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Intervention de Jacques Attali

Réunion du 19 mai 2010 à 10h00
Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Jacques Attali :

Je suis très honoré d'être parmi vous aujourd'hui. Les personnes qui m'accompagnent sont les deux rapporteurs généraux, MM. Quinet et Heilbronn, trois membres de la commission, Mme Lemoine et MM. Labaye et Combes, et plusieurs des rapporteurs qui participent à nos travaux depuis deux ans. Je vous remercie infiniment d'avoir organisé cette audition : il est très important pour nous de pouvoir dialoguer avec vous, qui êtes responsables de la conduite des affaires de la nation. Peut-être nos réflexions pourront-elles vous être utiles.

J'évoquerai d'abord le contexte dans lequel nous reprenons nos travaux, puis j'analyserai la mise en oeuvre de nos propositions, travail pour lequel votre comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques nous a beaucoup aidés ; enfin, je tenterai un diagnostic de la situation économique aujourd'hui, pour déterminer si les réformes que nous avons proposées restent d'actualité et quelles nouvelles pistes nous pourrions emprunter.

Dans le cadre de notre nouveau mandat, je remettrai dans les prochains jours au Président de la République un pré-rapport contenant le bilan – forcément en demi-teinte – de cette mise en oeuvre, une analyse de la situation actuelle et une étude des perspectives qui s'offriraient à la France en 2020, à politique inchangée – 2020 étant l'horizon qui nous semble raisonnable pour jouer pleinement notre rôle de conseil de l'exécutif et du législatif. Ce pré-rapport ouvrira également cinq débats qui nous semblent prioritaires et qui seront approfondis dans les deux mois qui viennent, leurs conclusions devant figurer dans le rapport définitif.

La situation actuelle est extrêmement grave et assez différente de celle qui prévalait lorsque a oeuvré la première commission, même si j'avais estimé dès décembre 2008 que la crise qui s'annonçait serait plus grave que celle de 1929 – ce qui à l'époque n'avait pas été jugé crédible. Les perspectives qui s'offriraient à la France pour 2020 en l'absence de mesures nouvelles sont peu acceptables. Notre pays a certains problèmes communs avec ses partenaires européens – une productivité et une compétitivité très faibles, une société vieillissante – et d'autres qui lui sont spécifiques. Le premier de ceux-ci touche l'éducation, en particulier l'enseignement primaire dont l'étude PISA et le récent rapport de la Cour des comptes démontrent qu'il connaît une régression extrêmement inquiétante. Les perspectives en matière d'emploi ne sont pas merveilleuses non plus puisque nous avons « le pire des deux mondes » avec à la fois un marché de l'emploi rigide et un sentiment d'insécurité. Enfin, et c'est peut-être le plus inquiétant, toutes les études font apparaître un manque de confiance de nos concitoyens dans leur communauté de destin. Selon des sondages, que je livre pour ce qu'ils valent, 78 % des Français estiment que l'on n'est jamais assez prudent lorsqu'on a affaire aux autres, 81 % comptent avant tout sur eux-mêmes pour défendre leurs intérêts, 76 % n'ont pas confiance dans les partis politiques et 72 % dans les médias. Surtout, il existe une peur du déclassement, répandue en particulier dans la classe moyenne : 56 % des Français ont peur de devenir SDF et 73 % estiment que leurs enfants vivront moins bien qu'eux.

Depuis deux ans, notre situation s'est dégradée à plusieurs égards. L'équation démographique a continué à évoluer dans le mauvais sens, même si c'est plutôt dans une moindre mesure qu'ailleurs : nous comptons aujourd'hui un retraité pour 1,8 actif seulement, et nous en serons à 1,5 cotisant pour un retraité en 2020. La croissance potentielle – notion au demeurant assez floue –, qui était estimée à 2 % il y a deux ans, a été ramenée à 1 ou 1,5 %. Et la dette publique, qui atteint environ 83 % du PIB aujourd'hui, dépassera, sans mesures nouvelles, les 100 % en 2020. Cela dit, j'ai toujours pensé que ce ratio ne signifiait rien et je vous invite à en préférer d'autres, en particulier le ratio entre dette publique et recettes publiques, qui frise 600 % aujourd'hui, et le ratio entre service de la dette et recettes publiques, qui devient dangereux au-delà de 30 %, taux dont nous nous approchons comme la quasi-totalité des grands pays – au Japon, on en est, respectivement, à 800 % et à 50 % des recettes fiscales.

Pour ce qui est des premières propositions que nous avions formulées, je persiste et je signe sur l'ensemble. Leur mise en oeuvre est même particulièrement urgente. Au bout de deux ans, aucune ne s'est avérée nuisible ou inutile. Parmi ces 316 propositions, dont 45 à peu près concernent directement votre Commission, 60 % ont été suivies d'effets, partiellement ou totalement, même si l'opinion publique a tendance à considérer que le rapport a été jeté aux oubliettes aussitôt après sa publication, en raison du mouvement des chauffeurs de taxi. Plus précisément, 23 % ont été totalement appliquées dans l'esprit du rapport et 37 % sont entrées en vigueur partiellement – je précise que nous ne prétendons pas être à l'origine de chacune : le rapport a aussi fait la synthèse de propositions antérieures. Votre comité d'évaluation et de contrôle, qui a procédé différemment, arrive à un bilan très comparable : d'après lui, 60 % des propositions ont fait l'objet d'une mesure législative ou réglementaire et vingt-cinq missions de réflexion ont été lancées.

Beaucoup de choses ont donc été faites, d'autres non. Je vais énumérer les unes et les autres, mais n'y voyez aucun jugement : la majorité politique est maîtresse de ses décisions.

Nos propositions ont été particulièrement suivies d'effets dans trois domaines : l'innovation et la compétitivité des secteurs d'avenir, la concurrence et le soutien aux PME-PMI ou aux TPE. Cela correspond à la première partie du rapport, qui en comportait trois, traitant successivement de la compétitivité, de la mobilité sociale et économique et de la gouvernance.

Beaucoup a été fait en matière d'enseignement supérieur et de recherche, qu'il s'agisse de son organisation et de son financement, de la création des pôles d'excellence, de la réforme du statut de chercheur, de la stratégie nationale de recherche ou encore de la modification du crédit impôt-recherche… Il en est de même pour les secteurs d'avenir : couverture numérique, quatrième licence, création d'un ministère en charge de l'économie numérique, dispositions en faveur des secteurs de pointe dans l'emprunt national – c'est un copier-coller du rapport –, écocités – treize ont été décidées, alors que nous n'en avions proposé que dix, reste à savoir si elles vont être financées –, fiscalité environnementale… Dans ce dernier domaine, l'écoprêt à taux zéro pour la rénovation thermique des logements a été repris mais pas deux mesures importantes : la contribution poids lourds et la taxe carbone. Ont également été prises en compte les propositions relatives aux nanotechnologies, au fonds spécial pour la biotechnologie, aux énergies d'avenir et au fonds stratégique d'investissement. Enfin, nous avions insisté, pour améliorer l'attractivité de la France, sur la mise en place d'infrastructures critiques et nos suggestions concernant les ports du Havre et de Marseille, le grand Paris et la région Normandie ainsi que le développement du tourisme ont été reprises.

Dans le domaine de la concurrence, la loi de modernisation de l'économie est très proche de certaines de nos propositions, notamment pour ce qui est de la création d'une Autorité de la concurrence ou de la négociabilité tarifaire. À ce propos, je ne peux manquer d'évoquer avec émotion le député Jean-Paul Charié, qui a énormément travaillé avec nous et nous a beaucoup aidés, acceptant parfois de changer d'avis, ce qui témoigne d'une forme de grandeur. Toutefois, le seuil des lois Royer-Raffarin a été maintenu à mille mètres carrés, ce qui nous paraît trop bas. Il n'y a pratiquement eu aucun progrès s'agissant de l'ouverture des professions réglementées – taxis, pharmaciens, huissiers, notaires, avoués. L'effet sur le petit commerce et les petites entreprises de la modification de l'urbanisme commercial n'a pas été compensé, ce à quoi nous tenions énormément. Enfin, l'action de groupe, que nous avions proposée dans une version extrêmement équilibrée, n'a toujours pas été autorisée. En revanche, le soutien aux TPE a été largement transcrit, ainsi que le statut d'auto-entrepreneur, le dispositif Nacre – Nouveau dispositif d'accompagnement pour la création et la reprise d'entreprise –, la réduction des délais de paiement, qui ont été ramenés à onze jours en moyenne, la facilitation de l'accès des TPE au conseil et aux marchés boursiers ou encore la possibilité pour les acheteurs publics de réserver une partie de leurs marchés aux TPE innovantes. L'impact de ces mesures, qui viennent pourtant à peine d'être décidées, a déjà été estimé à 0,3 point de croissance mais cela ne veut pas dire grand-chose. En revanche, je suis persuadé qu'elles auront à long terme un impact tout à fait considérable sur la compétitivité de notre économie.

Dans le domaine de l'emploi, certaines propositions ont été reprises : modification des règles de représentativité syndicale, nouveau mode de rupture de contrat à l'amiable, RSA, soutien à l'emploi des seniors… Mais des mesures extrêmement importantes ne l'ont pas été : la flexisécurité à la française, que nous appelons le contrat d'évolution, c'est-à-dire la généralisation du contrat de transition professionnelle – c'est absolument fondamental pour modifier radicalement les conditions de l'emploi –, la réforme du financement de la protection sociale, celle du système de formation professionnelle, la gouvernance du dialogue social… Tout cela n'a même pas été sérieusement étudié par l'appareil public.

J'appelle votre attention sur l'importance d'un certain nombre de chantiers qui n'ont pas été lancés. Le premier concerne l'éducation. Rien de ce que nous avions proposé pour la petite enfance n'a été suivi d'effet – orientation vers les métiers de la petite enfance, pilotage des établissements, accompagnement individualisé des élèves, autonomie des établissements primaires… Le bilan est identique s'agissant de l'augmentation du montant des bourses, de l'évolution de la formation professionnelle, de la validation des acquis de l'expérience, de l'ouverture de cours du soir dans les universités, de la généralisation des formations en alternance, de la validation d'une année de stage dans le cursus universitaire ou de la création d'une université des métiers.

En matière de mobilité géographique, nous avions émis des propositions concernant l'aménagement urbain : relèvement des normes de densité, levée des freins réglementaires à la construction de logements, bourse Internet des logements, réduction des droits de mutation et des frais d'agence… Nous avions également avancé de nombreuses mesures en faveur de l'accueil des étrangers, en particulier des étrangers formés, la commission considérant unanimement que l'immigration est utile à la croissance française. Très peu de choses ont été faites dans ce sens.

Dans le secteur de la santé, qui pour nous est vecteur de croissance et non un frein, on a, comme nous l'avions suggéré, développé l'hospitalisation à domicile et mis en place des maisons de santé. Mais beaucoup d'autres propositions, très importantes, n'ont pas été suivies d'effets : elles concernaient par exemple le dossier médical personnalisé, l'externalisation de certains services périphériques à l'offre de soins ou le développement de l'offre d'accueil de clients étrangers. Et l'application de celles qui avaient trait à la dépendance a été pour une bonne part reportée après la réforme des retraites.

Mais c'est sur la réforme de la gouvernance publique que nous avons le moins été suivis. La revue générale des politiques publiques et la gestion du processus normatif ont le mérite d'exister, et le secteur parapublic a commencé d'évoluer avec les réformes des offices HLM et du 1 % logement ou avec celle des tribunaux et des chambres de commerce. Pour ce qui est de l'administration des systèmes de santé, les agences régionales de santé ont été mises en place. Mais rien n'a été fait pour donner à l'hôpital public la faculté de gérer son personnel sous convention collective ni pour réformer l'organisation et de la gouvernance des CHU. Quant à l'appareil d'État, nous nous étions prononcés pour l'externalisation de certaines fonctions régaliennes vers des agences qui resteraient publiques mais feraient gagner en efficacité, pour la simplification de l'organisation territoriale – la réforme des collectivités territoriales en cours est très loin de ce que nous avions proposé –, ou encore pour une meilleure maîtrise des dépenses de sécurité sociale et des collectivités locales et pour l'évaluation des performances des services publics locaux et des agences générales : toutes mesures particulièrement urgentes au moment où le déficit public est passé de 3 à 7 % du PIB, et la dette publique de 67 à plus de 80 %.

Enfin, d'autres mesures sont restées en suspens comme la modification de la fiscalité de l'épargne ou la réécriture dans la Constitution du principe de précaution, la rédaction actuelle, très complexe, constituant un frein à la prise de risque sans rien apporter à la protection écologique.

Ce bilan s'explique par les décisions politiques de l'exécutif et du Parlement, mais aussi par certains blocages administratifs et par une situation économique assez noire. En dépit de celle-ci, beaucoup de choses ont été faites, je le répète, même si l'effort a porté surtout sur les facteurs de compétitivité. Mais je veux surtout souligner que notre pays dispose d'un grand nombre d'atouts qui ne sont pas assez mis en valeur. Les secteurs d'excellence d'abord : la France est numéro un mondial, ou deuxième ou troisième, dans un très grand nombre de secteurs de pointe, ce qui est absolument stupéfiant pour un pays qui ne rassemble pas 1 % de la population mondiale. C'est particulièrement vrai dans les grands secteurs d'avenir que sont les infrastructures, les transports, les technologies de pointe ou la santé. Nous avons la meilleure démographie d'Europe. Notre système éducatif, s'il est extrêmement faible dans le primaire, reste ensuite un des meilleurs d'Europe et la part des diplômés de l'enseignement supérieur dans notre population active dépasse de loin celle de l'Allemagne, de l'Italie ou du Royaume-Uni. La création d'entreprises a été plus élevée que jamais en 2009. Nous restons le cinquième pays exportateur de marchandises et le quatrième de services et nous sommes – c'est un critère qui ne trompe pas – le troisième destinataire d'investissements directs étrangers. Nous sommes enfin, et ce n'est pas anecdotique, la première destination touristique mondiale.

Les réformes qui restent à faire sont très difficiles donc, mais réalisables. Il n'est qu'à voir le Canada, qui est passé entre 1994 et 1998 d'un déficit de 5 % à un excédent et a éliminé la dynamique de la dette, la Suède, qui a également obtenu un excédent, comme la Nouvelle-Zélande, après des réformes radicales, ou encore, plus récemment, l'Irlande. Le même résultat est à notre portée si l'on fait preuve du courage nécessaire. Mais il y faut trois chocs : un choc de vérité, un choc de justice et un choc de légitimité – et ce dès maintenant. C'est pourquoi nous voulons travailler avec vous en débattant de cinq sujets qui nous paraissent capitaux : la restauration des finances publiques ; la stimulation de l'innovation et de l'économie du savoir – je pense surtout à l'enseignement primaire et, plus généralement, à l'enseignement obligatoire – ; l'emploi – flexisécurité, maîtrise du coût du travail – ; l'équilibre entre les générations – un jeu à somme non nulle entre les retraites, la dépendance et l'insertion des jeunes – et la nécessité de renforcer l'euro et l'Union européenne, condition indispensable de la croissance française – sans stabilisation, tout discours sur cette croissance serait vain !

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