Huit ans après le vote de la loi relative à la remise à l'Afrique du Sud de la dépouille mortelle de Saartje Baartman, nous voici à nouveau obligés de légiférer pour la restitution - cette fois, à la Nouvelle-Zélande - des têtes maories qui se trouvent dans les collections des musées français. Je voterai bien sûr ce texte. Mais avouons tout de même notre surprise de devoir, une fois encore, passer par une loi et retrouver la même problématique que celle qu'a naguère soulevée le cas de la « Vénus hottentote ».
Certes, en se basant sur les dispositions de l'article 16-1 du code civil qui interdisent « l'appropriation à des fins mercantiles ou l'utilisation aux mêmes fins du corps humain, de ses éléments ou de ses produits », le conseil municipal de Rouen aurait souhaité une procédure différente. Mais le juge administratif a annulé cette délibération votée à l'unanimité au motif que la restitution de la tête conservée depuis 1 875 au Muséum d'histoire naturelle de Rouen relevait des dispositions du code du patrimoine sur l'inaliénabilité des collections publiques et que la procédure de déclassement prévue par ce code aurait dû être mise en oeuvre. Notons au passage que c'était pourtant l'article 16-1 que le Gouvernement souhaitait, en 2002, voir appliquer.
Loi du 4 janvier 2002 relative aux musées et code du patrimoine, loi du 29 juillet 1994 et code civil : les fluctuations dans les références sont révélatrices du flou qui entoure le statut juridique de ce qu'on appelle les « restes humains ».
Pour sortir de cette ambiguïté, nous sommes donc amenés à voter un texte dont l'objet dépasse la question de la tête conservée à Rouen puisque son article 1er concerne toutes les têtes maories recensées dans les collections des musées de France. Autrement dit, nous sommes amenés à nous prononcer, de manière inédite, sur la sortie d'une famille entière d'éléments et non pas sur celle d'une seule pièce. Ainsi la restitution pourra-t-elle concerner les seize têtes maories actuellement détenues dans les musées français.
Le vote d'aujourd'hui permettra à la France de rejoindre le mouvement de restitution engagé depuis plus de vingt ans par plusieurs États et musées dans le monde. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Danemark, la Suisse, l'Allemagne, ou encore l'Australie et l'Argentine, ont déjà répondu favorablement à la demande de la Nouvelle Zélande qui réclame le retour au pays des têtes maories et a lancé, à cet effet, un vaste programme de rapatriement dont la traduction française pourrait être « l'appel de la terre natale ».
Pour les Maoris, il s'agit en effet des restes de leurs ancêtres qu'ils souhaitent non pas exposer mais inhumer dans le respect de leurs traditions et de leurs rites funéraires. Considérées comme des objets d'art ou de collection par les Occidentaux qui les exposent dans leurs musées, ces têtes pour les Maoris ont un caractère sacré et sont honorées en tant que telles.
Ignorant la signification et la portée symbolique de ces têtes momifiées et tatouées, la colonisation a provoqué un bouleversement radical en les considérant comme de simples marchandises. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, elles firent l'objet de trafics commerciaux qui donnèrent lieu aux pratiques les plus sordides. Convoitées par des collectionneurs européens et américains, exposées comme des curiosités, cinq cents têtes environ ont ainsi été dispersées à travers le monde.
Alors que peu de raisons s'opposaient de façon convaincante à ce que la France restitue à son tour les têtes maories, on voit que les obstacles ne leur auront pas manqué sur la route de leur retour à la terre natale. Ce long processus aura eu au moins le mérite de provoquer une réflexion approfondie sur la conservation des restes humains dans les musées et sur leur restitution aux communautés d'origine. Un colloque international s'est tenu au Quai Branly en février 2008. Réunissant de nombreux chercheurs venus de diverses disciplines, des directeurs de musées, des représentants des peuples autochtones, cette rencontre a mis en lumière la complexité de la question et la multiplicité des points de vue.
C'est d'ailleurs pour prendre en compte cette complexité qui recouvre aussi bien des aspects scientifiques et juridiques que culturels et éthiques que les sénateurs ont élargi la proposition de loi. L'article 2 propose de réformer la commission scientifique nationale des collections qui a été mise en place depuis 2003 mais n'a jamais eu à statuer sur un problème de déclassement, ni même à définir des critères pour d'éventuels déclassements. Au-delà des professionnels de la conservation, cette commission sera élargie à des personnalités qualifiées représentant des disciplines comme la philosophie, l'ethnologie, l'anthropologie, à des scientifiques et à des élus. Son champ de compétence sera étendu à l'ensemble des collectivités publiques et elle devra définir une doctrine générale en matière de déclassement et de cession. Tel sera l'objet du rapport qui devra être remis au Parlement d'ici un an.
L'adoption de dispositions plus générales quant à la procédure de déclassement des biens culturels des collections publiques devrait permettre d'éviter le recours systématique à des lois de circonstances.
Cette démarche est devenue indispensable. Si la crainte manifestée en 2002 de voir se multiplier les demandes de restitutions ne semblait pas justifiée, il va de soi que des questions de ce genre se poseront encore en France. N'oublions pas, en effet, que près de 80 % des collections africaines ne se trouvent pas dans les musées africains.
Cette commission devra accorder une attention particulière à la question des restes humains. Comment concilier le respect des exigences éthiques et le principe de non-aliénabilité des collections publiques ? La réponse à cette question constituera un élément décisif du rapport qui doit être rendu.
La problématique des déclassements renvoie nécessairement à celui des inventaires des collections de restes humains. Nous savons que certains musées européens l'ont déjà réalisé, mais nous ignorons ce qu'il en est en France. On prétend parfois que cet inventaire n'existe pas. Est-ce exact, monsieur le ministre ? Ou bien, comme on a pu aussi l'entendre dire, est-il, au contraire, en voie d'achèvement ? Il serait souhaitable d'avoir une idée plus précise de la situation.
Permettez-moi, à cet égard, d'évoquer deux situations sur lesquelles je suis interpellée depuis bon nombre d'années, et qui mériteraient, monsieur le ministre, des éclaircissements.
D'abord, le cas du grand chef Kanak Ataï, tué le 1er septembre 1878, et décapité : triste sort, sort cruel, que réservaient souvent les corps expéditionnaires français aux chefs autochtones vaincus. Sa tête, placée dans le formol, fut présentée à Nouméa, puis emmenée en France pour y être étudiée. La Revue d'Anthropologie de Paris a consacré un article à cette question. La tête aurait été conservée au musée Broca. Mais, alors que les Kanaks revendiquaient son retour au pays, elle fut officiellement déclarée perdue…
Le second cas est celui du roi malgache Toera, un Sakalava, un « côtier » de la région du Ménabé dans le sud-ouest malgache. Assassiné par les forces françaises dans l'assaut de son camp en août 1897, il fut décapité et sa tête expédiée à Paris. Des démarches auraient été entreprises par les autorités malgaches auprès du Président Pompidou pour le retour de la tête du roi à Madagascar. Là aussi, en vain. Dans la société malgache où, parallèlement aux institutions officielles, existent toujours des royautés qui incarnent une grande autorité morale, le roi Toera est beaucoup plus qu'un souvenir. Tous les dix ans, en août, on commémore sa mort par le Fitampoha, c'est-à-dire la cérémonie du bain des reliques royales. Il est regrettable que sa famille attende toujours une réponse des autorités françaises. Mais la situation aura sans doute évolué d'ici la prochaine cérémonie qui aura lieu en août 2012.
Parmi bien d'autres, ces deux exemples montrent la nécessité pour la France d'aborder à son tour la question de la restitution à leurs pays d'origine des dépouilles mortelles venues de son ex-empire colonial et qui, de manière bien peu glorieuse, sont arrivées dans ses collections et musées.
Les déclarations des Nations Unies sur les droits des populations autochtones d'une part, les rédactions successives du code de déontologie du conseil interministériel des musées d'autre part, l'y invitent fortement.
Avant toute autre considération, ce serait là affaire de dignité et de respect. Je vous remercie.