cet après-midi, la discussion du projet de loi portant réforme des retraites en ne connaissant toujours pas, monsieur Jacquat, le contenu des aménagements gouvernementaux sur les volets de la pénibilité, des polypensionnés ou des dispositifs de départ anticipé pour carrière longue. Trouvez-vous cela normal ? D'après les déclarations du ministre à la presse, avec un peu de chance, il se pourrait que nous ayons ces amendements « dans les jours qui suivent l'ouverture du débat. » Vous êtes trop bon, monsieur le ministre ! C'est totalement scandaleux. Ajoutons à cela aussi que nous ne disposons pas non plus d'études mesurant l'impact précis de la réforme sur les femmes, sur les personnes handicapées, sur l'assurance chômage…
Nous venons de le voir, les conditions d'un travail parlementaire de qualité, posé, réfléchi sont très loin d'être réunies. Cette réforme majeure de notre système de retraite aux enjeux sociétaux indiscutables ne peut être conduite au pas de charge par un gouvernement en sursis.
Vous devez entendre les millions de grévistes et les manifestants, les partenaires sociaux, les exigences de nos concitoyens d'une réforme des retraites durable, plus juste, moins insécurisante. Le report de l'examen de cette réforme est désormais la seule option possible : c'est le sens de notre demande de renvoi de votre texte en commission. (Applaudissements sur les bancs des groupes GDR et SRC.)