Je vous remercie de cette invitation.
Je vous ai transmis un ensemble de graphiques et données chiffrées sur le service public de la petite enfance. Je vais tenter de synthétiser mon analyse, désormais personnelle, sur le sujet, en m'appuyant sur un rapport produit par le Centre d'analyse stratégique, où je ne travaille plus, et qui avait été saisi par le Premier ministre il y a deux ans.
Le service public de la petite enfance est une idée relativement neuve en France. Elle figurait – avec celle, mise en oeuvre, de la création d'un revenu de solidarité active – parmi les quinze recommandations formulées par la célèbre commission « Familles, vulnérabilité et pauvreté », présidée par M. Martin Hirsch, en 2005. Nous avons tenté de lui donner un contenu et un périmètre, étant entendu qu'elle est également inspirée d'expériences étrangères, dont les experts de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de la Commission européenne vous ont déjà parlé ; il existe en effet, notamment en Finlande, ainsi que sous des formes dérivées en Suède et en Norvège, et dans une certaine mesure au Danemark, ce qu'on peut appeler un service public de la petite enfance, entendu comme un droit opposable à un mode de garde. Lors de la campagne présidentielle, il y a eu un débat entre les partisans de ce « service public de la petite enfance » et ceux d'un « droit opposable à un mode de garde », mais à mes yeux ces deux notions sont synonymes.
Ce rapport sur le service public de la petite enfance prend en considération, au-delà de la prestation d'accueil du jeune enfant (PAJE), prestation monétaire servie par la branche Famille de la sécurité sociale, toute la masse financière affectée à l'accueil des enfants âgés de zéro à trois ans, qui représente aujourd'hui environ un point de PIB. Nous avons fait un ensemble de constats sur les manques, que vous connaissez par ailleurs à travers les témoignages des parents qui, dans vos circonscriptions, vous décrivent leur parcours du combattant.
Mon propos sera simple : à mes yeux, on est confronté à deux difficultés principales, la première concernant la gouvernance de la politique de la petite enfance, et la deuxième étant liée à la bonne santé démographique de notre pays.
La première difficulté est d'ordre institutionnel. Qui fait quoi en matière de petite enfance aujourd'hui ? Il est assez étonnant de vouloir créer un « service public de la petite enfance » car, dans une certaine mesure, il existe déjà : la protection maternelle et infantile (PMI) est un service public obligatoire organisé par les départements ; par ailleurs, relèvent du service public local, géré et organisé par les municipalités, les dispositions prises au titre de l'action sociale facultative, autrement dit les crèches. Les départements agréent et habilitent les équipements, et assurent une partie du financement, même si elle est résiduelle ; quant aux municipalités, parce qu'elles maîtrisent le foncier et en partie l'immobilier, et surtout les commissions d'attribution des places dans les équipements collectifs, elles détiennent en réalité le pouvoir en matière de développement de l'accueil, y compris dans ses formes nouvelles comme les mini-crèches. Le troisième grand acteur est constitué par les caisses de sécurité sociale – et plus spécialement les caisses d'allocations familiales (CAF), qui servent la PAJE –, qui gèrent également une action sociale permettant de financer les équipements collectifs, en investissement comme en fonctionnement. En fin de compte, on ne sait donc plus très bien qui est responsable de quoi.
Pour avancer, il est indispensable de simplifier considérablement ce cadre institutionnel. Si l'on veut mettre en place un « droit opposable à un mode de garde », ou plus simplement un « droit à un mode de garde » ou encore un « service public de la petite enfance », il faut qu'une collectivité publique soit responsable. Et je crois pour ma part que ce sont les communes et leurs intercommunalités qui doivent se voir confier cette responsabilité et les moyens afférents. Quant aux caisses de sécurité sociale, je pense qu'elles ne peuvent pas continuer à avoir une action sociale alors que le département est désormais « chef de file de l'action sociale », sans que cela crée des concurrences coûteuses. J'avais d'ailleurs noté dans de précédents rapports de la MECSS l'idée de transférer l'action sociale des caisses de sécurité sociale aux départements ou aux communes. On n'avancera pas sur ce dossier de l'accueil de la petite enfance tant qu'on ne simplifiera pas la gouvernance du système, pour ensuite lui affecter des objectifs clairs, tel que celui qui avait été évoqué à l'horizon 2012 lors de la campagne présidentielle.
La deuxième difficulté tient à notre démographie, qui va plutôt bien par rapport à celle des vingt-six autres États membres de l'Union européenne. On impute cette situation à notre politique familiale et aux performances de notre politique de la petite enfance, or la corrélation n'est pas évidente : les États-Unis sont le pays en Occident où le taux de fécondité est le plus élevé, mais l'un de ceux où les dépenses publiques en matière de petite enfance sont les plus faibles. Au demeurant, l'objectif de la politique de la petite enfance est-il la fécondité ? C'est ce que l'on avance d'autant plus volontiers chez nous qu'au sein de l'Union européenne, la France se caractérise par une fécondité relativement élevée. Mais elle n'est pas, en revanche, dans le peloton de tête pour la qualité de l'offre et la satisfaction des parents : selon les informations de l'OCDE et de la Commission européenne, elle est au sixième ou septième rang pour le taux de couverture en matière d'accueil et dans la queue du classement concernant le niveau de satisfaction. Si nos dispositifs d'accueil participent au soutien de la fécondité, tant mieux ; mais si l'on vise l'égalité des chances, qui passe par un accueil des enfants harmonisé en termes de qualité et par la recherche de l'équité en termes de « reste à charge » des parents, nous sommes très loin d'être les plus performants.
Ces deux difficultés – la gouvernance, les objectifs – me laissent penser que pas grand-chose ne va bouger dans la politique de la petite enfance, d'autant plus que la concurrence va être de plus en plus grande entre les deux âges de la dépendance – petite enfance et personnes âgées. Si l'on considère le total des dépenses fiscales, des dépenses de sécurité sociale et des dépenses des collectivités territoriales, on consacre environ un point de PIB à la petite enfance et à peu près la même chose aux personnes âgées dépendantes ; à l'horizon 2025, mécaniquement, on devrait atteindre pour ces dernières environ 1,25 point de PIB. Il y a donc peu de chances, hélas, pour que l'on dépense davantage pour la petite enfance. En outre, je pense qu'on ne fera pas de grande réforme en matière d'objectifs et d'organisation. Sans doute pourra-t-il y avoir quelques avancées, mais les progrès ne seront pas à la hauteur des aspirations des parents et de tous ceux qui pensent que la politique familiale devrait être de plus en plus centrée sur la petite enfance, au lieu de s'étendre à tous les âges de la jeunesse, jusqu'aux jeunes majeurs.
Je suis donc un peu pessimiste quant au développement chez nous d'une politique intégrée de la petite enfance. En dépit de nos « cocoricos » démographiques, notre pays n'a ni la même rigueur en termes d'organisation et de financement, ni les mêmes performances en termes de qualité que ceux que nous citons en exemple, notamment les pays scandinaves. Et il est frappant de constater qu'aux États-Unis, où la dépense publique est bien plus faible, la part des jeunes enfants accueillis, selon les normes OCDE, dans des services « de qualité » est plus importante qu'en France. Pour moi, sans réforme majeure de la gouvernance du système, on n'atteindra pas l'objectif, judicieux et qui fut un temps envisagé, d'offrir à tout enfant dont les parents sont actifs, et pourquoi pas aussi aux autres, un mode de garde de qualité.