Je m'exprimerai devant vous en qualité de parlementaire européen français, nullement en qualité d'officier général ou de fonctionnaire du ministère de la défense.
Il serait très présomptueux d'attendre un nouveau départ de la défense européenne résultant d'on ne sait quelle magie du Traité de Lisbonne, même si celui-ci porte des potentialités d'améliorations. Nous vivons cependant une période de consolidation car plusieurs cycles importants convergent.
Premièrement, un cycle s'achève : celui de la politique européenne de sécurité et de défense, ou PESD, initiée il y a dix ans. Outre le symbole, elle s'est traduite par un certain nombre d'acquis. Dans le vocable du Traité de Lisbonne, il est désormais question de PSDC, ou politique de sécurité et de défense commune, ce changement de vocable signifiant un changement d'ambition. Il est facile de gloser sur les insuffisances et la virtualité de la politique européenne de défense, de prétendre que cette prérogative restera nationale et que l'Europe ne peut mener des opérations militaires ambitieuses ; toutefois, il convient de rappeler que la PESD n'a que dix ans, une durée très courte à l'échelle historique, et qu'elle est née d'un échec dramatique : en ex-Yougoslavie, les Européens n'ont pas su faire face à une crise majeure sur leur propre continent.
Deuxièmement, un cycle s'ouvre avec le Traité de Lisbonne et ses innovations institutionnelles. Celui-ci affiche une ambition en matière de défense mais crée aussi des instruments utiles, à commencer par le service européen d'action extérieure, qui donnera davantage de cohérence et d'efficacité à la politique extérieure, notamment pour la gestion de crise. Je pense aussi à la clause d'assistance mutuelle, sorte de nouvel article 5, innovation significative, même si sa mise en oeuvre suscite encore beaucoup d'interrogations. Tout cela est très récent et le processus est évolutif ; il serait par conséquent hasardeux de condamner ou au contraire de glorifier ces nouvelles dispositions.
Enfin, un troisième cycle est en cours, concernant la redéfinition du lien entre l'UE et l'OTAN – l'Union européenne et l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord. Cette dernière révise actuellement son concept stratégique, mais il n'est pas certain que le résultat soit très ambitieux : lorsque nous avons rencontré Mme Albright au Parlement européen, il y a deux mois, force a été de constater que les réflexions ne semblaient pas très abouties. Quoi qu'il en soit, ce nouveau concept de l'OTAN devrait être de nature à renforcer la légitimité d'une approche européenne en matière de défense, car il se réfère de façon nette à la dimension civile de gestion de crise, l'un des atouts de la PESD. L'UE peut en effet répondre à des défis de sécurité de dimension globale : à côté de moyens militaires, elle est en mesure de mobiliser des outils civils, financiers et de développement pour répondre à des crises humanitaires ou sécuritaires. Nous assistons aussi à une ébauche de réorientation stratégique de la politique américaine de sécurité, les États-Unis ne considérant plus l'Europe comme un théâtre prioritaire – j'en veux pour preuve la réflexion très changeante autour du concept de bouclier antimissiles –, ce qui aura forcément des incidences sur l'articulation entre l'UE et l'OTAN.
Nous sommes donc au milieu du gué.
Les sceptiques continueront de dire que l'Europe de la défense est condamnée à rester une chimère, faute de concept stratégique commun, d'instrument de défense collectif et d'autorité habilitée à envoyer des soldats européens se faire tuer pour une cause, d'autant que des problèmes capacitaires et budgétaires se posent et que la majorité des pays européens continuent d'accorder la priorité absolue à l'OTAN.
Pour autant, cette politique n'a que dix ans et il y a maintenant un acquis : vingt-trois opérations ont été lancées dans le cadre de la PESD. Si l'Europe était restée passive, que n'aurions-nous entendu ? D'aucuns argueront qu'il s'agissait d'opérations marginales au regard de certains enjeux, mais elles ont été appréciées par les parties en présence, qui sollicitaient l'Europe. Celle-ci présente en effet un attrait, singulièrement après les aventures américaines unilatéralistes. Le cadre légal et multilatéral auquel l'UE recourt systématiquement est un facteur de légitimité et d'intérêt. Elle est ainsi intervenue sur des théâtres où l'OTAN n'aurait pu le faire, par exemple en Géorgie, en août 2008. En l'absence de l'ONU et de l'OSCE – l'Organisation des Nations unies et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe –, si l'UE n'avait pas pris la responsabilité de la médiation et du déploiement d'observateurs pour vérifier le respect du cessez-le-feu, le conflit se serait développé avec des conséquences dramatiques pour la région tout entière. Si, demain, une nouvelle poussée d'adrénaline se produit en Transnistrie, en Abkhazie ou en Ossétie, l'UE serait sans doute plus habilitée à intervenir diplomatiquement que l'OTAN, l'ONU, ou l'OSCE.
L'UE est aussi la mieux à même de mener des opérations qui requièrent un panel d'instruments allant au-delà des réponses de type militaire. Je pense notamment à la première opération navale conduite par l'UE, au large des cotes somaliennes et dans le golfe d'Aden. Des navires chinois, russes et indiens y sont également déployés, ainsi qu'une force de l'OTAN – Ocean Shield – mais l'opération européenne est la plus efficace. Outre qu'elle bénéficie de davantage de moyens, elle assure un continuum avec les aspects civils. Une fois les pirates arrêtés, il est en effet nécessaire de les traduire en justice et de les incarcérer. Or l'UE peut s'engager dans des accords de développement des capacités judiciaires et pénitentiaires locales, comme elle l'a déjà fait avec le Kenya et les Seychelles et comme elle pourra le faire, demain, avec d'autres pays. Si l'OTAN a tant attendu avant d'intervenir et a finalement déployé un dispositif minimal, c'est parce qu'elle n'est pas en mesure d'apporter une telle valeur ajoutée.
Il serait caricatural de négliger ces acquis.
La défense européenne reste embryonnaire et incertaine, essentiellement du fait de contraintes budgétaires, de moins en moins de pays ayant la volonté et les moyens d'investir dans une politique de défense. L'autre obstacle est le sentiment que la sécurité collective européenne serait du ressort exclusif de l'OTAN. Cela dit, je constate, sur les bancs du Parlement européen, des évolutions du côté de mes collègues de l'Europe centrale et orientale. Alors que les pays ayant adhéré en 2004 refusaient il y a encore quelques années d'évoquer la défense européenne, ils manifestent aujourd'hui beaucoup d'intérêt pour les opérations extérieures européennes comme pour le développement d'une capacité de défense commune, le cas le plus manifeste étant celui de la Pologne. Les Polonais ont été très déçus par les annonces du président Obama à propos du bouclier antimissiles et par l'attitude générale de l'administration américaine, qui semble ne plus considérer l'Europe comme un théâtre sécuritaire prioritaire. La France et l'Allemagne ont du reste relancé les discussions du triangle de Weimar sous le format défense. La Pologne, qui exercera la présidence de l'UE en 2011, affiche déjà des ambitions en matière de défense et tous les autres pays d'Europe centrale et orientale peuvent suivre.
Même si nous sommes encore très loin d'aboutir, nous avons donc beaucoup progressé.
Si l'UE possède une légitimité très forte, c'est aussi parce que la communauté internationale ne dispose plus des instruments adaptés à certains conflits : ceux de l'OTAN sont strictement militaires ; ceux de l'ONU sont trop bureaucratiques et dilués ; ceux des organisations de sécurité régionales sont insuffisamment efficaces. L'UE est donc de plus en plus sollicitée, et la demande pour qu'elle s'investisse davantage est à la fois intérieure et extérieure.
Sur le plan intérieur, il est très compliqué d'expliquer à nos concitoyens que l'UE, construction politique ambitieuse, première puissance commerciale et grande puissance démographique mondiale, soit incapable de mener des interventions de sécurité à ses propres frontières voire sur son propre continent, comme ce fut le cas dans les Balkans il y a encore quelques années. L'opinion publique, à cet égard, se montre paradoxale : elle est très réticente à envoyer des soldats se battre et mourir à l'étranger, notamment en Afghanistan, mais elle n'arrive pas à comprendre que l'UE ne s'affirme pas comme acteur global en matière de politique étrangère et de défense.
La demande est aussi extérieure : l'UE est demandée dans les zones de crise. Or, depuis le débat qui a agité les États-Unis après l'invasion de l'Irak, la question de la légitimité a pris de l'importance : dans le monde d'aujourd'hui, une opération extérieure ne bénéficiant pas d'une légitimité juridique multilatérale est une impasse aux conséquences très lourdes. Or l'UE peut dégager du consensus, déployer de la médiation. Nous vivons donc un rééquilibrage des puissances, avec un déclin de la logique de leadership unilatéral. Cependant, derrière l'attente vis-à-vis de l'UE, se cachent des arrière-pensées : chacun compte sur le consensus pour poursuivre ses propres buts sans vraiment se voir contrarié par une puissance coercitive. L'UE apparaît comme force de résolution de crise et non comme puissance appâtée par la poursuite d'intérêts et de gains propres.
Une troisième demande d'Europe, très importante quoique subsidiaire, émane des pays tiers participant aux opérations de l'UE, comme la Turquie ou des États des Balkans. C'est d'ailleurs une évolution intéressante et vertueuse : un pays comme la Croatie, naguère consommateur de sécurité européenne, devient contributeur. L'UE n'apparaît pas simplement comme un guichet mais aussi comme une exigence collective et une communauté de valeurs. L'intégration de ces pays dans nos opérations produit un phénomène d'acculturation très net. De surcroît, c'est seulement par le biais de la PSDC que des pays comme la Serbie, qui ne veut pas intégrer l'OTAN, et l'Ukraine, qui ne le peut pas, seront accrochés à une architecture de sécurité européenne : ils commenceront à travailler avec nous dans le cadre d'opérations extérieures et s'imprégneront progressivement du modèle européen de défense et de sécurité.
Il ne faut pas négliger les manques, les insuffisances : les capacités, les budgets, la volonté politique, peu d'États européens étant prêts à enclencher la vitesse supérieure, même si des progrès sont enregistrés. Au Parlement européen, nous venons de produire notre rapport annuel sur la mise en oeuvre de la stratégie européenne de sécurité. Au cours de son élaboration, il est apparu que les lignes ont un peu bougé.
Les réticences traditionnelles demeurent. Une partie de la gauche allemande s'oppose au fait même de parler de défense, toute évolution étant taxée de militarisation, mais ce groupe est très minoritaire. À l'autre extrême, les conservateurs britanniques hurlent à la trahison dès qu'ils voient associés les mots « défense » et « Europe ». Sinon, des Verts au PPE – le Parti populaire européen –, le consensus est très large pour reconnaître l'intérêt que revêtent les capacités de gestion de crise de l'UE et la nécessité de se doter pragmatiquement et progressivement d'une défense commune. Même les députés polonais ou baltes du PPE, qui donnent la priorité à l'OTAN, ont voté notre texte, pourtant assez ambitieux pour la défense européenne. Je rends hommage aux Verts allemands réalistes et responsables, avec lesquels il est possible d'évoquer des interventions extérieures ou des mises à disposition de moyens militaires pour soutenir des opérations civiles humanitaires.
Notre texte, adopté à une très large majorité, ne voit que des avantages aux dispositifs envisagés plus ou moins explicitement par le Traité de Lisbonne, en particulier la création d'un conseil des ministres de la défense. Actuellement, un conseil affaires générales relations extérieures réunit une fois par mois les ministres des affaires étrangères et les ministres de la défense peuvent s'y joindre une fois tous les six mois, de façon informelle. Cela nous paraît absurde eu égard aux enjeux de pilotage des opérations extérieures dans lesquelles nos soldats sont engagés. Nous plaidons pour l'instauration d'un conseil des ministres de la défense, qui serait présidé par la haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité commune, Mme Ashton.
Même si de nombreux progrès ont été réalisés sur le plan institutionnel, nous demandons également la création, à Bruxelles, d'un centre d'opérations intégré permanent, sorte de quartier général européen, afin d'anticiper et de piloter les opérations de l'UE. En effet, dans l'état actuel des choses, pour déclencher une opération, il faut s'en remettre à des quartiers généraux régionaux, ce qui entraîne une perte de temps, de moyens et d'efficacité considérable. Les ratés de l'UE dans la gestion de la crise humanitaire en Haïti ont été dus à l'absence de centre d'opérations unifié. Le fait que plusieurs services agissent chacun de leur côté – les services de la Commission, ceux du Conseil et ceux des États membres – génère une dispersion complète des moyens et de la coordination. Le seul État hostile à notre demande est la Royaume-Uni mais je note avec intérêt l'évolution de la position de Mme Ashton : en décembre, lors de sa prise de fonction, elle y était opposée ; auditionnée de nouveau il y a quelques semaines, après s'être rendue en Haïti, en Bosnie et sur divers théâtres d'opérations, elle a convenu que cette innovation présenterait un intérêt, ne serait-ce que pour rationaliser les moyens.
Nous souhaitons en outre que le service européen d'action extérieure soit aussi efficace que possible, qu'il intègre tous les instruments épars de la Commission et du Conseil, dont nous ne connaissons même pas forcément l'existence – chaque jour, j'apprends que telle direction générale est pourvue d'une cellule de gestion de crise –, afin que la diplomatie européenne puisse faire face aux situations de crise. Mme Ashton, en instaurant un dialogue avec les États membres et le Parlement européen, est parvenue à surmonter le scepticisme. Même s'il ne sera pas immédiatement fonctionnel, ce service doit donc être créé à relativement court terme.
La défense restant une matière soumise à la souveraineté nationale, l'articulation avec les parlements nationaux est cruciale. Le traité de l'UEO – l'Union de l'Europe occidentale – sera bientôt dénoncé, ce qui provoquera la dissolution de cette organisation et de son assemblée parlementaire. Il faudra trouver une nouvelle articulation entre la dimension européenne et les parlements nationaux sur les questions de défense et de sécurité. Le président de l'assemblée parlementaire de l'UEO, que j'ai rencontré la semaine dernière à Bruxelles, m'est apparu ouvert et pragmatique. Deux pistes sont possibles : appliquer les arrangements institutionnels prévus par le Traité de Lisbonne, qui paraissent toutefois un peu lourds ; formaliser et rendre plus régulière les réunions des commissions de la défense des parlements nationaux et de la sous-commission du Parlement européen, qui se tiennent déjà chaque semestre sous l'égide des présidences tournantes. Une solution doit être trouvée assez rapidement. Josselin de Rohan, que j'ai rencontré ce matin, devrait proposer des pistes dès cet après-midi.
J'ai veillé à ne pas brosser un tableau uniformément noir ou blanc, car cela ne mène nulle part. Je ne prétends pas que la PSDC fonctionne formidablement bien et constitue un horizon indépassable mais je ne souscris pas non plus aux critiques radicales contre cette politique en devenir et qui se construit pas à pas.
Nécessité fait loi : en matière de sécurité et de défense, sans le drame balkanique des années quatre-vingt-dix, je ne suis pas sûr que les Européens auraient pris conscience de la nécessité de se doter d'une politique de ce type. Nous faisons face à des défis de sécurité extrêmement mouvants. Les citoyens européens ne veulent certes plus se faire tuer pour n'importe quelle cause sur les théâtres d'opérations extérieures ; quand des soldats meurent en Afghanistan, des procès sont intentés. Le projet de défense européenne n'est pas pour autant mort-né car la perception des enjeux est très évolutive. En décembre 1995, quand les soldats américains sont arrivés en Bosnie, la doctrine « zéro mort » prévalait ; le Congrès avait même bloqué l'envoi des troupes pendant quatre ans et celles-ci n'étaient arrivées qu'une fois la paix signée, de façon à éviter la moindre perte. Moins de six ans plus tard, après les attentats du 11 septembre 2001, les troupes américaines étaient déployées en Afghanistan et en Irak – et dans ce dernier pays, elles ont perdu 4 000 hommes. Qui sait ce qui arrivera demain ? Les motifs pour lesquels on est prêt à mourir évoluent très rapidement. Aujourd'hui, les opérations de l'UE en Somalie sont raillées car cette zone ne semble pas revêtir d'intérêt majeur ; si demain des citoyens français sont victimes de phénomènes liés à l'instabilité en Somalie, cela deviendra immédiatement la première cause nationale en matière de sécurité.
Il convient de se montrer extrêmement modeste et pragmatique. La PSDC est adaptée pour répondre aux enjeux très évolutifs de sécurité et de défense.