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Intervention de Serge Janquin

Réunion du 3 février 2010 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Janquin, rapporteur :

Le Soudan n'est pas un Etat, ni une nation, ni un peuple. C'est sans doute aujourd'hui l'un des pays sur lesquels les regards les plus sévères sont portés. Le fait est que le Président El Béchir est aujourd'hui le seul chef d'Etat en exercice placé sous mandat d'arrêt par la Cour pénale internationale.

Pourtant, nous ne pourrons qu'observer, pour le regretter, que la communauté internationale, et particulièrement l'ONU, bien qu'alertée n'est intervenue face aux crises soudanaises que fort tardivement, pas avant la fin des années 1990, alors que le conflit si meurtrier Nord-Sud (2,5 millions de morts) s'était installé dès les lendemains de l'indépendance, en tout cas bien avant la crise du Darfour.

Qu'est-ce qui s'est passé pour que le Soudan vienne ainsi au devant de la scène ?

En premier lieu, le Soudan, longtemps plateforme refuge du terrorisme international a voulu sortir de son isolement afin de pouvoir exploiter ses ressources pétrolières. Pour leur part, les Etats-Unis, notamment après le 11 septembre 2001, voulaient renforcer leur lutte contre l'islamisme radical, et n'étaient sûrement pas indifférents aux perspectives pétrolières.

En effet, le Soudan a longtemps été la plaque tournante du terrorisme international, inspiré au départ par Hassan al Turabi qui dominait la scène politique soudanaise et cherchait à promouvoir un panislamisme radical. Les liens Ben LadenAl Turabi sont connus : Al-Qaïda a été aidé par les services secrets soudanais, Ben Laden a réalisé des investissements dans les infrastructures, l'agriculture, la finance soudanaise et c'est du Soudan qu'il lancera l'attentat contre le World Trade Center en 1993. Washington a soutenu les pays voisins du Soudan, a adopté une politique commerciale restrictive envers le Soudan, a financé le SPLM et le SPLA, sa branche armée, au Sud Soudan.

Prenant le pouvoir, le général El Béchir a d'abord campé sur ces positions. Puis, les préoccupations économiques liées à la gestion de l'énorme dette soudanaise, à la fin des années 1990, le conduisent à une nouvelle diplomatie, qui le fait se tourner vers les Etats-Unis pour leur donner des gages et profiter des retombées pétrolières. Cette politique s'exprime notamment par l'offre, refusée par les Etats-Unis, de remise de Ben Laden, puis de collaboration avec le FBI et la CIA en 2001, acceptée cette fois par les services secrets américains.

En même temps, Khartoum réaffirme à l'intérieur les principes de la charia et du jihad et ne dévie pas de sa route : l'islamisme est réaffirmé à l'intérieur comme à l'extérieur, la volonté de maintenir l'unité nationale s'opère par tous les moyens y compris dans le sang, mais le régime sait faire preuve de réalisme et de pragmatisme, quand la nécessité l'y oblige.

Malgré la violence des affrontements du plus long, du plus sanglant conflit de l'histoire de l'Afrique, les belligérants ont rarement cessé de discuter, de nombreux médiateurs sont intervenus, non sans intérêts ni arrières pensées. On citera les initiatives de l'InterGovernmental Authority on Development (IGAD), rejetée par le Nord parce que trop favorable aux thèses du Sud, celle du Nigeria pour un round de négociations à Abuja, mais Khartoum rejetait toujours l'autodétermination du Sud. La déclaration de principes de l'IGAD était fondée sur un Soudan démocratique et séculaire, un partage des ressources et affirmait comme une priorité pour tous la recherche de l'unité du Soudan, tout en précisant qu'à défaut d'y réussir, une période intérimaire s'ouvrirait avant un référendum d'autodétermination du Sud Soudan.

C'est ainsi que se présente la situation quand G.W. Bush nomme, le 6 septembre 2001, le sénateur Danforth, pasteur républicain, comme représentant spécial des Etats-Unis pour la paix au Soudan. Porté par une conjonction d'intérêts, religieux, conservateurs, qui se mobilisent pour le Sud Soudan chrétien et animiste, le sénateur Danforth a réussi le tour de force d'opérer une synthèse de différentes approches qui a conduit à la signature du protocole de Machakos en juillet 2002. Cinq autres accords suivront jusqu'à la signature le 9 janvier 2005 du CPA, par le premier vice-président du Soudan, Mohammed Taha, et par le président du SPLMA, John Garang.

J'ai eu la chance d'accompagner en juin 2004 le Président de notre commission qui était à l'époque Edouard Balladur lors de la phase finale de signature du CPA au lac Naivasha au Kenya, et d'en discuter avec Mohammed Taha et John Garang. Je crois pouvoir dire que nous avons eu conscience, l'un et l'autre, du fait que ce document était d'une importance capitale pour l'avenir du Soudan, et qu'il était en même temps porteur d'une mèche lente particulièrement explosive.

En parallèle, un mouvement de rébellion éclatait au Darfour, violemment réprimé. Ce mouvement avait en réalité commencé en 2003, mais son intensité maximale a eu lieu en 2004. Depuis l'an dernier, il est considéré par les observateurs comme de « basse intensité ». Personne alors ne semblait informé ni n'en parlait : sans doute ne fallait-il pas compromettre les chances de bonne fin du processus de Machakos quitte à laisser les mains libres à Khartoum sur le Darfour.

Le principe de base qui est posé dans les accords est celui de l'unité du Soudan qui est et sera la priorité des parties. C'est dans ce cadre que pourront être traitées les doléances des peuples du Sud auxquels est néanmoins reconnu le droit à l'autodétermination par référendum, si l'option unitaire ne remporte pas leurs suffrages.

Le scénario de la partition est actuellement le plus vraisemblable. Pour garder l'unité du Soudan, il fallait la rendre attractive, donner des chances à l'unité par une réelle volonté d'appliquer toutes les dispositions de partage du CPA. Les ex-belligérants n'ont guère fait preuve de sagesse ; et la mort de John Garang dans un accident d'avion un mois après son investiture comme premier vice-président du Soudan et président du Sud-Soudan a sans doute considérablement affaibli ce dispositif déjà ambigu.

Il apparaît à vos rapporteurs que le succès du CPA passe par une pression et une mobilisation internationale résolue et de tous les instants. Or, force est de constater que les Nations unies ont fait preuve d'une longue léthargie. Jusqu'en 2004, l'Assemblée générale des Nations unies et le Conseil de sécurité n'ont pris que des résolutions de caractère humanitaire, évoquant toujours le soutien du gouvernement soudanais, lui rendant même hommage pour ses efforts. C'est la mobilisation de l'opinion publique internationale qui va bousculer les chancelleries et imposer un nouveau tempo aux institutions internationales alors même que la phase la plus intense du drame est terminée. « Save the Darfour » mobilise les Etats-Unis, Hollywood se met de la partie, la thématique du génocide a pris ainsi racine. Elle s'imposera même dans la campagne présidentielle qui va opposer G.W. Bush à John Kerry, puis dans la campagne présidentielle française de 2007.

Le département d'Etat a évoqué une fourchette de 90 000 à 180 000 morts ; en 2007, la communauté Four les a évalués à 400 000. Les études les plus rigoureuses paraissent être celles de l'université de Louvain : elles font état, entre septembre 2003 et janvier 2005 de 110 000 morts au-delà de la mortalité habituelle dans ces régions, dont 35 000 par violences, les autres décès étant dus aux maladies, à la sous nutrition, elles-mêmes conséquences de l'insécurité.

Successivement, la majorité républicaine du Congrès, Colin Powell, le Président Bush, Condoleeza Rice développaient la thèse du génocide. Beaucoup se sont posé la question du développement de ce thème comme dérivatif médiatique de l'enlisement américain en Irak, toile de fond sur laquelle se déroulait la mobilisation médiatique sur cette affaire, assurément dramatique au Darfour. Aujourd'hui, ni Hillary Clinton ni Barack Obama n'ont contesté la qualification « génocide ».

Vos rapporteurs consacrent de longs développements aux qualifications de crime de guerre, crime contre l'humanité, génocide, par référence aux définitions juridiques du Traité de Rome qui a institué la Cour pénale internationale, et par référence aux conventions de Genève de 1949. La Cour pénale n'a pour le moment retenu que les deux premiers chefs d'accusation et l'on est en attente de la décision qui sera rendue incessamment sur appel du procureur Ocampo quant à la reconnaissance du crime de génocide, qui suppose l'intention de détruire un groupe national, ethnique, racial, religieux. Quoiqu'il en soit, ce thème est essentiel en ce qu'il a marqué l'irruption du judiciaire dans la responsabilité politique des Etats.

Les médiations internationales de paix piétinent. Aussi bien le JEM de Khalil Ibrahim que le SLMA de AbdelWahid al-Nour ont refusé de signer le premier accord de paix négocié. En août 2008, un médiateur conjoint Nations unies-Union africaine, Djibril Bassolé, a été nommé, appuyé par la diplomatie du Qatar. C'est ce qu'on appelle le processus de Doha. C'est pendant cette période de recherche lente, difficile, entravée, des conditions de retour à la paix que surgit au premier plan l'inculpation d'Omar el Béchir, d'où le questionnement de beaucoup d'interlocuteurs de vos rapporteurs sur les rapports entre prévalence de la justice etou prévalence de la paix.

Deux mois après la remise du rapport Cassese, la résolution 1593 du 31 mars 2005 du Conseil de sécurité défère au procureur de la Cour pénale internationale la situation au Darfour depuis le 1er juillet 2002. L'enquête du procureur Luis Moreno Ocampo se traduira par l'inculpation de plusieurs responsables soudanais dont le plus important est Omar El-Bechir, président du Soudan, chef du parti du Congrès national, chef des armées.

L'inculpation d'Omar el Béchir a déclenché une véritable tempête dans les chancelleries et au Soudan même, chez les observateurs, parmi les ONG. Pour vos rapporteurs, il n'est pas question de remettre en cause la légitimité d'une justice internationale fondée sur le traité de Rome, mais certaines interrogations sont légitimes et méritent d'être discutées, en particulier sur l'opportunité des poursuites dans le cadre de la recherche politique d'un processus de paix ô combien difficile.

D'abord la réaction du Soudan est celle de l'affrontement et de la fuite en avant. Le gouvernement par exemple a menacé de réactiver les soutiens du Soudan au fondamentalisme islamique. Ceci n'est pas indifférent, à l'heure où on constate la vitalité des réseaux délégués d'Al Qaida dans le Maghreb islamique dans toute la bande sahélienne, depuis la Mauritanie et le Mali jusqu'à la corne de l'Afrique ; il a procédé à l'expulsion de treize ONG étrangères qui délivraient plus de la moitié de l'assistance humanitaire au Darfour. Le Président Béchir a bénéficié d'une campagne de soutien sur le plan intérieur comme à l'extérieur dans de nombreuses capitales arabes. Il s'est ainsi rendu en Erythrée, en Egypte, en Libye, au sommet de la Ligue arabe à Doha où il a reçu le soutien unanime des participants. En Afrique, il a eu aussi le soutien du président du Rwanda, Paul Kagame, qui a dénoncé une manipulation des pays riches contre les pauvres. Jean Ping, président de la commission de l'Union africaine, a exprimé le sentiment de la grande majorité des pays africains et constaté que la justice internationale s'acharnait contre l'Afrique, en oubliant l'Irak, Gaza, la Colombie ou le Caucase. En revanche, la Tanzanie et le Bénin, membres du Conseil de sécurité en 2005, ont voté la résolution et Monseigneur Desmond Tutu a soutenu le processus de la Cour.

L'objectif politique d'isoler Omar El Béchir a-t-il été atteint ? Jusqu'à la fin 2009, assurément non, ni au Soudan, ni à l'étranger. La décision du procureur Ocampo a été critiquée au motif qu'elle risquait d'affaiblir la Cour pénale elle-même, incapable de faire appliquer sa décision. On a argumenté aussi sur la nécessité de ne pas occulter la dimension politique pour sortir de la crise. Djibril Bassolé insistera devant vos rapporteurs en soulignant que l'inculpation risquait d'avoir des conséquences négatives sur les négociations de paix. Récemment, Thabo Mbeki, à la tête d'un groupe de haut niveau, pour le compte de l'Union africaine, a proposé de promouvoir l'apaisement et la réconciliation par la création d'institutions auxquelles seraient associées toutes les composantes de la société soudanaise, par exemple, des commissions vérité.

En tout cas, votre rapporteur, et il s'exprime ici à titre personnel, signale une crainte et un regret : la crainte que la communauté internationale, ayant poussé les feux sur l'impératif de la justice, ne soit plus aussi active et engagée sur le terrain politique et diplomatique dans l'application des accords de paix ; le regret que ceux qui ont manifestement, par l'initiative judiciaire, cherché l'implosion du pouvoir de Khartoum, aient pris le risque d'une conflagration majeure au Soudan. Cette analyse est partagée notamment par un excellent et influent chercheur au CNRS, spécialiste du Soudan, Gérard Prunier.

Dans le droit fil des travaux du groupe de haut niveau, vos rapporteurs, pour réussir la paix au Soudan, plaident deux choses : la solution aux problèmes du Soudan sera soudanaise ou ne sera pas ; la communauté internationale doit renforcer sa présence, sa veille, son soutien au processus de paix.

Vos rapporteurs croient utile que la diplomatie française exprime son soutien résolu au groupe de haut niveau confié à Thabo Mbeki ; il paraît opportun qu'elle prenne aussi l'initiative pour que le Soudan se voie accorder les moyens nécessaires pour assurer la justice et la réconciliation nationale. S'il est encore temps…

Y a-t-il des voies pour la paix au Soudan ? Je me contenterai d'un état des lieux en plusieurs points. En ce qui concerne le Darfour, il y a un foisonnement des groupes rebelles. Un rapprochement du JEM – qui ne représente que 8% de la population du Darfour – et de Khartoum n'est pas à exclure ; il pourrait conduire AbdelWahid al-Nour (Four) à se rapprocher du SPLM sudiste. Le colonel Kadhafi, de son côté, cherche à opérer un rapprochement de factions dissidentes sous sa houlette. Au Sud, une guérilla meurtrière est menée par la LRA (armée révolutionnaire du Seigneur) stationnée en Ouganda et soutenue par Khartoum. Apparemment, l'émissaire du Président Obama, le général Scott Gration, cherche surtout à neutraliser le Darfour pour mieux se consacrer aux échéances de 2011 au Sud. L'Union africaine, ayant missionné Thabo Mbeki, semble surtout chercher à ne pas perdre la main, mais elle n'a pas les moyens d'une intervention efficace. L'Union européenne, enfin, n'est pas absente sur le terrain de l'aide humanitaire et de la sécurité (elle contribue à hauteur de 600 millions d'euros aux opérations de sécurité) mais ne fait pas de propositions diplomatiques. Elle ne s'est exprimée sur le Soudan que lorsque la France en a assuré la présidence. Peut-être l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne lui donnera-t-elle plus de visibilité ?

La France pourrait jouer un rôle dans la solution des conflits au Darfour et plus généralement au Soudan. Sa place, dans l'échiquier, a été contestée par John Garang puis par Khartoum, mais sa position au Tchad et en République centrafricaine lui permet de peser sur la stabilisation et la sécurité des zones frontières. C'est essentiel. Elle a déjà pris l'initiative de l'EUFOR et soutenu la Minurcat II. La France ne pourra efficacement intervenir que si elle donne des signes manifestes de son impartialité entre N'Djamena et Khartoum qui craint les forces françaises au Tchad et à Djibouti. Par ses initiatives au Conseil de sécurité, elle peut être un acteur clef de la stabilisation de la région. Elle devra sans doute clarifier sa position vis-à-vis de Abdelwahid al Nour accueilli dans notre pays, et le convaincre de sortir de sa stratégie d'isolement.

L'avenir du Soudan se joue dans les mois qui viennent avec l'élection nationale d'avril 2010 et le référendum de janvier 2011. Un CPA ambigu, une communauté internationale brouillonne et peu réactive, du temps perdu pour la préparation des élections, des listes électorales sans doute contestables, le règlement de la question de la zone intermédiaire d'Abyei non achevé malgré la décision de la cour d'arbitrage. Avec le rapport alarmiste que viennent de nous faire parvenir dix grandes ONG qui réclament un engagement fort des Nations unies, tout laisse à penser aujourd'hui que, dans un scrutin qui sera inévitablement contesté, le Sud choisira l'indépendance, ce que Khartoum n'acceptera jamais. La reprise de la guerre Nord-Sud se profile à l'horizon, les luttes ethniques au Sud risquent de reprendre de plus belle, le Darfour, et bientôt sûrement le Kordofan seront aspirés par la tourmente. Le risque est grand de voir se constituer deux Etats faillis au Nord et au Sud.

Le Tchad, l'Egypte, la Libye resteraient-ils inertes devant l'embrasement général du Soudan ? On peut en douter. Le rapport des ONG est clair : « On risque d'assister à une escalade de la violence à défaut de l'implication urgente de la communauté internationale ». Autrement dit, les Nations unies sont aujourd'hui devant la question éthique de leur responsabilité. Il faut que la France prenne une initiative au Conseil de sécurité des Nations Unies pour obliger les parties à ne pas en découdre. Vous aurez compris que notre jugement est extrêmement pessimiste.

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