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Intervention de Christophe Farnaud

Réunion du 11 mai 2010 à 17h30
Commission des affaires étrangères

Christophe Farnaud, ambassadeur de France en Grèce :

Je suis honoré d'être invité à analyser devant vous la situation de la Grèce, les raisons de la crise qui secoue ce pays et les perspectives qui s'offrent à lui. Permettez-moi pour commencer d'esquisser un tableau général de la situation, car on ne saurait uniquement décrire la Grèce comme un pays à feu et à sang – ce n'est pas le cas, même si ses difficultés sont nombreuses.

Si l'on observe la carte de l'Europe, la Grèce, avec ses 132 000 kilomètres carrés, semble un petit pays. Mais, outre qu'il a une forte résonance culturelle, c'est un pays de grande valeur stratégique. Son PIB s'élève à 240 milliards d'euros environ, soit 2,4 % du PIB de la zone euro ; mais compte tenu de la part de l'économie « informelle » dans l'activité économique générale du pays, l'évaluation du PIB grec n'est jamais absolument certaine et ces 240 milliards d'euros constituent l'estimation la plus communément admise. La Grèce compte 13 600 kilomètres de côtes – autant, donc, que pour l'Afrique ; cela souligne l'importance de la mer pour la Grèce, que l'on parle de marine marchande ou d'immigration. On compte en Grèce 11 millions d'habitants ; c'est un nombre très faible au regard de la population des grands pays européens, mais, avec cette population, la Grèce se situe néanmoins dans la première moitié des 27 pays membres. Le taux de chômage est de quelque 10 %.

Outre les chiffres, il y a la valeur stratégique, et celle de la Grèce est importante compte tenu de sa position géographique, avec le passage vers le détroit du Bosphore dont l'importance est aujourd'hui renforcée par les enjeux énergétiques du transit depuis l'Asie centrale ou la Russie ; c'est un élément essentiel pour l'économie et la stratégie du pays et de l'Europe. Elle tient aussi à ce que la Grèce est un pays balkanique, avec une forte expérience dans cette région, et que tout ce qui se passe dans les Balkans peut avoir des conséquences pour elle. Elle tient encore à ses relations avec la Turquie, des relations qui orientent fondamentalement sa politique stratégique, et qui sont compliquées depuis la chute, en 1453, de Constantinople – que de nombreux Grecs continuent de nommer ainsi, et non point « Istanbul ». Cela explique l'importance du budget grec de la défense, qui n'est pas une concession faite à des États tiers mais une réponse à une question stratégique majeure pour la Grèce. Cela explique aussi la position grecque favorable à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. En raison même de cette inimitié séculaire, les Grecs soutiennent l'adhésion au motif que l'intégration de la Turquie pousserait celle-ci à se réformer et favoriserait progressivement le dialogue. Faire de la Turquie le vingt-huitième État membre de l'Union serait pour la Grèce le meilleur moyen de ne plus être isolée face à son grand voisin.

La Grèce est donc un pays qui compte, ce dont plusieurs gouvernements sont conscients. Elle est ainsi devenue une cible pour la Chine, qui voit dans la Grèce la porte d'entrée pour les produits qu'elle veut exporter vers l'Union européenne mais aussi vers l'Europe du Nord et l'Europe orientale. Ce n'est pas un hasard si un groupe chinois a repris pour partie la gestion du trafic de marchandises du port du Pirée. La Grèce est un pays qui compte en Méditerranée orientale et c'est, au sein de l'Union européenne, le pays européen de la Méditerranée orientale. Enfin, la flotte marchande grecque est toujours la première du monde en capacité ; elle représente bon an mal an de 15 à 18 % du trafic marchand maritime mondial.

La Grèce et la France entretiennent des relations politiques étroites de très longue date. Sans remonter à l'indépendance de la Grèce en 1821 ni à la bataille de Navarin en 1827, plusieurs dates proches ont marqué la force de ce lien. Ainsi, c'est dans l'avion présidentiel mis à sa disposition par le Président Giscard d'Estaing qu'en 1974 M. Constantin Caramanlis est retourné en Grèce pour y rétablir la démocratie. Au cours des années 1979 à 1981, pendant la fin de la négociation préalable à l'entrée de la Grèce au sein de l'Union européenne, la France a beaucoup soutenu la Grèce. L'arrivée au pouvoir du PASOK, le parti socialiste, en 1981, marque l'établissement de relations particulières entre François Mitterrand et Andreas Papandréou. Enfin, le 6 juin 2008, le Président de la République a fait à Athènes une visite d'État très réussie, évoquant une « nouvelle alliance » et un partenariat renforcé entre la France et la Grèce.

De fait, les Grecs sont proches de nous sur tous les dossiers communautaires, qu'il s'agisse de la PAC ou de la politique d'immigration. La Grèce, aujourd'hui première porte d'entrée de l'immigration irrégulière en Europe, a besoin de nous, et nous avons besoin de travailler avec elle. Souhaitant une politique migratoire commune, elle s'est prononcée en faveur du pacte européen sur l'immigration. De même, elle est très favorable à l'émergence d'une véritable défense européenne ; les pays de cet avis ne sont pas si nombreux au sein de l'Union, ce qui explique un partenariat étroit entre la Grèce et la France en matière de défense. Par ailleurs la Grèce est très favorable, depuis le début, à l'Union pour la Méditerranée dont sa position lui montre les avantages.

Dans le domaine économique, nos échanges sont très importants. La France est, en flux, le premier investisseur en Grèce, où plus de 150 entreprises françaises – banques, compagnies d'assurance, cimenteries, grande distribution… – sont implantées, qui emploient plus de 30 000 Grecs ; de ce fait, la France est le premier employeur étranger du pays. Le solde de nos échanges commerciaux avec la Grèce était de quelque 3 milliards d'euros jusqu'en 2009, année où il s'est établi à 2,6 milliards d'euros ; c'est notre troisième excédent commercial dans le monde.

Enfin, la Grèce est un pays francophone et francophile. Le degré de francophonie y est encore très élevé, y compris au sein du Gouvernement. Lorsque, prenant mes fonctions, j'ai rendu visite aux membres du Gouvernement grec, les trois quarts des ministres ont eu l'obligeance de s'entretenir avec moi en français. Cette présence culturelle est un facteur majeur d'influence française, et le développement de l'enseignement du français est une de nos priorités. La Grèce compte 300 000 élèves apprenant le français, chiffre important que nous nous efforçons d'accroître. Quelque cinq cents livres français sont traduits en grec chaque année, et plusieurs dizaines de films français sont diffusés en Grèce ; c'est beaucoup pour un pays de 11 millions d'habitants.

En résumé, la Grèce et la France ont des liens particuliers et en soutenant ce pays nous soutenons nos propres intérêts.

Le tableau général étant ainsi brossé, j'en viens à la crise et à ce qui l'a causée. Tout au long des années 2000, l'économie grecque était encore « en rattrapage ». Avec un taux moyen, très élevé, de 3,8 % chaque année entre 2000 et 2008, la croissance était forte, tirée par de grands projets dont les jeux Olympiques de 2004 qui ont été un beau succès mais qui ont entraîné de grandes dépenses. La Grèce a beaucoup dépensé, sans doute plus qu'elle ne l'aurait pu. Il en est résulté une forte hausse de la demande intérieure au regard de la capacité de production du pays, ce qui explique son taux d'endettement – d'autant que, parallèlement, les gains de productivité depuis 2001 ont été insuffisants pour garantir une compétitivité dont on savait, lorsque la Grèce a adopté l'euro, qu'elle n'était pas assez forte.

Avant les élections d'octobre 2009, le Gouvernement sortant, celui de M. Caramanlis, indiquait déjà que le pays allait au devant de décisions difficiles. À peine élu, le nouveau premier ministre, M. Papandréou, faisait état le 16 octobre 2009 devant le Parlement d'une situation extrêmement difficile. De fait, fin 2009, la dette publique représentait 115,1 % du PIB, soit quelque 273 milliards d'euros ; le déficit public, initialement estimé à 12,7 %, est maintenant évalué à 13,6 % pour 2009.

Le problème est à la fois conjoncturel et structurel : conjoncturel parce qu'il a été déclenché par la crise économique ; structurel car l'économie grecque était dans un état de grande fragilité en raison des phénomènes précédemment décrits. Les annonces du Gouvernement ont provoqué une réaction très vive des marchés, réaction qui est allée s'amplifiant au fil des mois, la réponse de la Grèce et de l'Union européenne apparaissant insuffisante. Les risques n'ont alors cessé de croître, les taux appliqués aux emprunts d'État pesant d'une charge trop lourde sur l'État d'abord et, par répercussions successives, sur l'économie grecque dans son ensemble, les entreprises risquant de se trouver asphyxiées par des taux de crédit prohibitifs. La crise a pris une dimension européenne : parler de la crise grecque revient à parler d'une crise de l'euro et de l'Europe. Les Grecs en ont pris conscience très rapidement ; la France a été l'un des pays qui ont pris position à ce sujet le plus vite et le plus clairement, et la Grèce lui en sait gré.

Finalement, une réponse appropriée a été trouvée à la crise ; elle s'est faite par étapes, et elle concerne à la fois la Grèce et l'Union européenne.

En Grèce, le Premier ministre Papandréou a agi avec courage. Il a dit la vérité sur les chiffres et mentionné ouvertement les dysfonctionnements de la société grecque, évoquant clientélisme et corruption – même si ce dernier mot doit être utilisé avec circonspection.

Maintenant, l'attention de tous les Grecs est focalisée sur le plan d'austérité, dont le dernier volet a été voté la semaine dernière sans le principal parti d'opposition, La Nouvelle Démocratie. Dans son volet « recettes », le plan prévoit l'accroissement des taxes – la TVA, mais aussi les taxes indirectes sur les alcools et le tabac. Il prévoit aussi la lutte contre l'évasion fiscale, de manière à pouvoir mettre en place, à terme, des services plus efficaces, ce qui sera compliqué. Il prévoit encore la création d'un service statistique compétent, apte à mesurer l'état exact de l'économie. S'agissant des dépenses, le Gouvernement grec a décidé de réduire le salaire des fonctionnaires en supprimant les treizième et quatorzième mois, et de réduire aussi les pensions de retraite. Ces mesures sont largement contestées. Le Gouvernement entend également retreindre significativement le train de vie de l'État. Ainsi le ministre de la défense a-t-il déjà pris de nombreuses décisions tendant à réduire de manière draconienne les dépenses de fonctionnement du ministère : mutualisation des services logistiques et médicaux des différentes armes, réduction du nombre des centres de formation, diminution du nombre des déplacements en mission des cadres des armées… Pour ce seul ministère, la diminution des dépenses serait de l'ordre de 20 % au lieu des 10 % initialement annoncés.

Ces mesures conjoncturelles se doublent d'une politique de réformes structurelles destinées à rétablir la compétitivité de l'économie grecque. La première réforme touchera les retraites ; le débat a été lancé hier, et s'appuie sur les travaux engagés par le précédent Gouvernement, qui n'a pas été aussi inactif qu'on le dit. D'autres réformes tendront à améliorer la flexibilité du travail, à promouvoir des mesures favorables à l'investissement, à réviser le système de santé. Toutes seront très difficiles à mener mais toutes sont déjà lancées.

La réaction courageuse et ambitieuse du Gouvernement grec a eu pour contrepartie, vous le savez, l'octroi d'une aide de 110 milliards d'euros sur trois ans par l'Union européenne et le FMI ; le premier versement (qui comprend 5,5 milliards d'euros par le FMI) est imminent, la Grèce devant faire face à une importante échéance le 19 mai. De plus, la Banque centrale européenne a décidé d'accepter les titres de dette grecque en garantie de ses prêts, quelle que soit leur notation financière. C'est un grand soutien pour le financement de l'économie, et une garantie pour le système bancaire grec. La solidarité européenne a donc pleinement joué, même s'il a fallu, pour cela, plusieurs semaines sinon quelques mois. C'est très constructif, et les Grecs en sont conscients.

Les difficultés économiques, sociales et politiques sont réelles et vont durer, mais il existe des éléments positifs. En matière économique, la situation est stabilisée à court terme grâce au plan d'aide Union européenne-FMI. Les opérateurs grecs considèrent que les 110 milliards d'euros sur lesquels on s'est accordé suffisent pour mettre la Grèce à l'abri de nouveaux aléas à court terme. À plus long terme, le chemin est escarpé car les réformes structurelles seront très difficiles à mettre en oeuvre, en particulier parce que l'appareil de l'État n'a pas, en Grèce, la même efficacité qu'il a en France. D'autre part, la dette grecque va continuer de croître avant de se stabiliser d'ici deux à trois ans. Tout cela se fera dans un contexte de déflation qui a lui-même un coût très important.

Mais l'enjeu de court terme est principalement de nature sociale et politique. Les Grecs vont-ils accepter facilement ce train de mesures ? Non, bien sûr. Cependant, le jeu est ouvert. Ainsi par exemple les Grecs, qui sont pourtant premiers fumeurs d'Europe, ont-ils accepté l'augmentation de plus de 25 % du prix du tabac depuis 2007. Certes, les Grecs sont mécontents de ce qui se passe, mais, à l'échelle du pays, la mobilisation des manifestants est plus faible que ne l'ont prétendu certains médias. Ensuite, on sent une évolution psychologique très nette de la population, qui est sensible à la nécessité de l'effort ; pour l'instant, la résignation semble l'emporter. Enfin, la mort tragique de trois personnes au cours de la manifestation du 5 mai a pour partie calmé l'agitation des extrémistes. À ce sujet, il faut savoir que les casseurs sont des factions autonomes à tendance anarchisante qui existaient dans le paysage politique grec avant le déclenchement de la crise.

Sur le plan politique, la difficulté sera réelle pour le Gouvernement, élu sur un programme de relance par le biais d'une politique de croissance verte et qui se trouve contraint de mener la politique d'austérité la plus dure jamais conduite en Grèce et peut-être en Europe. Cela ne manquera pas d'avoir un coût politique, coût atténué si la politique suivie réussit. Mais c'est la classe moyenne qui sera la plus touchée par les mesures décidées, classe qui est le vivier de l'électorat du PASOK et du parti de la Nouvelle Démocratie.

Plus profondément, la question se pose de la refonte du système politique dans son ensemble ; la population le demande, et le Gouvernement souhaite en tenir compte.

Les clés de la réussite passent par la justice sociale et par des résultats. Les Grecs sont prêts à des efforts à condition qu'ils soient répartis entre tous. Le Gouvernement en est conscient mais, en pratique, c'est difficile à mettre en oeuvre. Par ailleurs, si, à la fin de l'année, la population grecque constate que ses efforts portent leurs fruits, les sacrifices qui lui sont demandés seront mieux acceptés.

S'agissant de la solidarité européenne, le rôle de la France a été très largement apprécié, et tout signal supplémentaire sera bienvenu. Par ailleurs, on perçoit des éléments favorables. D'une part, la réduction du déficit public semble probable : il est déjà de 40 % inférieur au premier trimestre 2010 à ce qu'il était au premier trimestre 2009. D'autre part, la Grèce a des atouts : une matière grise abondante, car les Grecs sont bien formés ; une marine marchande puissante dont le rebond, qui semble s'amorcer, est dû au dynamisme de l'Asie ; le tourisme. On ne saurait non plus ignorer le poids de l'économie « grise » – qui a certes des défauts mais qui a aussi servi d'amortisseur – ni celui des solidarités sociales. Par ailleurs, plus de 25 milliards de fonds européens restent à dépenser jusqu'à 2015 ; le Gouvernement grec réfléchit à la meilleure manière de les utiliser. Enfin, je l'ai dit, de très sérieux efforts sont engagés qui visent à une meilleure gouvernance.

En conclusion, la situation est et restera difficile ; le rôle de la France a été très apprécié et nous devons poursuivre en ce sens. Rappelons-nous que « crise », mot d'origine grecque, a aussi pour signification le tournant dans le décours d'une maladie. C'est donc le moment du dénouement, celui où les choses peuvent changer et évoluer favorablement. C'est nécessaire pour la Grèce, pour la France et pour l'Union européenne.

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