Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, nous venons d'entendre les observations des parlementaires et la réponse du Gouvernement.
Malheureusement, tout cela ne nous a pas convaincus. Nous maintiendrons donc notre motion de renvoi en commission. Ce texte ne nous semble manifestement pas à la hauteur du problème posé et ne correspond pas à ce que nous attendons du Gouvernement en matière de lutte contre les discriminations.
La question de l'égalité est fondamentale dans notre pays et a été proclamée nécessaire et même essentielle depuis la Révolution française.
Depuis que l'Europe existe, les instances européennes ont repris le flambeau et reformulé cette exigence en termes de lutte contre les discriminations. On ne comprend pas que notre pays, précurseur en la matière, donne aujourd'hui l'impression de traîner les pieds et de manifester tant de réticences à s'engager résolument dans cette lutte.
Faut-il rappeler que nous avons été dénoncés à maintes reprises comme de mauvais élèves ? Aujourd'hui encore, la réponse apportée par la France aux procédures en manquement intentées par la Commission reste tardive et partielle. Qui plus est, elle s'accompagne d'un tel manque d'enthousiasme que nous ne saurions nous en satisfaire.
La transposition des directives européennes n'est pas une affaire simple. C'est une discipline exigeante. Or on a le sentiment que la France s'exécute lentement : il aura malheureusement fallu trois procédures en manquement ! Vous vous employez à remédier à cette situation, mais avec un débat a minima, dans l'indifférence générale et selon une méthode ambiguë, sans même vous efforcer de faire en sorte que les obligations internationales de la France soient respectées.
Enfin, comme le Conseil constitutionnel le réclame, le droit en vigueur doit être lisible pour ses utilisateurs. Lorsqu'un texte donne de la discrimination plusieurs définitions successives et qui, de surcroît, ne se superposent pas totalement avec ce qu'on trouve dans le code du travail ou le code pénal, comment peut-on prétendre parvenir à une transposition lisible tant par les utilisateurs que par les exégètes ? C'est là encore une situation dont on ne saurait se satisfaire.
Ajoutons, mais vous venez d'y répondre, que la Commission nous a mis en demeure de respecter le texte de la directive pour ce qui touche à l'intervention des associations. Celle-ci a expressément prévu que les organisations ou les personnes morales pouvaient engager pour le compte et à l'appui du plaignant toute procédure judiciaire. Or votre texte exige que les associations soient constituées depuis cinq ans. Vous nous promettez d'assurer leur droit d'agir en justice par décret. Comment est-ce possible alors que la directive est expresse ? Les dispositions du code que vous nous proposez de modifier peuvent-elles l'être par décret ? Force est de constater qu'il reste une restriction inadmissible et qui ne répond pas à la procédure en manquement intentée par la Commission.
Par ailleurs, votre projet semble introduire une hiérarchie entre les discriminations – ce qui nous ramène au problème de lisibilité que j'évoquais tout à l'heure. À partir du moment où, selon la discrimination envisagée, vous prévoyez une définition et un régime juridique différents, vous créez une hiérarchie selon les discriminations. Là encore, votre texte ne nous semble ni lisible, ni satisfaisant, ni même conforme à la loi française.
L'aménagement de la charge de la preuve lui aussi appelle à être amélioré. Le projet de loi prévoit qu'en cas de contentieux, la personne s'estimant victime doit « établir » devant la juridiction compétence les faits permettant de présumer l'existence d'une discrimination, à charge pour la partie défenderesse d'apporter les justifications nécessaires. Il est contradictoire avec les dispositions de l'article L. 122-45 du code du travail, qui prévoit qu'en cas de litige, la personne concernée « présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte », à charge pour le juge d'ordonner toute vérification supplémentaire utile. Sur ce point également, votre texte est plus restrictif que la directive européenne et que le droit aujourd'hui en vigueur. Cela non plus ne peut nous satisfaire.
Enfin, quelle conception de la discrimination défendez-vous dans ce projet de loi ? Force est de reconnaître que nous sommes un peu perdus… Rappelons que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales a retenu une conception plus large que la directive. Son article 14 prévoit que « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, ou toute autre situation ». Or votre texte est beaucoup plus restrictif.
Ne serait-ce pas l'occasion, comme nous y incite la HALDE, d'intégrer d'autres critères comme le patronyme, l'état de santé, la situation de famille, l'apparence physique, les moeurs ; etc. ? Ces motifs figurent pourtant dans un certain nombre de textes en droit français. Ne serait-ce pas le moment de le faire, puisque vous en avez la possibilité, d'autant que la Convention européenne des droits de l'homme vous y incite ?
Par ailleurs, j'observe que le code du travail ne comporte pas de définition de la discrimination indirecte. Il est dommage que vous ne profitiez pas de l'occasion pour l'y intégrer. Il est important de tirer toutes les conséquences de la définition de la discrimination indirecte telle qu'elle résulte de la directive.
En effet, constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés à l'article 2, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes. Quelle conséquence en tirer dans notre pratique juridictionnelle et notre droit positif ? Je regrette que nous n'abordions pas ce débat.
Appliquer les mêmes critères à des personnes placées dans des situations inégales peut constituer une discrimination. Ainsi en est-il de l'exemple, cité par notre collègue tout à l'heure, de travailleurs ou d'étudiants juifs ou musulmans auxquels on voudrait imposer, sous prétexte d'égalité, des contraintes à leurs yeux insupportables.
La Cour européenne des droits de l'homme a jugé qu'il pouvait y avoir discrimination dès lors que l'on traitait de manière identique des gens dans des situations différentes : je fais référence à l'arrêt Thlimmenos contre Grèce du 6 avril 2000. Le Comité européen des droits sociaux n'a pas dit autre chose dans sa décision Autisme contre France.
Quelle conséquence tirons-nous de la position adoptée par des instances européennes supérieures afin d'améliorer notre réglementation et notre pratique en matière d'égalité des chances ? Vous avez manifestement évacué ce débat pourtant essentiel. Or on ne peut introduire la discrimination indirecte en droit français, comme la directive vous y contraint, sans se poser la question de savoir quelles conséquences il faut en tirer, notamment pour des actions positives destinées à assurer l'égalité des chances.
Pour discréditer la notion de mesure positive devant assurer l'égalité des chances, on nous oppose que le droit français ou nos traditions juridiques ne peuvent admettre en tant que telle la discrimination positive. Il serait pourtant opportun, à l'occasion de ce débat, de faire la distinction entre la discrimination positive – qui, en droit français, ne me paraît pas souhaitable – et les mesures positives pour lutter contre la discrimination, qui, elles, au contraire, sont préconisées par les instances européennes.
Pour vous opposer à toute mesure d'action positive destinée à assurer l'égalité des chances, votre argument consiste à soutenir que cela ne serait pas conforme aux traditions juridiques françaises. Outre le fait que j'y vois pour ma part une interprétation étriquée de nos traditions juridictionnelles, c'est passer sous silence la jurisprudence constante du Conseil d'État sur le principe d'égalité, rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa dernière décision du 15 novembre 2007 : « Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de manière différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. »
Si vous prévoyez la définition de la discrimination indirecte – ce qui est une bonne chose –, vous n'en tirez pas les conséquences indispensables pour que nous sachions bien de quoi nous parlons et comment, dans notre pays, nous allons traiter la discrimination.
Comment évaluer la discrimination, notamment indirecte ? Vous n'abordez pas non plus cet aspect. Certains avaient proposé de le faire par le biais de statistiques. Pour notre part, nous nous y étions opposés et le Conseil constitutionnel nous a donné raison sur ce point, ce dont nous nous sommes réjouis, en censurant un amendement relatif aux statistiques ethniques, inséré dans le projet de loi Hortefeux. Introduire cet amendement sur la discrimination dans une loi sur la maîtrise de l'immigration était malvenu par le fait que l'on ne tenait pas compte du fait que les personnes qui, à tort ou à raison, se sentent victimes de discrimination ne sont pas forcément des immigrés, mais des personnes appartenant au peuple français. Il était donc légitime de le dénoncer. Pour autant, quand bien même le problème avait été mal posé dans la loi Hortefeux, la question demeure, et nous devons réfléchir aux moyens de mieux évaluer la discrimination. Cette affaire avait suscité un vif débat dans l'opinion publique ; il paraît inconcevable de l'évacuer alors qu'elle a tant ému nos concitoyens. On peut être pour ou contre mais, en tout état de cause, il appartient au Parlement de se poser la question et d'aller plus loin.
De véritables questions méritent d'être débattues devant le Parlement et de trouver des solutions : quels outils mettre en oeuvre pour évaluer les discriminations ? Quelle place pour la recherche publique en matière de connaissance des discriminations par rapport à la recherche privée, car on voit fleurir un certain nombre d'études qui sont même utilisées par la HALDE ? Nous ne savons pas comment nous allons permettre à la statistique publique d'avancer en la matière. La question n'est pas posée. Comment agir sur les mentalités ? Faut-il donner plus de pouvoir à la HALDE ?
Ne faudrait-il pas, comme l'a suggéré un de mes collègues, encourager la lutte contre les discriminations dans l'entreprise notamment par l'attribution d'un label « diversité » accordé aux entreprises qui font des efforts de sensibilisation et de formation en matière de lutte contre les discriminations ? Si l'on veut lutter contre la discrimination, il faut aussi avancer dans ce sens.
Peut-être faudrait-il aussi empêcher – le débat est ouvert – les entreprises sanctionnées pour discrimination de soumissionner pour les marchés publics, éventuellement suite à un avis de la HALDE ? Il ne suffit pas de s'en tenir aux déclarations de principe, encore faut-il les mettre en oeuvre. Il s'agit de sujets actuels dont tout le monde parle. Même le Président de la République dit vouloir organiser des commissions. Je m'étonne donc qu'au Parlement, on n'aille pas plus avant sur la question de la discrimination. Ces sujets particulièrement sensibles, ces problèmes ressentis parfois de façon violente et aiguë par une partie de nos concitoyens qui ont l'impression que les difficultés qu'ils connaissent ne sont pas suffisamment prises en compte, méritaient mieux qu'un débat tronqué, conduit à contrecoeur et en traînant les pieds ! (Murmures sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
Nous devons mener, madame la secrétaire d'État, une politique résolue en matière de lutte contre les discriminations : le Gouvernement le souhaite, l'opinion le réclame, et l'Europe nous enjoint de le faire. Puisque nous avons mis plus d'un an pour essayer de nous mettre en conformité avec les injonctions européennes, nous n'en sommes plus à quelques jours près. Dans ces conditions, le renvoi en commission du texte est la meilleure solution pour aboutir à un texte de qualité. Un de nos collègues a rappelé que nous avons examiné ce texte en vitesse, sans avoir procédé à aucune audition avant la suspension de nos travaux. Le sujet mérite mieux. Prenons le temps d'aller au fond et d'approfondir certaines questions importantes : nous éviterons bien des mécomptes dans nos relations avec l'Union européenne, et, nous aurions, à la veille de la présidence française, tout à gagner à montrer que nous prenons ces sujets à bras-le-corps et que nous voulons avancer de manière significative.
Ce texte est un premier pas : il contient indéniablement des éléments positifs, ce dont nous nous félicitons. Mais prenons le temps nécessaire à la réflexion. Nous avions déjà critiqué la manière précipitée dont il avait été abordé ; ne bâclons pas le travail ! C'est la raison pour laquelle je vous invite à voter la motion de renvoi en commission présentée par le groupe socialiste.