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Intervention de Rolande Ruellan

Réunion du 1er juillet 2010 à 9h00
Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Rolande Ruellan, présidente de la sixième chambre de la Cour des comptes :

Nous avions décidé de faire ce travail avant même que vous ne nous le demandiez, précisément parce que nous étions un peu exaspérés d'entendre que, si l'on éradiquait la fraude, la sécurité sociale n'aurait plus de problèmes. C'était certes avant la crise, et les déficits à combler étaient inférieurs à ce qu'ils sont aujourd'hui. Il reste que la fraude sociale est un sujet important, non seulement en raison de ses conséquences financières, mais aussi parce qu'elle va à l'encontre de l'équité.

La communication que vous nous aviez demandée il y a déjà longtemps vous a été remise en avril dernier. Ce délai nous a permis d'intégrer les premiers effets de la politique volontariste menée depuis quelques années en matière de lutte contre la fraude.

Avec votre accord, nous avons circonscrit le champ de notre enquête à la fraude aux prestations dans le régime général. En effet, lorsque nous avons commencé ces travaux en 2008, le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires relatif à la fraude aux prélèvements était relativement récent. Par ailleurs, une étude sur la fraude en matière d'assurance chômage a été publiée en février dernier dans le dernier rapport public annuel de la cour.

Notre bilan est en demi-teinte. La cour, qu'on accuse parfois de ne relever que ce qui est négatif, a souhaité mettre aussi en évidence les progrès réalisés en matière de lutte contre la fraude.

Le Comité de lutte contre la fraude créé en 2006 avait un champ d'action circonscrit à la protection sociale. S'ensuivit la lettre de mission du Président de la République et du Premier ministre visant à l'établissement d'un plan de lutte contre toutes les fraudes et pratiques abusives portant atteinte aux finances publiques ; il y était précisé que les enjeux les plus importants se trouvaient certainement dans les fraudes aux prélèvements. Puis fut instituée la délégation nationale à la lutte contre la fraude, par décret du 18 avril 2008. Celle-ci n'existait donc pas encore lorsque nous avons commencé nos travaux mais nous avons pu voir dans un deuxième temps comment, grâce à elle, la situation avait progressé.

Cette impulsion politique s'est également traduite dans les conventions d'objectifs et de gestion (COG), signées entre l'État et chaque caisse nationale de sécurité sociale. La troisième génération de COG comportait déjà quelques éléments nouveaux ; mais c'est surtout la quatrième génération – les conventions signées depuis l'année dernière – qui marque la volonté de mieux détecter, mieux évaluer, mieux sanctionner et aussi mieux prévenir les fraudes. Au-delà de ces bonnes intentions, tout réside bien sûr dans la force des objectifs et dans celle des indicateurs permettant de suivre leur réalisation ; or nous avons observé que ces objectifs manquaient d'ambition, étant parfois en deçà des résultats déjà obtenus – mais ce n'est pas seulement en matière de la lutte contre la fraude que nous avons constaté ce phénomène.

Quoi qu'il en soit, les caisses se sont engagées à affecter des moyens à cette lutte, preuve de leur investissement en ce domaine. Elles nous disent cependant que, la première de leurs priorités demeurant de servir les prestations, et à un moment où on leur demande de limiter leurs effectifs, elles auraient bien du mal à affecter des personnels supplémentaires à la lutte contre la fraude. Il reste que toutes doivent maintenant élaborer des plans annuels de lutte contre la fraude aux prestations. Par ailleurs, dans le cadre de la certification des comptes, nous avons pu observer que les plans de contrôle interne s'améliorent et comportent tous des volets anti-fraude.

Mais les organismes sont soumis à des pressions contradictoires – et notamment à la volonté politique de simplifier les procédures et les formalités administratives imposées aux citoyens. Ainsi, un décret de 2000 a supprimé la fiche d'état civil, assoupli la procédure de fourniture de justificatifs et admis les photocopies – plus faciles à falsifier.

Le rapport donne l'exemple de la fraude au départ anticipé à la retraite : des personnes se sont efforcées de faire valider des trimestres en produisant des pièces justificatives plus que légères et en faisant appel à des témoins qui, parfois, n'étaient pas nés au moment où elles étaient censées travailler… Des agents des caisses ont été impliqués dans cette affaire, les procédures sont en cours ; depuis, le système a été durci.

Quant aux déclarations sur l'honneur, elles ont longtemps été considérées comme un grand progrès simplifiant la vie des assurés, mais elles comportent des risques : on évalue à 40 à 50 % la part des fraudes qui proviennent de la production de fausses pièces ou de fausses déclarations.

Les textes ont certes été modifiés et permettent, depuis la loi de financement pour 2006, de suspendre le paiement des prestations dès lors que l'on soupçonne une fraude et que les pièces ne paraissent pas suffisamment probantes. Mais il n'est pas aisé pour les organismes de recourir à ce moyen.

Nous avons constaté que la situation était très variable d'une branche à l'autre. Les fraudes en matière de retraites sont – ou en tout cas étaient – certainement moins nombreuses, en raison du processus d'alimentation du compte individuel, souvent de manière automatisée, et d'assez nombreux contrôles jusqu'à la liquidation de la retraite. Mais s'il y a fraude, elle peut être très coûteuse, dans la mesure où la pension est viagère. Dans la branche Maladie, les fraudes sont plus ponctuelles – sauf lorsqu'il s'agit de fraude « industrielle », c'est-à-dire de détournements organisés – mais les risques sont plus diffus, la gamme des prestations étant très vaste. Enfin, c'est dans la branche Famille, qui sert des prestations sous conditions de ressources à des familles souvent fragiles, que se trouvent les risques les plus importants.

Nous avons également fait le recensement des dispositions que vous avez votées. La loi de 2004 sur l'assurance maladie a donné aux caisses d'assurance maladie le pouvoir d'infliger des sanctions administratives aux fraudeurs, ce qui est extrêmement important. Ensuite, les lois de financement successives, à partir de 2006, ont toutes comporté des dispositions relatives à la lutte contre la fraude, celle-ci faisant, depuis 2008, l'objet d'un titre spécial ; le code de la sécurité sociale lui-même comprend un chapitre spécialisé. Au total, nous avons compté une trentaine d'articles ; nous nous sommes demandé si ce n'était pas un peu trop, mais ces articles se modifiant souvent les uns les autres, on n'arrive pas à trente dispositifs différents. Le problème est que la mise en oeuvre de ces dispositions suppose des décrets et circulaires ainsi que des processus informatisés, voire un passage devant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), ce qui peut prendre du temps. Nous avons formulé dans notre rapport le souhait d'un suivi plus fin de la mise en oeuvre de toutes ces dispositions.

Les sanctions ont été diversifiées. Après l'assurance maladie, les autres branches ont également été autorisées par la loi à infliger des pénalités administratives. Les sanctions pénales sont limitées en nombre, les procédures étant très longues, et les parquets classent très souvent les affaires ; or ce qui compte, c'est la rapidité de réaction.

La réforme de la loi « informatique et libertés », en 2004, a également été favorable à la lutte contre la fraude. Je me rappelle l'époque où l'on n'avait pas le droit de constituer un fichier d'assurés sociaux : en 1982, pour les seules élections organisées à la sécurité sociale, il avait fallu créer de toutes pièces un fichier électoral, que la CNIL nous a obligés à supprimer ensuite. Ce fichier d'assurés sociaux aurait pourtant été bien pratique car, à l'époque, on savait déjà que des gens pouvaient être inscrits dans plusieurs caisses primaires et recevoir des prestations à plusieurs endroits. Du chemin a été parcouru depuis.

Dans la branche Famille, tout d'abord, le répertoire national des bénéficiaires, qui est enfin opérationnel, a contribué à nous permettre de certifier, pour la première fois, les comptes de la branche. Jusque là, faute de répertoire, il était possible de recevoir des prestations familiales de plusieurs caisses d'allocations familiales.

La levée du secret professionnel a constitué une autre avancée importante, mais nous avons constaté certaines réticences de la part des organismes : face à de multiples textes définissant les cas précis de levée du secret professionnel, ils ont peur d'être en infraction et sont un peu frileux. Peut-être faudrait-il aller vers des dispositions plus générales, précisant néanmoins, bien sûr, les finalités poursuivies.

Les moyens informatiques doivent évidemment aider fortement à lutter contre la fraude. Grâce à ceux dont nous disposons actuellement, il a été possible de créer les fichiers dont je viens de parler. Les caisses peuvent non seulement interroger les administrations pour obtenir des informations, mais aussi échanger directement avec elles. C'est ainsi que la branche Famille reçoit directement de la Direction générale des finances publiques les données sur les ressources des familles ; celles-ci ne sont donc plus obligées de remplir deux déclarations, et l'on ne risque plus de constater de divergence entre la déclaration au fisc et la déclaration à la caisse d'allocations familiales – ce qui générait chaque année un grand nombre d'indus.

Pour autant, tout n'est pas idyllique. Le dispositif est complexe, la CNIL fait peur et les organismes craignent toujours d'être en infraction. On a l'impression qu'ils ne savent jamais très bien s'ils sont dans une procédure de demande d'avis, d'avis tacite, d'autorisation tacite ou d'autorisation expresse. Les caisses s'abriteraient-elles derrière la CNIL pour ne pas avancer ? Le problème vient-il du flou qui entoure les exigences de la CNIL ? Sans doute y a-t-il un peu des deux. Quoi qu'il en soit, il serait bon que, sous l'égide de la direction de la sécurité sociale ou de la délégation nationale à la lutte contre la fraude, un point soit fait périodiquement avec la CNIL sur les demandes des caisses, afin de dissiper les malentendus.

La lutte contre la fraude passe aussi, bien sûr, par des moyens humains. La Délégation nationale à la lutte contre la fraude est un outil puissant, permettant de mettre en relation des administrations et des organismes qui, spontanément, ne travailleraient peut-être pas ensemble. Les comités locaux, qu'un texte récent a généralisés dans les départements, avec des groupes de travail spécialisés, jouent un rôle notable. Toutes les caisses nationales ont créé un service dédié pour piloter le dispositif et tenter d'entraîner l'ensemble du réseau dans la démarche. Mais dans les caisses locales, du fait des différences de taille, de la diversité des modes d'organisation et de la tradition de non-intervention des caisses nationales, il est plus difficile de savoir qui se consacre à la lutte contre la fraude. Seuls les gros organismes peuvent avoir des référents dédiés ; il reste que normalement, tous les personnels des caisses devraient avoir le souci de débusquer les fraudes et d'alerter en cas de suspicion.

Après avoir examiné les moyens de la lutte contre la fraude, nous nous sommes interrogés sur l'ampleur des fraudes potentielles, en nous demandant si les caisses s'étaient préoccupées de l'évaluer, sachant qu'elles communiquent sur la fraude détectée, ce qui peut avoir un effet préventif, mais qu'il serait intéressant d'en savoir plus.

Seule la branche Famille a commencé à mettre en place une procédure d'évaluation, sur la base d'un échantillon représentatif. Cette procédure a permis d'évaluer la fraude à un peu plus de 1 %, ce qui, par extrapolation, représenterait 675 millions d'euros pour l'ensemble de la branche. Mais il ne s'agit pas du montant du préjudice financier puisque, lorsque les fraudes sont détectées, on tente de récupérer les indus – même s'il n'est pas toujours facile de le faire lorsqu'il s'agit de personnes fragiles.

Pour le moment, les autres branches n'ont pas encore mis en place de procédure analogue. Le 14 juin, la Caisse nationale d'assurance vieillesse a annoncé avoir constaté le versement de 3,3 millions de prestations indues en 2009, soit 22 % de plus qu'en 2008, mais ce faisant, elle a surtout voulu montrer ses progrès dans la détection des fraudes. De la même façon, la branche Maladie communique sur la fraude détectée, mais cela ne permet pas d'avoir un ordre de grandeur de la fraude réelle. Cependant les caisses ont bien compris qu'elles vont devoir faire des efforts en ce domaine, comme le leur imposent les conventions d'objectifs et de gestion.

Au total, nous considérons que beaucoup de progrès ont été faits. L'existence d'un dispositif juridique et de capacités techniques, associée à une sensibilisation accrue, permet de passer au stade du chiffrage du vrai risque de fraude.

Encore faut-il, cependant, s'entendre sur ce qu'est la fraude. Dans les branches Famille et Vieillesse, on s'en tient essentiellement à cette notion, mais dans la branche Maladie on utilise aussi celles d'abus, d'erreur, de faute, entre lesquelles les frontières sont poreuses. Et les caisses adoptent souvent des modalités de comptage qui leur sont propres : ainsi dans la branche Vieillesse, on calcule la « fraude évitée » – la détection d'une fraude permettant d'éviter le service de la prestation indue pendant les années restant jusqu'au décès de la personne.

Pour approcher d'un peu plus près la réalité de la fraude, une bonne solution serait de sélectionner les organismes les plus diligents en matière de détection de fraudes et de procéder par extrapolation à l'ensemble du réseau.

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