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Intervention de Jacques de Maïo

Réunion du 19 mai 2010 à 10h00
Commission des affaires étrangères

Jacques de Maïo, chef des opérations du Comité international de la Croix-Rouge, CICR en Afghanistan et au Pakistan :

Nous devons effectivement nous garder de toute arrogance intellectuelle, et je vous remercie de nous l'avoir rappelé : il serait faux de croire que nous possédons toutes les clés de lecture de la situation et que nous pouvons formuler des scénarios totalement fiables. L'organisation que je représente doit néanmoins gérer des opérations concrètes au plan opérationnel, sécuritaire et financier, ce qui nous oblige à élaborer des scénarios, que je vous présente pour ce qu'ils valent, avec un caveat : nous courons le risque de nous tromper.

Il reste que certains traits ne trompent pas. Un chef pachtoune que je connais depuis 1987 et qui est aujourd'hui allié aux talibans pour des raisons tactiques, sans se considérer comme appartenant à leur mouvement, me rappelait récemment que le régime soutenu par les soviétiques était beaucoup plus solide que le gouvernement actuel grâce aux prestations sociales qu'il assurait, mais aussi grâce à ses capacités de gestion de l'ordre et de la sécurité et répressives. Le régime pouvait compter sur une armée, sur une police et sur des services de sécurité formés sur le modèle soviétique, ainsi que sur des forces étrangères, plus nombreux, efficaces qu'aujourd'hui. Par ailleurs, le gouvernement de l'époque et les forces étrangères qui le soutenaient, ne s'embarrassait pas de problématiques humanitaires et opéraient à l'abri de tout regard extérieur.

Cet interlocuteur m'a rappelé qu'il lui paraissait, à l'époque, impossible d'accepter, en tant que musulman, un gouvernement communiste et, en tant qu'Afghan, une intervention étrangère désireuse d'imposer un modèle de société "laïque, moderne, industrialisée et démocratique, tout en éradiquant les Moujahedeens". Les blessés que le CICR soignait, me disait-il, revenaient au combat jusqu'à la mort. Vingt-cinq ans plus tard, la situation lui paraît identique. Voilà la lecture de la situation que font certains Afghans disposant d'un pouvoir d'influence sur le terrain.

Quelle est la perception de notre action ? Nous sommes acceptés dans la mesure où l'immense majorité des Afghans a, au cours de ces trois décennies, bénéficié d'une manière ou d'une autre des prestations du CICR: assistance matérielle, médicale, dans les lieux de détention, en tant que prisonniers ou parent de prisonniers dans les différentes prisons afghanes, bases militaires américaines ou coalisées, rétablissement du lien familial, séance de diffusion du droit international humanitaire, etc. De plus, notre action en Irak, à Guantanamo, au Pakistan, au Yémen, auprès des Palestiniens, etc. sont appréciées.

Notre action est donc reconnue comme pertinente, indépendante et apolitique, et efficace là où personne d'autre n'agit.

Comme l'ont très bien compris les talibans, la guerre est globale : c'est un effort à la fois militaire, un effort en faveur du développement et un effort humanitaire. À partir du moment où l'on entre dans cette logique où l'humanitaire est partie d'une stratégie politico-militaire, on devient une cible considérée comme légitime. C'est le cas des Nations unies et de la plupart des ONG parce qu'elles ont fait le choix stratégique de travailler en intelligence avec les forces étrangères. Soigner les Afghans, c'est bien, mais lorsqu'il y a un agenda sous-jacent, tel que la récolte de renseignement militaire ou la tentative de gagner leur adhésion et sympathie, cela les dérange en tant que tel, et les expose ensuite à un vrai risque – celui d'être accusés d'intelligence ou collaboration avec l'ennemi etou l'envahisseur

Richard Holbrook est allé jusqu'à déclarer que 90 % des renseignements provenaient des ONG, ce qui n'est certainement pas tombé dans l'oreille de sourds. C'est uniquement parce que nous avons fait la preuve que nous parvenions à nous abstenir de nous comporter comme des espions et sans autre motivation que d'aider que les talibans acceptent notre présence. Mais nous restons « sous observation ». Nous nous battons pour conserver cette forme d'acceptabilité.

La fragmentation des talibans et le conflit générationnel qui se dessine actuellement nous conduisent à des pronostics plutôt sombres. Nous avons développé un terrain de relative entente avec les responsables aujourd'hui âgés de plus de quarante ans, qui ont été élevés dans le respect du pachtounwali. Ils acceptent l'idée que l'on ne peut pas utiliser tous les types d'armes et que la conduite des hostilités doit répondre à certaines règles : on ne doit pas frapper les civils de façon non discriminée, ni maltraiter les prisonniers; tout blessé a droit aux soins, etc. L'hôpital de Mir Wais, à Kandahar, référence hospitalière principale pour près de 3,5 millions de personnes, n'est pas attaqué bien qu'il appartienne au gouvernement (avec le soutien du CICR).

Pourtant, nous avons aujourd'hui affaire à des acteurs beaucoup moins nationalistes et plus internationalistes qu'hier, et beaucoup moins enclins à accepter l'idée que des occidentaux et des chrétiens – nous arborons une croix rouge dans un pays où la laïcité demeure une notion étrangère – puissent avoir pour seul objectif de soigner les populations. Nos interlocuteurs sont beaucoup plus méfiants, et tout simplement moins bien éduqués.

Une deuxième difficulté résulte de la situation actuelle du Pakistan : à partir du moment où le conflit se régionalise, où il existe une dynamique de radicalisation des talibans de part et d'autre de la frontière, où nous ne sommes pas en mesure de protéger leurs frères détenus dans les geôles pakistanaises et où nous ne pouvons plus soigner les talibans blessés et leurs familles, notre utilité se réduit et les éléments plus radicaux et hostiles à toute présence étrangère, y compris la nôtre, risquent de l'emporter.

Indépendamment de ce que nous pouvons penser, de notre côté, il n'y a pas fondamentalement de différence, aux yeux des principaux acteurs du conflit, entre la situation actuelle et celle qui prévalait à la fin des années 1980. La notion de « guerre juste » est en effet considérée comme une forme de rhétorique politique dissimulant une invasion, et nous constatons que le gouvernement n'a pas le potentiel suffisant pour être autosuffisant dans de brefs délais. Il existe, en outre, un phénomène de fragmentation qui se traduit par une militarisation sur une base locale et ethnique. Il est même plausible – et très préoccupant – qu'avec le départ des forces coalisées, on en revienne à une situation comparable à celle prévalant en '92-'93, lorsque les Soviétiques se sont retirés et que l'Afghanistan se soit déchiré dans de sanglantes luttes inter-milices et inter-ethniques.

On parle aujourd'hui de « réconciliation » alors qu'il paraissait impossible, entre 2001 et 2009, de dialoguer avec ces "terroristes". On faisait un amalgame complet entre les talibans et Al-Qaida, ce qui était une grave erreur factuelle. La situation est devenue plus complexe, car la situation du Pakistan contamine celle de l'Afghanistan, et réciproquement.

Il existe une tendance à l'autonomisation de certaines mouvances, parfois complètement distinctes des talibans, qui constituent aujourd'hui les vraies menaces pour la sécurité globale, parfois cela est lié au problème du Cachemire. Bien que cette question ait été l'un des sujets de la campagne électorale d'Obama et qu'il s'agisse là de l'un des terreaux de l'islamisme radical, à côté de « l'injustice » que constituerait aux yeux de certains l'existence de double standards à l'égard de la Palestine et de l'Irak, le Cachemire ne figure plus à l'agenda international, notamment à l'instigation des autorités indiennes. Pour des raisons de « profondeur stratégique », les Pakistanais ont agi de façon à reprendre la main sur le processus de négociation en Afghanistan.

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