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Intervention de Philippe Tourtelier

Réunion du 18 mai 2010 à 18h00
Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Tourtelier, co-rapporteur :

Dans ce rapport d'étape, nous rappelons pour commencer que la notion de « principe de précaution » est née en Allemagne dans les années 1960. Elle s'appliquait à l'origine uniquement à l'environnement. Certains trouvent sa véritable source dans l'ouvrage publié en 1979 par Hans Jonas, Le principe responsabilité, qui défend la thèse que la puissance technique est désormais telle que si l'on n'agit pas avec prudence, l'homme risque de détruire la nature, au détriment des générations futures.

Puis l'idée s'est diffusée progressivement au cours des années 1980, dans le droit international, que les États devaient s'imposer une exigence de précaution – on le voit notamment dans les traités de protection de la Mer du Nord. En matière d'environnement, il convient d'agir prudemment sans attendre que les dangers soient identifiés de manière indubitable. Pour autant, le principe de précaution tel qu'énoncé dans la déclaration de Rio, en juin 1992, dans la Convention sur la diversité biologique ou encore dans la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques demeure à l'état déclaratif, sans que l'on aboutisse à un principe juridiquement établi en droit international.

En revanche, la Communauté européenne, par le traité de Maastricht, a érigé en 1993 le principe de précaution en norme juridique générale et opposable. La jurisprudence communautaire a ensuite dégagé un principe général du droit, applicable à toutes les politiques publiques ayant pour objectifs l'environnement, la protection des consommateurs ou la santé. Elle a aussi précisé le rôle des institutions, la place des experts scientifiques et des acteurs économiques, la démarche à suivre pour mettre en oeuvre le principe. Les institutions communautaires se sont ensuite saisies de cette question. Cette évolution a conduit, en février 2000, à une communication de la Commission européenne relative au principe de précaution, qui a en partie inspiré une résolution du Conseil européen de Nice, en décembre de la même année.

Face à ce double mouvement – déclarations d'intention internationales, approche juridique plus ferme en Europe –, la France ne pouvait rester sans réagir, tant pour tenir les engagements pris que parce que certaines décisions européennes étaient directement applicables en droit français.

En matière sanitaire, la jurisprudence française relative à la précaution est assez modeste. En revanche, la « loi Barnier » de 1995 a inséré dans notre législation une première définition du principe de précaution. Il s'agissait à la fois d'inscrire dans la loi l'engagement de la France, et d'encadrer juridiquement le principe sur le plan national. L'adoption, dix ans plus tard, de l'article 5 de la Charte de l'environnement s'explique par les mêmes raisons. Au cours de l'examen de la loi Barnier, un débat avait eu lieu sur la notion de « coût économiquement acceptable » des mesures de précaution, et cela a été finalement introduit dans le texte. Néanmoins, ces termes n'ont pas été repris dans la Charte de l'environnement.

L'article 5 de la Charte, constitutionnalisé, est désormais un dispositif juridique à part entière, même si la jurisprudence est encore très modeste. Le Conseil constitutionnel et les juges administratif et judiciaire reconnaissent que l'article 5 « oblige » les autorités publiques, mais la réponse à la question de savoir en quoi consistent ces obligations demeure floue.

Au-delà de ces considérations juridiques, l'article 5 de la Charte a-t-il modifié le comportement des chercheurs et des acteurs économiques ? Observons d'abord que, même s'il n'avait pas été adopté, une évolution « extérieure » aurait eu lieu, du fait de la pression internationale. Selon les chercheurs, l'impact global de l'article 5 sur leurs travaux est faible, exception faite de la recherche sur les OGM et sur les biotechnologies, qui n'existe pratiquement plus en France. À l'inverse, disent certains, le contexte international et communautaire a donné un coup de fouet à certaines recherches – les industriels, par exemple, savent qu'il leur faudra répondre aux interrogations sur les nanotechnologies. Par ailleurs, les chercheurs reconnaissent que les débats sur cette question les ont conduits à s'interroger sur le sens et la portée de leurs activités et à créer des comités d'éthique au sein de leurs organismes respectifs. Mais l'inquiétude affleure qu'à l'avenir, l'objet de leurs recherches puisse connaître le même sort que celui qui a été réservé aux recherches sur les OGM.

De même, les entreprises ont admis que, pour une question d'image et de responsabilité, elles devaient intégrer le principe de précaution et la notion de risque, même potentiel, dans le processus d'élaboration des produits mis sur le marché. Cela allonge les procédures et cela a un coût, mais les entreprises en tiennent compte. En revanche, elles s'inquiètent à l'idée d'un usage éventuellement inapproprié du principe de précaution – forme moderne de l'épée de Damoclès. Plus spécifiquement, elles redoutent que, par le biais de l'application du principe de précaution, on en vienne, par un glissement du droit, à mettre en cause leur responsabilité civile – si, par exemple, elles mettent sur le marché des produits dérivés des nanotechnologies – alors qu'elles ne peuvent s'assurer contre ce type de risque.

On peut craindre un glissement du sens à donner au principe de précaution. L'actualité fait sans cesse référence à ce principe, qu'il s'agisse des inondations, de l'incidence du déplacement du nuage de cendres résultant de l'éruption volcanique en Islande sur le trafic aérien, ou de la vaccination contre le virus H1N1. Or, ces cas relèvent de la prévention, non du principe de précaution : pour que celui-ci trouve à s'appliquer, le risque doit être potentiel et non pas avéré. La définition doit être précisée.

Un autre glissement s'est produit : si, à l'origine, le principe de précaution visait la protection de l'environnement, les vrais débats portent sur la santé. Ce faisant, on est passé d'une protection collective à une protection dont la population pense qu'elle doit être individuelle. La vaccination contre la grippe H1N1 a été un épisode particulier. Depuis qu'elle existe, la vaccination est à la fois une mesure préventive générale et un cas d'application du principe de précaution au plan individuel, s'il y a la perception d'un risque potentiel lié à la vaccination ; mais cette fois, certains ont refusé, pour des considérations personnelles, de se faire vacciner, si bien que le principe de précaution individuel est entré en conflit avec le principe de prévention collectif.

Pratiquement, la question de l'application du principe de précaution se pose de moins en moins quant à l'impact des activités industrielles et agricoles en matière environnementale et de plus en plus à propos des effets sanitaires des nanomatériaux, des biotechnologies, des ondes électromagnétiques ou des perturbateurs endocriniens. Chacun de ces domaines fait l'objet aujourd'hui de démarches de précaution alliant l'analyse et l'évaluation du risque, la mise en oeuvre de mesures de précaution parfois législatives et l'accompagnement du débat scientifique pour répondre à des questions d'ordre sociétal.

La mise en oeuvre effective du principe de précaution est structurée en trois séquences. Les autorités publiques doivent d'abord collecter toutes les informations scientifiques disponibles sur la question posée, pour être en mesure de distinguer, en matière environnementale ou sanitaire, une hypothèse plausible d'un fantasme. Elles doivent ensuite approfondir l'évaluation du risque. Enfin, il leur faut faire un rapport bénéfices-risques… sans oublier les bénéfices. Une fois terminée cette évaluation, il revient aux autorités publiques de prendre les mesures nécessaires.

Cela commence à se passer ainsi, mais le pilotage de telles actions se fait toujours dans un contexte de vive émotion collective et la représentation d'une menace potentielle est parfois plus angoissante qu'un risque avéré. Or, si la jurisprudence relative au principe de précaution est correcte, quelques exceptions posent question. Ainsi de cet arrêt par lequel, en août dernier, la Cour d'appel de Versailles a contraint un opérateur de téléphonie mobile à retirer une antenne relais, sans invoquer le principe de précaution mais au motif que le risque potentiel causait aux demandeurs une « crainte légitime » constitutive d'un « trouble anormal de voisinage ». En cette matière, le contexte émotionnel est tel que prendre des mesures de précaution légitime l'hypothèse du risque ; et il est ensuite très difficile de revenir sur les mesures décidées, l'opinion publique n'étant pas toujours prête à entendre que la réalité du risque est véritablement écartée.

De nombreuses questions demeurent donc pendantes. Nous en avons pris acte, et c'est pourquoi nous avons préféré ne pas conclure à ce stade.

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